1.A.16) «My Golden Girl» (février 1920)

En 1920, Victor Herbert se trouve dans une situation délicate. Bien que toujours reconnu et actif, il peine à s’adapter aux évolutions de Broadway. Son entourage est marqué par la maladie de sa femme Theresa, qui passe de plus en plus de temps alitée, et par l’éloignement de son fils Clifford, parti travailler à Berlin après son retour de la guerre. Seule Ella, devenue sa secrétaire et gestionnaire, reste proche de lui, mais elle doit jongler entre une mère malade et un père vieillissant.

L’artiste, autrefois énergique et charismatique, commence à ressentir les effets du temps et de la maladie. Ses muscles se raidissent, ses douleurs thoraciques s’intensifient et, bien qu’il continue à composer, son inspiration faiblit. Son médecin, le Dr Baruch, tente de le soulager avec de la digitaline, mais l’homme qui régnait autrefois sur Broadway avec assurance est désormais un artiste fatigué, avançant dans une décennie où ses réussites deviennent plus rares.

Avec My Golden Girl, Victor Herbert connaît un revers inattendu : pour la première fois, son livret est mieux reçu que sa musique. C'était une nouveauté pour le compositeur, et cela pourrait bien avoir contribué à le secouer de sa torpeur.

Le producteur Harry Wardell ne dut pas être particulièrement rassuré en lisant cette critique après un Try-Out à New Haven, le 20 janvier 1920:

« Bien que le programme affiche le nom de Victor Herbert comme l’élément le plus important de My Golden Girl, il faut bien reconnaître que le livret [signé Frederick Arnold Kummer] est meilleur que la partition. La musique de M. Herbert n’est pas mauvaise, mais elle flirte dangereusement avec la simple suffisance... Aucune de ces [mélodies] ne frappe l’oreille comme particulièrement originale ou marquante... On attend de Victor Herbert bien plus qu’un niveau moyen. »

Christian Science Monitor - 21 janvier 1920

 

En fait, dès les premières représentations à New Haven, les critiques notent une partition fade et sans éclat, bien en deçà des attentes que suscite le nom du compositeur. Lors de la première à Broadway, malgré une entrée en fanfare, le constat reste le même: Herbert semble à bout de souffle, et sa musique ne convainc plus. Certains critiques jugent que le livret est le meilleur qu’il ait eu depuis longtemps, mais cela ne suffit pas à sauver le spectacle. À part une danseuse qui fait sensation avec un shimmy, les critiques sont globalement les plus dures qu’Herbert ait essuyées en trente ans.

Même si le spectacle tiendra l'affiche 105 représentations au Nora Bayes Theatre (puis au Casino Theatre), il devient clair que le compositeur doit se réinventer s’il veut encore compter dans le paysage changeant de Broadway.

1.A.17) «Oui Madame» (mars 1920)

La Première Guerre mondiale eut plusieurs répercussions sur la scène théâtrale américaine. La désillusion qui suivit le traité de Versailles orienta les goûts du public vers des divertissements plus légers. La comédie et le vaudeville devinrent la norme, et tout ce qui rappelait les styles européens grandiloquents et surproduits – y compris l’opérette – tomba en désuétude. Les restrictions économiques dues à la guerre influencèrent également Broadway. Hormis les fastueuses productions de Dillingham et Ziegfeld, une réaction opposée émergea : un mouvement en faveur du "théâtre intime", privilégiant le contenu plutôt que la démesure scénique.

L'exemple le plus connu, dont nus avons parlé, est constitué du trio Guy Bolton, P. G. Wodehouse et Jerome Kern qui développèrent les "Princess Theater Musicals" (), des spectacles à petite échelle.

Dans ce contexte, Victor Herbert s’essaya à un musical plus modeste avec Oui, Madame (1920), conçu pour un petit théâtre de Philadelphie. Il craignait que cette réduction d’échelle ne compromette son talent d’orchestrateur, mais l’orchestre resta relativement important (au moins 24 musiciens).

Si le spectacle mit en avant la danse et des performances excentriques, il marque surtout l’adaptation progressive de Herbert à un Broadway en mutation, où l’intime prenait le pas sur le spectaculaire.

La réception de Oui, Madame à Philadelphie fut mitigée, avec une partition jugée correcte mais sans éclat. Insatisfaits, Herbert et son producteur firent appel à Harry B. Smith pour réviser le livret, qui fut remanié pour donner plus d’importance à la romance, tout en gardant une forte présence de la danse et de l’humour.

Les performances de Georgia O’Ramey et William Kent furent saluées, notamment pour leurs parodies burlesques et leur talent comique. Les critiques apprécièrent la partition, reconnaissant qu’Herbert avait conçu une véritable œuvre chorégraphique, avec un second acte où son esprit musical pétillant et espiègle reprenait pleinement vie.

Malgré ces améliorations, Oui, Madame ne trouva pas son public et fut abandonné avant même de pouvoir être présenté à New York - un "closed on the road"!!!. Depuis, le spectacle est tombé dans l’oubli.

1.A.18) «The Girl in the Spotlight» (août 1920)

Après ces deux terribles échevs, il est clair qu'un changement rapide était impératif. Mais ce ne fut pas Victor Herbert, mais le producteur Charles Lederer qui trouva la solution. Une fois encore, le vieil adage "en cas de doute, misez sur Cendrillon" fit son effet.

Cette fois, la variante du récit "de la misère à la gloire" se déroulait dans le monde du théâtre, où une inconnue devient une star le soir de la première, après que la star au caractère de vipère se soit elle-même retirée de la scène. Ce cliché fonctionne toujours, et le saut entre The Girl in the Spotlight et 42nd Street est bien mince.

Mais comment ranimer l’intérêt déclinant de Herbert? Lederer consulta le librettiste Robert B. Smith, qui, sous le pseudonyme de Richard Bruce, trouva l’idée de génie: transformer Cendrillon en une servante irlandaise immigrée, exploitée dans une pension, où vit un compositeur de théâtre sur le point de connaître son premier grand succès. L’héroïne, baptisée Molly Shannon (un nom bien irlandais), fut confiée à Mary Milburn, une véritable Irlandaise inconnue du grand public. L’action se déroulait dans la pension, dans une salle de répétition, dans la loge des artistes, et dans un jardin d’orchidées, le dernier décor du "spectacle dans le spectacle".

Dans cet univers, Herbert composa une partition parmi les plus efficaces de sa carrière théâtrale. L’intrigue offrait de nombreuses occasions de comédie en coulisses, notamment avec Watchem Tripp, le chorégraphe, qui s’amusait à faire répéter sa troupe de danseuses médiocres. Les critiques louèrent le comique physique des scènes de danse, mais les plus grands éloges furent pour Herbert et sa nouvelle étoile:

« La révélation du spectacle, Mary Milburn, est l'une des véritables découverte de l’année... Son personnage est un délice, surtout dans son costume de domestique crasseuse lors de la scène de la pension. Avec ses grands yeux, sa jeunesse éclatante et sa voix riche, elle était une Colleen irrésistible, de la servante du premier acte à la star triomphante du dernier. »

Mais Milburn ne sauva pas seulement le spectacle, elle devint la muse de Herbert, ce qu’il reconnut lors de son discours de clôture:

« Il parla avec modestie de sa "petite pièce musicale" et avoua avoir découvert l’une des plus charmantes premières rôles qu’ait connues New York depuis longtemps... Dans un accent irlandais aussi chantant que la musique qu’il venait de composer, M. Herbert déclara au public que Mlle Milburn était une fille ayant "le sang de sa verte petite île" dans les veines, et qu’il les encourageait à lui accorder toute leur attention enthousiaste. »


Malgré ce brin de blarney (flatterie irlandaise typique), les critiques s’accordèrent à dire qu’Herbert avait livré une partition "digne de ses meilleures œuvres":

  • "Si nous étions aveugles, nous pourrions écouter et l’apprécier ; si nous étions sourds, nous pourrions la regarder et être émerveillés." – New York Times
  • "The Girl in the Spotlight illumine assurément Broadway." – New York World
  • "La meilleure musique que M. Herbert ait écrite depuis M’lle Modiste." – Evening Telegram
  • "Le meilleur spectacle musical qu’ait connu Broadway depuis de nombreux étés." – Evening World

Mais, peut-être à cause de la chaleur, le spectacle ne dura que deux mois au Knickerbocker Theater, écrasé par la canicule: du 12 juillet aun 28 août 1920. Une fois encore, ce n'est pas ... très long! Mais la troupe partit alors en US-Tour, avec Herbert dirigeant l’orchestre lors des premières de chaque ville visitée. Il semblait trouver dans ces représentations sa seule véritable satisfaction, comme s’il avait enfin trouvé sa place dans le théâtre, son véritable foyer.

Compositeur d’œuvres orchestrales sérieuses, violoncelliste en concert, chef d’orchestre, maître de fanfare… Il avait tenu tous ces rôles à la perfection. Mais tandis que ces activités déclinaient, le théâtre, lui, ne l’avait jamais abandonné et continuait de stimuler sa créativité jusqu’à la fin de sa vie.

Dans les dernières années de sa carrière, alors que ses forces s’amenuisaient, il trouva dans le théâtre un réconfort, un soutien et une inspiration qui lui permirent une ultime flamboyance.

1.A.19) «Sally» (décembre 1920)

Sally () de Jerome Kern fut l’un des "Cinderella-musicals" les plus populaires de l’époque. Avec 570 représentations, il s’imposa comme le plus long succès de la saison et le troisième book-musical ayant eu la plus longue durée de représentation des années '20. Victor Herbert a joué un rôle important mais discret dans la création de Sally: bien que Kern en ait été le principal compositeur, Herbert a été appelé à orchestrer certaines parties de la partition et il a composé la musique de “Land of Butterflies Ballet”.

1.A.20) Participation aux «Ziegfeld Follies of 1921» (juin 1921)

Victor Herbert a participé aux Ziegfeld Follies de 1921, 1922, 1923 et 1924, mais son rôle y fut progressivement plus limité, reflétant l’évolution du Broadway des années '20 et la montée du jazz et des compositeurs plus modernes comme Irving Berlin et George Gershwin.

Herbert contribua plusieurs morceaux à cette édition, dont certains étaient des adaptations ou des réutilisations de ses succès précédents. Parmi eux:

  • "The Only Girl", réadapté pour la revue
  • "My Beautiful Lady", extrait de son opérette The Pink Lady

1.A.21) Participation aux «Ziegfeld Follies of 1922» (juin 1922)

Son implication fut plus réduite, bien qu’il ait encore écrit ou arrangé quelques morceaux pour la revue. Il aurait également orchestré certaines sections du spectacle, assurant ainsi une transition en douceur entre les styles traditionnels et modernes.

1.A.22) «Orange Blossoms» (septembre 1922)

En 1922, Victor Herbert composa sa dernière opérette, Orange Blossoms. Inspirée de The Marriage of Kitty de Frederika de Gresac, cette œuvre s’inscrivait dans la tradition de la grande opérette.

Située à Paris et Cannes, l’intrigue repose sur un vieux ressort dramatique: un jeune homme doit se marier dans l’année pour hériter d’une fortune. Un mariage de convenance est arrangé, mais la femme en question s’avère être bien plus que ce à quoi le jeune homme s’attendait. L’amour véritable finit bien sûr par triompher.

Le grand moment musical de cette partition fut "A Kiss in the Dark", prouvant que Herbert n’avait rien perdu de son talent. Le succès de cette chanson fut tel que, lorsque Orange Blossoms ferma ses portes, le metteur en scène Ned Wayborn la récupéra pour les Ziegfeld Follies de 1923.

C’est probablement cette inclusion dans les Follies qui explique la popularité immense de ce qui reste l’un des joyaux d’Herbert. Mais Orange Blossoms ne fut pas un succès. L’ambiance autour de la production semblait négative, et l’ami d’Herbert, Gustav Klemm, décrivit l’opérette comme:

« La malheureuse Orange Blossoms, dont le producteur inconsidéré causa tant de chagrin à Herbert. »

Gustav Klemm

 

Malgré tout, dans les deux premiers actes, Herbert réussit encore à élever un livret lourd et poussif et à en tirer quelques éclats de brillance musicale. Mais au troisième acte, il semble lâcher prise, comme s’il avait lui-même abandonné. Les critiques saluèrent le travail scénique de Bel Geddes et montrèrent un certain respect pour la musique.

« Une belle musique, écrite par l’un des musiciens les plus talentueux ayant jamais composé pour notre scène, cette fois avec compétence, mais sans inspiration notable. »

Alexander Woollcott

 

La production perdit beaucoup d’argent et ferma au Fulton Theatre après 95 représentations.

1.A.23) Participation aux «Ziegfeld Follies of 1923» (octobre 1923)

Cette année-là, son rôle était très limité. Il aurait néanmoins contribué à quelques orchestrations pour l’orchestre et peut-être un ou deux nouveaux morceaux, mais ceux-ci passèrent inaperçus face aux tendances musicales en mutation.

1.A.24) Participation aux «Ziegfeld Follies of 1924» (juin 1924)

Ce fut la dernière année où Herbert fut crédité d’une contribution aux Follies. Sa musique y était de plus en plus marginale...

1.A.25) «The Dream Girl» (août 1924)

The Dream Girl de Victor Herbert ouvrit à Broadway trois mois après sa mort. Malgré des critiques généralement positives et des éloges pour sa partition, le spectacle ne dura guère plus de trois mois à New York avant de partir en tournée.

L’œuvre était inspirée de la pièce populaire de 1906, The Road to Yesterday, écrite par Beulah Marie Dix et Evelyn Greenleaf Sutherland. L’histoire commence dans le Londres contemporain, où Elspeth (interprétée par Fay Bainter, dans l’une de ses rares apparitions dans une comédie musicale) remonte le temps jusqu’à l’Angleterre du XVe siècle. Elle découvre alors que ses amis et connaissances de 1923 ont tous un double médiéval dans cette époque reculée. Dans un atelier d’artiste en 1923, elle avait rencontré Jack Warren (Walter Woolf, alias Walter Woolf King), qui jouait les bandits. Cinq cents ans plus tôt, elle le retrouve… où il est cette fois un véritable bandit. Les deux personnages prennent conscience de leur lien à travers le temps, et lorsque l’histoire revient en 1923, ils décident de se marier.

Après la mort de Victor Herbert en mai, les Shubert se permirent quelque chose qu'Herbert n'aurait jamais autorisé de son vivant. Ils ajoutèrent des chansons d'autres compositeurs et modifièrent certains de ses propres arrangements. Emil Gerstenberger fut engagé pour "étendre" l’un des meilleurs quatuors d’Herbert. De plus, Sigmund Romberg fut appelé pour composer de nouveaux morceaux destinés à la tournée, parmi lesquels:

  • "All Year Round"
  • "Trotting Over London"
  • Un morceau de jazz, "Dancing All The Way"

Ainsi, le spectacle devint un mélange hétéroclite de styles, s’éloignant de l’unité musicale qu’Herbert aurait défendue.