
Faisons un petit point qui rappelle dans les grandes lignes où en est le théâtre musical américain au moment où va naître Show Boat.
Avant Show Boat, le théâtre musical américain était dominé par plusieurs formes populaires – notamment l’opérette, la revue et le vaudeville – aux caractéristiques bien distinctes:
- Opérette: héritière de l’« opéra-comique » européen, l’opérette propose des intrigues légères et romantiques, souvent situées dans des lieux exotiques ou imaginaires (princes et paysannes, ducs et comtesses, etc.), se terminant immanquablement par un happy end. La musique y est mélodieuse et accessible, mettant en avant un couple de chanteurs (ténor et soprano) entouré de seconds rôles comiques et d’un large chœur. Au début du XXème siècle, des compositeurs comme Victor Herbert, Rudolf Friml ou Sigmund Romberg triomphent à Broadway avec des opérettes romantiques à grand spectacle, parées de valses sentimentales et de duos lyriques, mais au propos généralement insouciant.
- Revue: forme très en vogue dans les années 1910-1920, la revue est un spectacle de variétés sans intrigue unifiée, enchaînant sketches comiques, numéros musicaux et danses somptueuses sans lien narratif fort entre eux. Les revues de Florenz Ziegfeld (ses célèbres Ziegfeld Follies) en sont le modèle : elles multiplient tableaux fastueux, costumes extravagants, décors opulents et parades de belles girls, le tout destiné à éblouir un public venu se divertir sans réfléchir.
- Vaudeville: plus qu’un genre théâtral à part entière, le vaudeville est une forme de spectacle très populaire au tournant du siècle, consistant en une succession d’actes et de numéros totalement indépendants (chanteurs, danseurs, acrobates, magiciens, comiques, dresseurs d’animaux, etc.), rassemblés sur une même affiche. Chaque soirée de vaudeville proposait ainsi un assortiment éclectique de divertissements sans aucun fil conducteur dramatique. Ce format de pur variété a influencé la structure des premières comédies musicales, où l’on retrouvait souvent cet aspect fragmenté.
En pratique, de nombreuses comédies musicales de Broadway avant 1927 reposaient sur des intrigues minimales servant de prétexte à aligner chansons, danses et saynètes comiques. Le livret n'avait que peu d'importances. C'est pour cela qu'il y a eu dans ces années-là des dizaines d'histoires à la Cendrillon...
Mais il n’était pas rare qu’un spectacle se réduise à «une série de numéros de variétés liés par un fil d'intrigue très ténu». Les vedettes y ajoutaient parfois leurs chansons à succès du moment, même si celles-ci n’avaient aucun rapport avec l’histoire racontée. Par exemple, la mégastar Al Jolson, roi de Broadway dans les années 1920, n’hésitait pas à interpoler ses hits (“Swanee”, “My Mammy”, etc.) au beau milieu d’une pièce, peu importait que l’action se passe dans un autre contexte – le public venait avant tout pour le voir chanter, et pardonnait aisément ces digressions.
De même, la cohérence dramatique ou la profondeur des personnages passaient au second plan par rapport à l’énergie des numéros et à la légèreté du ton.
Néanmoins, les années 1910-1920 voient poindre des évolutions. En réaction contre ces formules superficielles, certains créateurs cherchent à donner plus de consistance aux spectacles musicaux. Pour ne citer qu'un exemple, les petites comédies musicales du Princess Theatre (1915-1918) () – une série de shows à succès composés par Jerome Kern – représentent ainsi un pas en avant artistique au-delà des revues et fantaisies légères de l’époque. Ces œuvres (telles Very Good Eddie () ou Oh, Boy! ()) proposent des intrigues mieux construites et intègrent les chansons à l’action de façon plus organique, ouvrant la voie à des pièces novatrices comme Show Boat.
Il en sera majoritairement de même avec tout le travail des Big Five dans les années '20.
Malgré tout, à l’orée de 1927, Broadway n’a pas encore vu de «musical» entièrement unifié où scénario et musique ne feraient qu’un. C’est dans ce contexte qu’intervient Show Boat, souvent considéré a posteriori comme une révolution scénique mettant fin à l’ère des opérettes et des revues décousues.