Quand Oklahoma! () a ouvert au St. James Theatre le mercredi 31 mars 1943…
Broadway accueillait (ou allait accueillir) quelques grosses pointures:
Lady in the Dark (Kurt Weill / Moss Hart / Ira Gershwin) 83 représ.: 27 février '43 - 15 mai '43 Avec Gertrude Lawrence Return engagement |
By Jupiter (Richard Rodgers / Lorenz Hart) 427 représ.: 3 juin '42 - 12 juin '43 Avec Ray Bolger - Le + gros succès de Rodgers & Hart, et leur dernier spectacle |
Ziegfeld Follies of 1943 (Ray Henderson / Dan White) 553 représ.: 1er avril '43 - 22 juillet '44 Avec Milton Berle - Très éloigné de la tradition, mais c'est la guerre |
Star and Garter (Revue de Michael Todd) 609 représ.: 24 juin '42 - 4 décembre '43 Une revue Burlesque de l'ancien-temps avec des numéros de strip tease pourtant interdits |
Show Time (Revue de Fred K. Finklehoffe) 342 représ.: 16 septembre '42 - 3 avril '43 Un 'Variety Show' avec George Jessel, Jack Haley, Ella Logan et DeMarcos |
Something for the Boys (Cole Porter / Herbert & Dorothy Fields) 422 représ.: 7 janvier '43 - 8 janvier '44 Avec Ethel Merman, Paula Laurence et Allen Jenkins - Hit populaire et critique |
The Skin of our Teeth (Pièce de Thorton Wilder) 359 représ.: 18 nov. '42 - 25 sept. '43 Mis en scène par Elia Kazan Pulitzer Prize for Drama 1943 |
The Pirate (Pièce de S.N. Behrman) 177 représ.: 25 nov. '42 - 27 avril '43 Un spectacle de la Theatre Guild Avec Alfred Lunt et Lynn Fontanne |
Blithe Spirit (Pièce de Noël Coward) 689 représ.: 5 nov. '41 - 2 octobre '43 Le triomphe londonien de Coward (1.997 représ.) créé à Broadway |
Kiss and Tell (Pièce de F. Hugh Herbert) 956 représ. 17 mars '43 - 25 juin '45 Mis en scène par G. Abbott |
The Three Sisters (Pièce d'Anton Tchekhov) 123 représ. 21 déc. '42 - 3 avril '43 Avec Judith Anderson |
Rosalinda (Die Fledermaus) (Opérette de Johann Strauss) 611 représ. 28 oct. '42 - 22 janv. '44 F. Brentano / G. Balanchine |
Sons o’ Fun (Revue Vaudeville) 742 représ. 1 déc. '41 - 29 août '43 Avec Carmen Miranda |
C’était une liste assez impressionnante. Il y avait donc une vraie concurrence. Il est clair qu'ouvrir un nouveau musical, dans ce Broadway qui déborde de succès, la veille de l'ouverture des Ziegfeld Follies of 1943 (), ne va pas être aisé. Il faut tout faire pour donner envie aux gens de venir voir le spectacle.
Pendant qu’Oklahoma! () se jouait à New Haven puis à Boston, le bureau de presse de la Guild à New York s’est occupé de préparer l’ouverture de Broadway. Le 16 mars, le New York News rapportait que si Away We Go () réussissait, la Guild produirait deux musicals par saison. Le 18 mars, le New York Times a noté que le spectacle ouvrirait le 31 mars et qu’il «semblait tellement bien qu’il n’avait pas besoin de plus de temps en Try-Out». Nous avons vu que vu l’importance des changements à Boston, cette affirmation est profondément exagérée. Mais ces annonces dans les journaux étaient probablement le résultat des communiqués de presse publiés par la Guild.
C’est par un tel communiqué, le 16 mars, que le Guild a souligné le changement de titre de Away We Go! à Oklahoma (pas encore de point d’exclamation) — comme cela a également repris ce jour-là dans le New York Times et ailleurs (comme le Chicago Daily Tribune) — et Heidt a réitéré dans un autre communiqué daté du 19 mars:
«Oklahoma (), le nouveau musical de la Theatre Guild anciennement connue sous le nom de Away We Go! (, se jouant actuellement au Colonial Theatre à Boston, aura sa première à Broadway au St. James Theatre le mercredi 31 mars.
Oklahoma () a une musique de Richard Rodgers, un livret et des paroles d’Oscar Hammerstein II, et est basé sur la comédie théâtrale de Lynn Riggs, Green Grow the Lilacs. La mise en scène est assurée par Rouben Mamoulian et le casting comprend Betty Garde, Alfred Drake, Joseph Buloff, Joan Roberts, Lee Dixon, Howard da Silva et Celeste Holm.»
Lawrence Langner
Désigner Green Grow the Lilacs comme une «comédie théâtrale» semble avoir été une tentative d’apaiser les craintes de certains que le spectacle soit trop sérieux. Le 22 mars, Heidt a publié un autre communiqué pour Oklahoma (encore une fois, sans point d’exclamation) stipulant que le spectacle «présente une distribution très inhabituelle en ce sens que tous les membres du «main cast» sont des acteurs ainsi que des chanteurs et des danseurs». Ici l’information est surtout factuelle concernant la distribution, bien que Heidt souligne encore une fois qu’un orchestre de 28 pièces c’est beaucoup pour un musical. Le 26 mars, Heidt a publié une fiche d’information pour Oklahoma! () en envoyant des invitations pour la soirée d’ouverture aux critiques. Tout cela semble avoir porté ses fruits si on se rappelle ne fut-ce que le pré-papier du New York Times.
Avoir un spectacle au St. James Theatre n’était une première ni pour Rodgers (Pal Joey () de Rodgers et Hart s’y était joué en 1941), ni pour Hammerstein (Sunny River () de Romberg et Hammerstein y avait été un flop en décembre ’41). Mais ils n’ont pas pu imaginer ce qu’allait représenter l’ouverture d’Oklahoma! () à Broadway, ni les conséquences sur le reste de leur carrière.
Le soir de la Première, la salle n’était pas pleine. Le froid et la neige n’ont pas aidé les choses. Marc Platt (Dream-Curly) a dû danser sur une cheville gravement blessée. Mais les récits de cette soirée d’ouverture prennent appartiennent un peu aujourd’hui à la légende… Un peu comme la Première de Les Misérables () 45 ans plus tard.
Selon de Mille:
«Je me tenais à l’arrière... Rodgers tenait ma main. Le rideau s’est levé sur une femme qui remuait du beurre; un baryton très fin est venu sur scène chanter la chose la plus proche d’un lieder que notre théâtre ait proposé. Il a chanté de tout son cœur ce que peut être un matin dans notre Southwest. À la fin, les gens ont laissé entendre un souffle et se sont regardés — je ne pense pas avoir jamais entendu quelque chose de pareil au théâtre. C’était juste «aaaahh…» C’était simplement beau, et profondément ressenti.»
Agnes de Mille
Langner donne une impression semblable:
«Quand le jour fatidique de l’ouverture d’Oklahoma! () à Broadway est arrivé, nous avons refusé de permettre à quiconque d’être assis pendant le chant du premier numéro, Oh, What a Beautiful Morning, et il m’est apparu dès le début du spectacle que tout commençait du bon pied. Je me demandais comment un public new-yorkais réagirait au fait que pendant près de quarante-cinq minutes, pas une seule choriste n’allait paraître sur scène. Mais comme une belle chanson suivait une autre, le public a pris la pièce à cœur, et il y a eu la plus grande explosion d’applaudissements à la fin du ballet, quand le rideau est tombé sur le premier acte. Pendant l’entracte, j’ai remarqué qu’il y avait ce frisson électrique qui traverse un public quand il sent qu’il assiste à quelque chose d’important dans le théâtre.
Au cours du deuxième acte, après la gaieté des chansons et des danses de The Cowman and the Farmer, il n’y avait plus aucun doute quant au résultat. À la fin de la pièce, les applaudissements étaient écrasants. Une boule m’est montée dans la gorge, car depuis de nombreuses années, aucune de nos pièces n’avait reçu une telle ovation de son public lors de la Première. Le lendemain, les critiques des journaux ont écrit, colonne après colonne, des louanges pour Rodgers, Hammerstein, Mamoulian et De Mille; il n’y avait pas un seul mauvais papier. C’est alors que la légende d’Oklahoma! () a commencé à grandir.»
Lawrence Langner
Pour une personne, la soirée a dû vraiment paraître bizarre: Lorenz Hart, le partenaire traditionnel de Richard Rodgers. Assis dans une loge, il a acclamé le spectacle avec le reste des spectateurs. Il lui restait six mois à vivre…
Concernant la réaction du public à la chanson-titre Oklahoma, l’actrice Joan Roberts (Laurey) a déclaré:
«Les applaudissements étaient totalement assourdissants, et ils se sont poursuivis et poursuivis… . Nous avons fait deux reprises, et nous sommes restés là, jusqu’à ce qu’ils cessent d’applaudir! Et je ne pensais pas qu’ils ne le feraient jamais!»
Joan Roberts
Helburn affirme que les premières critiques, entendues à la radio à minuit, étaient dédaigneuses, mais comme elle le note aussi, la réaction des journaux du lendemain matin, le 1er avril 1943, allaient de positif à extraordinairement enthousiaste (à une exception près).
Lewis Nichols, dans le New York Times, a été conquis par la «gaieté contagieuse, le charme des personnages, la beauté du jeu, du chant et de la danse, ainsi que par une partition de Richard Rodgers qui ne fait pas de mal non plus, puisque c’est l’une de ses meilleures».
Burns Mantle, du New York Daily News, a qualifié Okalhoma! () de «musical le plus profondément et authentiquement américain» depuis Show Boat () et a vanté l’intégration de la danse, bien qu’il ait eu l’impression que le spectacle faiblissait quelque peu dans l’acte II.
D’autre part, Wilella Waldorf, qui a écrit la critique la plus froide, dans le New York Post, estimait que le spectacle commençait lentement, mais se réchauffait considérablement à mesure qu’il progressait.
Pour Burton Rascoe, du New York World-Telegraph, aussi, Agnes de Mille doit être remerciée d’avoir fait du Dream Ballet «le plus grand moment du spectacle». Il ne tarissait pas d’éloges à l’endroit de Celeste Holm et pensait que Pore Jud Is Daid deviendrait une «lamentation des piliers de bar», du jour au lendemain. Cependant, il a terminé avec une formule un peu mordante: «L’intrigue est prétendument tirée de Green Grow the Lilacs de Lynn Riggs. Quelle intrigue?»
Howard Barnes, du New York Herald Tribune, a également remarqué le «théâtre Americana», et a estimé que malgré un lent départ, le spectacle était un grand succès. Il était d’accord avec la remarque de la Theatre Guild concernant le casting: «Il n’y a pas d’interprètes particulièrement connus dans la distribution, mais c’est tout à fait positif dans un spectacle qui développe un enthousiasme théâtral à lui tout seul.»
Ward Morehouse, du New York Sun, a estimé qu’Okalhoma! () avait beaucoup de charme: «Il est frais et divertissant. Il est enclin à une lenteur excessive par moments et la monotonie s’insinue, mais il se rétablit, et au moment où ils chantent le titre vigoureux près de la fin, vous êtes sous le charme de celui-ci.»
John Anderson, du New York Journal-American, a déclaré sans équivoque: «Avec Oklahoma, la Guild offre un spectacle magnifique et délicieux, frais et imaginatif, aussi enchanteur à l’œil que la musique de Richard Rodgers à l’oreille.» Il a estimé que l’acte I du spectacle devait être raccourci, mais a accepté que de telles coupes ne se produiraient jamais.
Ces éloges sont devenus encore plus complets après la première alors que les files d’attente au box-office rallongé jour après jour.
Le 11 avril, Lewis Nichols du New York Times a comparé Oklahoma! () avec les Ziegfeld Follies of 1943 () (dont la première a eu lieu le lendemain d’Oklahoma! ()); bien qu’il n’ait pas rejeté ce dernier, il a préféré Oklahoma! () pour son audace expérimentale, pour ses qualités artistiques et pour son intégrité. En mai et juin, la presse était encore plus lyrique.
Des spectateurs se sont aussi empressés d’envoyer leurs commentaires à la Guild. Au début d’avril, William Lockwood, un avocat de New York, a écrit en suggérant la suppression de la scène de la mort. Helburn a répondu le 9 avril:
«Nous avons sérieusement envisagé la suppression de la scène de la mort mais, en en parlant, nous avons finalement pensé que comme il s’agissait d’une pièce musicale, nous devrions nous en tenir à raconter une vraie histoire, et il n’y a vraiment aucune raison d’avoir un Jud menaçant si cela ne débouche sur rien. De plus, c’est la mort de Jud qui permet à Tante Eller de faire son discours sur la dureté, ce qui nous semblait faire partie de la qualité pionnière essentielle de la pièce. Par conséquent, après mûre réflexion, nous avons jugé qu’il était plus sage de conserver cette scène.
À long terme, c’est une question d’opinion.»
Theresa Helburn à William Lockwood, un spectateur
Elle a même pris la peine de transmettre la lettre de ce William Lockwood à Hammerstein le 15 avril, peut-être pour rire, étant donné que la Guild avait déjà répondu: «Voici votre chance de défendre vos principes et les nôtres. Que diriez-vous d’envoyer un mot au vieil homme qui se mêle de tout — ou dites-moi ce que vous voulez que je dise en vous citant?»
L’éloge funèbre envoyé le 8 avril par Myron Galewski, adressé à tous ceux qui s’intéressent à la production de l’Oklahoma, était plus typique:
«C’est juste pour vous remercier d’avoir produit l’une des plus belles et passionnantes pièces musicales jamais produites dans le théâtre américain. Oklahoma! () est le genre de musical dont j’ai rêvé mais que je n’ai jamais espéré voir, et c’est bel un exemple de ce que peut être un musical quand l’artisanat et l’art entrent dans sa fabrication, et que son matériau source est aussi judicieusement choisi que Green Grow the Lilacs.
J’espère que la combinaison Rodgers-Hammerstein-Mamoulian-De Mille se réunira sur un autre musical dans un avenir pas trop lointain, afin qu’ils puissent créer un autre miracle comme Oklahoma! (), bien que, comme je l’ai dit auparavant, c’est presque trop d’espérer…»
Theresa Helburn à William Lockwood, un spectateur
Galewski était un amateur de théâtre et dramaturge amateur, qui a donc peut-être essayé de gagner la faveur de la Theatre Guild. Mais il est clair que son opinion était largement partagée.
Nous n'en étions qu'au début d'une longue aventure: plus de cinq ans à Broadway. De nombreux revivals. Un succès mondial. Una adaptation cinéma. Mais, surtout, Oklahoma! a permi de tourner définitvement une page du théâtre musical en créant ce que l'on appelle aujourdhui «un musical».