A) Nécessaire évolution
Dans les années 1880, la Révolution industrielle avait profondément changé les Etats-Unis: d'une nation de fermiers et d'éleveurs, elle était en train de devenir une nation moderne. Plus de la moitié de sa population travaillait maintenant dans les villes. Pour les loisirs, cela provoqua un changement d'importance par rapport à ce qui se passait dans le monde de la ferme. Maintenant en effet, ils pouvaient espérer, à la fin du mois disposer d'une petite somme d'argent, des économies, qu'ils pouvaient dépenser pour s'amuser. Ensuite, ils travaillaient suivant des horaires qui leur donnaient du temps libre...
Les spectacles de l'époque, les Variety, n'étaient pas appropriés pour les femmes ou les enfants, car ils étaient beaucoup trop vulgaires. Les Minstrels étaient déjà devenus moins populaires... Dans un monde où des gens avaient des temps libre et de l'argent à dépenser et où les disques, la radio, le cinéma ou la télévision n'existaient pas encore, il y avait quelque chose à inventer.
Le Vaudeville a aussi essayé de jeter un pont entre les différentes classes sociales très divisées depuis qu'elles s'étaient violement affrontées dans les émeutes de 1849 (voir article ci-contre)
«After the Astor Place Riot of 1849 entertainment in New York City was divided along class lines: opera was chiefly for the upper middle and upper classes, minstrel shows and melodramas for the middle class, variety shows in concert saloons for men of the working class and the slumming middle class. Vaudeville was developed by entrepreneurs seeking higher profits from a wider audience.»
B) Les débuts: Tony Pastor, le 24 octobre 1881
Tony Pastor, l'homme qui allait inventer le Vaudeville commença sa carrière encore enfant, en chantant au Museum de P.T. Barnum à New-York en 1846. Dans les années qui suivirent, Pastor apparut dans des cirques, dans des Minstrels et des revues de Variety, devenant un chanteur comique.
Petit, trapu et arborant une moustache en guidon de vélo, il s'est fait connaître et apprécier avec des chansons telles que The Band Played On. Pastor commença alors à produire ses propres shows de Variety en envoyant d'abord des troupes en tournées puis en ouvrant son propre théâtre à Manhattan en 1865.
Pastor était un dévot catholique très influencé par la vie familiale. A ce titre, il désirait "nettoyer" le monde des Variety.
En 1881 Pastor loua le Germania Theatre qu'il rebaptisa le Tony Pastor's New Fourteenth Street Theatre. Il annonça par là-même que ce lieu satisferait aussi les dames et qu'il présenterait des divertissements élevés et esthétiques comprenant de la musique, de la comédie, du burlesque et des farces.
Le 24 octobre 1881 est le jour où s'est ouvert le théâtre et, dans l'histoire des musicals, il est définitivement considéré comme la date de naissance du Vaudeville.
A l'époque, Union Square est un des quartier de New-York des plus actifs, un lieu de rendez-vous et d'affaires car très bien desservi par les transports. C'est dans ce quartier que se trouvaient les plus beaux théâtres, les plus beaux magasins, les meilleurs restaurants. C'étati donc un lieu idéal que pour y développer un lieu de loisirs "chics".
Pastor avait pour vraie ambition de mener dans son théâtre les femmes mais aussi les bourgeois d'un certain niveau (donc ceux qui avaient des sous), c'est-à-dire précisément ceux qui refusaient de fréquenter les formes de théâtre qu'il considérait comme vulgaires (Variety et Minstrels). Pour bien se différencier des autres lieux, il a interdit la vente de liqueur dans ses théâtres. Il a aussi éliminé de ses spectacles tout élément qui aurait pu choquer le public.
Le Fourteenth Street Theatre de Pastor a produit des Vaudevilles jusqu'en 1907. Son théâtre a été le plus populaire à New-York durant les années 1880. Mais au début du XXème siècle, l'activité théâtrale s'était déplacée plus vers le Nord de la ville, vers Times Square, et en 1908 le Fourteenth Street Theatre devint un cinéma.
La même année, Pastor décida de ne pas renouveler son bail pour le théâtre et quelques mois plus tard ... mourut. Mais il avait profondément changé le monde du théâtre.
C) Les successeurs: Keith & Albee
B.F. Keith a pris le relais à Boston, d'où il construisit un "empire de théâtres" lui permettant de propager le vaudeville dans tous les Etats-Unis et le Canada. Plus tard, E.F. Albee, (qui est le grand-père adoptif de l'auteur de théâtre actuel Edward Albee), a dirigé la chaîne avec le plus grand succès.
Pour l'anecdote, signalons que ces deux là sont devenus riches en représentant des œuvres de Gilbert et Sullivan sans en avoir l'autorisation (et donc sans en payer les droits). Les circuits tels que ceux dirigés par Keith-Albee vont donner une solidité économique très importante aux Vaudevilles. Il est dès lors possible de signer des contrats à long termes, des contrats régionaux ou même nationaux, pouvant s'étendre de quelques semaines à deux années.
Avec le Vaudeville, Albee a amené la proéminence nationale du divertissement "poli", en s'engageant à proposer un divertissement inoffensif pour les hommes, les femmes et les enfants. Les artistes qui violaient cette philosophie (en utilisant par exemple simplement le mot "enfer") étaient sermonnés et on les menaçait d'être expulsés des représentations durant une semaine, ou même d'une rupture définitive du contrat.
Des avertissements étaient affichés dans tous les théâtres de Keith & Albee. Voici un exemple:
«Don't say "slob" or "son of a gun" or "hully gee*" on the stage unless you want to be canceled peremptorily. Do not address anyone in the audience in any manner. If you do not have the ability to entertain Mr. Keith's audience with risk of offending them, do the best you can. Lack of talent will be less open to censure than would be an insult to a patron. If you are in doubt as to the character of your act consult the local manager before you go on stage, for if you are guilty of uttering anything sacrilegious or even suggestive you will be immediately closed and will never again be allowed in a theatre where Mr. Keith is in authority.»
«Once Upon a Stage» - C. Samuels and L. Samuels - New York: Dodd, Mead & Co, 1974 - p. 89
Malgré de telles menaces, les artistes ont régulièrement nargué cette censure, souvent à la grande joie des spectacteurs dont la sensibilité a été mises soi-disant en danger. A la fin des années 1890, le Vaudeville fonctionnait suivant des réseaux développés. C'est pourquoi il y avait des petits et/ou des grands lieux de représentations presque partout. La réservation des places avait été organisée et standardisée. Tout était aussi très "hiérarchisé". Les 25.000 personnes qui travaillaient dans le secteur du Vaudeville, étaient réparties en trois niveaux de salles: les "small time", (avec des contrats à bas salaire (de 15$ à 75$ par semaine) pour des représentations journalières multiples dans des théâtres reconvertis et souvent un peu rustres), les "medium time" (salaires modérés pour deux performances par jour dans des théâtres construits à cet effet) et le "big time"(rémunération possible de plusieurs milliers de dollars par semaine dans de grands théâtres, urbains pour une grande part patronnés par les classes moyenne et la haute bourgeoisie). Lorsque certains artistes devenaient populaires et pouvaient se lancer dans des tournées régionales ou nationales, ils jouaient dans les meilleures salles et aux meilleurs salaires du big time.
Le temple du big Time à New York était le Palace Theatre ou plus simplement The Palace, construit par Martin Beck en 1913 et dirigé par Keith. On pouvait y suivre un programme avec des nouveautés, des célébrités nationales et les maîtres reconnus du Vaudeville, Will Rogers par exemple. Pour beaucoup, jouer au Palace constituait un but, un rêve et quand il se réalisait, il était l'apothéose d'une carrière.
D) Le déclin
Il n'y a pas eu de fin abrupte aux Vaudevilles.
Simplement une lente désaffection. Les goûts du public ont petit à petit évolué et les producteurs du Vaudeville n'ont pas su s'adapter à ce changement. On dit souvent que le cinéma est seul et unique responsable. C'est faux, même s'il a largement participé au déclin.
C'est surtout du côté des artistes que le cinéma a eu un impact. En effet, les plus célèbres préféraient tourner un film, ce qui ne demandait pas beaucoup de travail et était relativement confortable plutôt que de se lancer dans une longue tournée éreintante de plusieurs mois. Et ce pour le même salaire. Ironiquement, ces films étaient souvent projetés dans les salles mêmes qui accueillaient les Vaudevilles. Dans les années '20, tous les programmes de Vaudeville comportaient au moins la projection d'un petit film. L'arrivée du film parlant a enlevé aux "spectacles live" la dernière particularité: les dialogues. Et les dirigeants de grandes salles comprirent qu'entre l'achat d'un film et l'entretien d'une troupe de comédiens, d'un orchestre, de décors, de costumes, ... il n'y avait financièrement aucune hésitation à avoir. Surtout que la terrible crise économique de 1929 allait encore diminuer le nombre de personnes pouvant se rendre à des spectacles onéreux.
Une des vedettes de l'époque, Sophie Tucker, notait en 1931: «Le cinéma était en train de tuer le vaudeville» et soulignait que le public avait changé:
«It was extraordinary how the public had changed. They had become very blasé about entertainment. Whereas American used to arrange to spend an evening in the theatre for a treat, now they seemed to go to the theater just to kill time. With the newspapers and motion-picture magazines telling the public the private lives of stars, a lot of the illusion and glamor (sic) of the stage were gone . . . The theaters were full of children. At the first two shows in the afternoon the house would be full of boys and girls, slumped down in their seats, obviously bored with the acts and only waiting for the picture to come on. Kids and necking couples... By the time of the last show, at 9:30 PM, when you had your best audience, you were dead tired. Too tired to care whether they liked you or not.»
«Some of These Days» - Tucker - 1945
Mais si les choses étaient devenues très dures, Sophie Tucker continuait à se produire. Elle était une des têtes d'affiche au Palace Theatre de New York en février 1932 quand un feu a éclaté en coulisses. Pour éviter toute panique, Tucker est restée en scène pour garder le public calme et lui permettre de gagner les sorties, et ceci en dépit des étincelles provenant de l'incendie et qui risquaient de mettre le feu à son costume de scène ... inflammable. Le Palace a vite rouvert, mais le 16 novembre de la même année il est devenu un cinéma à plein temps. Et un peu comme on a fixé une date précise pour la naissance du vaudeville (le 24 octobre 1881 avec la première représentation de Pastor), on a fixé la fin du genre en ce 16 novembre 1932 avec la transformation définitive du Palace Theatre en cinéma. Il redeviendra un théâtre à part entière le 29 janvier 1966 et est aujourd'hui l'un des grands théâtres de Broadway.