5.B.1) Enfin compositeur...

Les frères Ira et George Gershwin

Le duo formé par George et Ira Gershwin est l’un des tandems les plus célèbres de l’histoire de la musique américaine. Leur collaboration, qui a duré une quinzaine d’années, a produit certaines des chansons les plus emblématiques du répertoire de Broadway et de la musique populaire du XXe siècle.
Mais pourquoi ce duo fonctionne-t-il si bien?
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Fort de ce succès, Gershwin est bientôt sollicité de toutes parts pour écrire de nouvelles chansons. Il comprend alors que sa voie est celle de la composition plus que de l’interprétation, même s’il reste un pianiste virtuose apprécié en société.

Dès le début des années '20, il commencera à collaborer étroitement avec son frère aîné Ira Gershwin, qui révèle un don remarquable pour écrire des paroles s’accordant parfaitement aux mélodies de George. Ce duo fraternel va devenir l’un des tandems les plus célèbres de Broadway.

Mais on peut dire qu'à ce stade de sa carrière, George a travaillé avec divers paroliers.

5.B.2) Mai 1919: «La, La, Lucille»

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La, La, Lucille () est le premier musical entièrement composée par George Gershwin, créée à Broadway en 1919. Notamment grâce à quelques succès commecelui de la chanson Swanee (1919), dont nous avons parlé ci-dessus, Gershwin se voit confier son premier projet d’envergure: écrire la musique d’un musical complet pour Broadway. Le spectacle, produit par Henry W. Savage et avec un livret de Fred Jackson et des paroles d’Arthur Jackson, sera intitulé La, La, Lucille. Ce spectacle, bien qu'aujourd'hui largement oublié, marque un tournant décisif dans la carrière du jeune Gershwin et annonce déjà les éléments caractéristiques de son style futur:

  • Des mélodies accrocheuses et syncopées, influencées par le jazz et le ragtime.
  • Une orchestration dynamique, bien que Gershwin n’ait pas encore la maîtrise symphonique qu’il développera plus tard.
  • Une énergie optimiste et rythmée, qui annonce les futurs grands musicals de Broadway.

L’intrigue se déroulait en l’espace de quelques heures dans un appartement et une suite nuptiale d’hôtel, en plein cœur du Manhattan contemporain - du moins de l'époque.... Au centre de l’histoire, un jeune couple marié, Lucille et John Smith (incarnés par Janet Velie et John E. Hazzard), se trouvait confronté à l’un de ces fameux testaments de comédie musicale: la défunte tante Bertha, qui n’avait jamais porté Lucille dans son cœur (ni apprécié ses tenues parfois audacieuses), avait stipulé que John ne pourrait hériter de ses deux millions de dollars qu’à condition de divorcer. Heureusement, une fois l’héritage en poche, rien ne les empêcherait de se remarier… mais encore fallait-il traverser cette épreuve sans encombre!

Comme beaucoup de musicals de l’époque, La, La, Lucille repose sur une intrigue légère et rocambolesque, centrée sur les quiproquos amoureux et les situations comiques.

Le spectacle connut un beau succès, avec 104 représentations, ce qui est plus qu'honorable pour une première œuvre. La série à Broadway est suivie d’un US-Tour prolongé – bien que largement remanié.

5.B.3) 1920 à 1924: 4 revues, les «George White's Scandals»

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La participation de George Gershwin aux revues George White’s Scandals de 1920 à 1924 est une étape essentielle dans son ascension vers la célébrité. Ces revues annuelles, inspirées des célèbres Ziegfeld Follies, étaient une vitrine prestigieuse pour les compositeurs de Broadway et un tremplin pour de nombreux talents. Gershwin y développe son style, affine son écriture musicale et expérimente des formes nouvelles, notamment carrément avec Blue Monday, une mini-opérette jazz, nous allons y revenir.

Amis qu’étaient les George White’s Scandals? Il s'agissait d'une revue annuelle lancée en 1919 par le danseur et producteur George White. Inspirée des Ziegfeld Follies, elle mélangeait comédie, danse, sketches burlesques et numéros musicaux. Elle était par beaucoup considérée comme plus audacieuse et plus rythmée que les Ziegfeld Follies, avec une touche plus moderne et plus jazz. Elle a accueilli les grandes vedettes de l’époque, dont Ann Pennington, Ethel Barrymore, et plus tard Ethel Merman. Gershwin devient le compositeur attitré des Scandals entre 1920 et 1924, ce qui lui permet de se faire connaître et d’écrire certaines de ses premières chansons marquantes, tentant ainsi de rééditer le succès qu'il avait eu en 1919 avec Swanee.

Chaque année, Gershwin compose plusieurs morceaux pour les nouvelles éditions des Scandals et comme espéré, certaines de ses chansons deviennent des succès populaires et seront reprises dans d’autres contextes.

5.B.3.a) George White’s Scandals of 1920

Gershwin commence à travailler pour George White en 1920, pour la secnde édition des George White's Scandals - la première ayant eu lieur en 1919. Il compose plusieurs chansons et se fait remarquer pour son énergie et son talent mélodique.

5.B.3.b) George White’s Scandals of 1921

Cette édition va voir la première collaboration marquante entre George et Ira Gershwin, bien qu’Ira écrive encore sous le pseudonyme "Arthur Francis". On peut relever une chanson notable: "I’ll Build a Stairway to Paradise". Ce dera un succès immédiat. Notons que ce morceau sera intégré plus tard dans Un Américain à Paris (1951). Gershwin affine son style présentant toujours une mélodie entraînante avec une touche jazz très marquée.

5.B.3.c) George White’s Scandals of 1922 et «Blue Monday»

Cette édition va être très importante pour Gershwin car il va pouvoir expérimenter une nouvelle forme musicale. Un des paroliers de Gershwin, Buddy DeSylva, avait initialement conçu l’idée d’un «opéra jazz» se déroulant à Harlem et inspiré de l’opéra italien Pagliacci, projet qu’il développa avec Gershwin au début des années '20. Paul Whiteman, le directeur musical et chef d’orchestre des George White’s Scandals of 1922, persuada le producteur George White d’intégrer cette œuvre aux Scandals de 1922. White fut d’abord enthousiaste à l’idée d’un « opéra » noir, car Shuffle Along, un spectacle à la distribution entièrement afro-américaine – avec livret et musique de Noble Sissle et Eubie Blake – venait de remporter un grand succès à Broadway. White imagina donc qu’un segment orienté vers la culture noire dans la nouvelle édition de sa revue pourrait capitaliser sur l’attrait de Shuffle Along. Cependant, après réflexion, il réalisa qu’une tragédie lyrique de trente minutes – ou un «opéra de vaudeville en un acte», comme l’appelait Gershwin – perturberait le rythme de la revue. Il revint donc sur sa décision avant même que Gershwin et DeSylva n'aient commencé à écrire. Ces derniers restèrent néanmoins les compositeur et parolier du reste de la revue.

Trois semaines avant la première, White se rendit compte qu’il avait besoin d’un programme plus long et revint sur sa décision, réintégrant l’opéra (encore non écrit) dans le spectacle. Gershwin et DeSylva composèrent l’œuvre en cinq jours et cinq nuits, puis elle fut orchestrée par Will Vodery, un compositeur afro-américain très talentueux mais relativement méconnu, qui était un ami de Gershwin.

La première représentation de Blue Monday eut lieu lors des quatre essais des Scandals à New Haven, Connecticut, où elle fut accueillie avec enthousiasme. Gershwin écrivit plus tard que ses «maux de ventre de compositeur», des troubles qu’il allait connaître toute sa vie, commencèrent avec l’anxiété de cette première. Quelques jours plus tard, l’œuvre fut jouée (et immédiatement retirée) à Broadway, au Globe Theatre, le 28 août 1922. L’opéra ne connut pas un grand succès, notamment en raison de son dénouement tragique, et fut supprimé des Scandals après une seule représentation!!!

Certains critiques trouvèrent l’œuvre non seulement inappropriée pour les Scandals, mais aussi carrément désastreuse. Charles Darnton du New York World la qualifia de « sketch en blackface le plus lugubre, stupide et incroyable jamais perpétré. Une soprano noire y tue son homme joueur. Elle aurait mieux fait d’abattre tous ses compagnons dès leur apparition, puis de retourner l’arme contre elle-même. » Selon David Schiff, professeur de musique au Reed College, « avec l’apparition de spectacles noirs comme Shuffle Along et l’émergence de stars afro-américaines telles que Paul Robeson et Ethel Waters, la convention minstrel du blackface, encore très populaire à travers les performances d’Al Jolson et d’Eddie Cantor, devenait une source d’embarras – du moins pour certains critiques. »

Cependant, d’autres voix furent plus clémentes. L’un affirma que l’œuvre annonçait de grandes choses à venir pour Gershwin, tandis qu’un autre déclara : « Cet opéra sera imité dans cent ans. » Plus important encore, un troisième critique écrivit : « Voici enfin une intrigue véritablement humaine de la vie américaine, mise en musique dans un style américain, utilisant le jazz aux bons moments, les blues et, surtout, un récitatif en ragtime nouveau et libre. Nous voyons ici les premiers signes d’un nouvel art musical américain. » De nombreux biographes et musicologues considèrent ce jugement comme une prédiction prémonitoire de l’accomplissement que Gershwin allait réaliser treize ans plus tard avec Porgy and Bess.

Blue Monday était une œuvre de jeunesse, manquant encore de la sophistication musicale et dramatique de ses futurs musicals et de Porgy and Bess. Cependant, Paul Whiteman, qui dirigea la première en 1922, fut si impressionné par l’œuvre qu’il demanda à Gershwin de composer une pièce de jazz symphonique pour un concert qu’il préparait. Cette commande donna naissance à Rhapsody in Blue, la composition la plus célèbre de Gershwin. En plus, on peut dire que Blue Monday préfigure Porgy and Bess (1935) en explorant le mariage entre jazz et opéra.

5.B.3.d) George White’s Scandals of 1923

Gershwin continue d’affiner son style et propose des chansons aux harmonies plus sophistiquées. Cette année marque également une reconnaissance croissante de son style unique alliant jazz et Broadway.

5.B.3.e) George White’s Scandals of 1924

Il s'agira de la dernière participation de Gershwin aux Scandals - qui continueront jusqu'en 1939. Mais, 1924, c’est l’année où il écrit Rhapsody in Blue, qui l’éloigne progressivement du simple registre de Broadway. On peut signaler que pour cette édition, Gershwin a composé "Somebody Loves Me" qui est devenue un standard du jazz, reprise par de nombreux chanteurs.

5.B.4) Et quelques autres spectacles...

5.B.4.a) «The Broadwaty Whirl» (1921)

George Gershwin, alors en pleine ascension dans le monde du théâtre musical, a contribué à The Broadway Whirl en composant quelques chansons.

5.B.4.b) «The French Doll» (1922)

"The French Doll" est une comédie théâtrale qui a été jouée à Broadway en 1922 (120 représentations). Il ne s'agit pas d'un musical à proprement parler, mais plutôt d'une pièce dans laquelle la musique avait probablement un rôle d'accompagnement ou de complément à l’intrigue. George Gershwin a contribué à The French Doll en composant la musique de certaines chansons utilisées dans la production.

5.B.4.c) «Our Nell» (1922)

"Our Nell" est un musical (ou opérette) qui a été joué à Broadway en 1922 pour 40 représentations seulement. Contrairement aux grandes revues spectaculaires qui dominaient la scène new-yorkaise à l'époque, cette production semble avoir été une œuvre plus modeste.

5.B.4.d) «Sweet Little Devil» (1924)

"Sweet Little Devil" est un musical de Broadway qui a été créé le 21 janvier 1924 à l'Astor Theatre, avec une musique composée par George Gershwin et des paroles de B. G. DeSylva. Ce spectacle est particulièrement intéressant car il marque une étape importante dans la carrière de Gershwin, juste avant qu'il ne connaisse une consécration majeure avec Rhapsody in Blue la même année.

Contrairement à d’autres spectacles où Gershwin n’avait composé que quelques chansons, Sweet Little Devil est l’une de ses premières comédies musicales entièrement mises en musique par lui. Il était donc le compositeur principal, développant un style de plus en plus personnel et raffiné.

Le spectacle, produit par Alex A. Aarons et Vinton Freedley, mettait en vedette Marjorie White et Sam White. Il mélangeait l’humour, la romance et des chansons typiques du Broadway des années 1920, avec des mélodies accrocheuses et une orchestration inventive.

Bien que Sweet Little Devil n’ait pas eu le même impact que ses œuvres ultérieures comme Lady, Be Good! (également sorti en 1924), il montrait déjà la capacité de Gershwin à intégrer une musique énergique et jazzy dans une structure de comédie musicale traditionnelle. Cela représentait une étape essentielle dans son évolution artistique avant qu’il ne devienne l’un des compositeurs les plus influents de Broadway et du jazz symphonique.

Aujourd’hui, peu des chansons de Sweet Little Devil sont restées connues, mais le musical demeure un jalon intéressant dans la carrière précoce de Gershwin.