
1.C.1) L'aventure du Princess Theatre

L'intérieur du petit «Princess Theatre»
Après le succès de They Didn't Believe Me, Kern a redoublé d’efforts, composant 19 partitions complètes de comédies musicales dans les cinq années suivantes. Cinq de ces partitions étaient destinées à l’un des plus petits théâtres de Broadway, le Princess Theatre. En 1913, le producteur Ray Comstock a construit ce petit bijou de 299 places tout près de Broadway, sur la 39ème rue. Initialement prévu comme un lieu pour de courtes pièces de théâtre, les premiers spectacles n'ont pas réussi à trouver leur public: durant les 2 premières années, le théâtre a accueilli 33 spectacles, c'est dire le nombre de flops!
L’agent Elizabeth Marbury a suggéré que l’on y joue plutôt des comédies musicales de petite taille: deux décors et une douzaine d'interprètes – un peu le off-Broadway actuel.
Elizabeth Marbury est, entre autres, l’agent de Jerome Kern. Elle suggère alors d'utiliser sa musique pour les futures comédies musicales du Princess Theatre. Kern suggère à son tour le dramaturge d'origine britannique Guy Bolton (1884-1979). Comstock embauche le parolier Schuyler Greene et fixe le budget de production à 7.500 $, un tiers du coût habituel pour une comédie musicale de Broadway à cette époque. Il a également embauché la scénographe Elsie DeWolf, compagne à la vie d’Elizabeth Marbury.
Cette aventure n'a duré que quelques années, mais elle a consitué le germe d'un changement profond... Les caractéristiques des musicals du Princess Theatre étaient très spécifiques:
- Petite échelle et intimité: contrairement aux grandes productions extravagantes de l'époque, les musicals du Princess Theatre étaient joués dans un théâtre plus petit (environ 300 places), ce qui favorisait une expérience plus intime.
- Histoires plus réalistes: plutôt que des intrigues farfelues ou des revues spectaculaires, ces spectacles proposaient des histoires ancrées dans la vie quotidienne et des personnages plus crédibles.
- Chansons intégrées à l'intrigue: l'un des aspects novateurs de ces musicals était l'intégration des chansons à l’histoire. Plutôt que d’être simplement des numéros de divertissement, elles servaient à faire avancer l’intrigue et à approfondir les personnages.
- Collaboration entre auteurs et compositeurs: ces œuvres résultaient d'une collaboration plus étroite entre le librettiste et le compositeur, ce qui a donné naissance à des musicals plus cohérents.
1.C.2) «Nobody Home» - Princess Musical

Nobody Home (20/04/1915 – 07/08/1915)
Pour le premier projet, le directeur Comstock n’a autorisé la nouvelle équipe qu’à faire quelques modifications minimes à une opérette britannique qu’il avait programmée, Mr. Popple d'Ippleton. Lors des premières previews (représentions jouées avant la première officielle avec la presse), la réponse du public a été si négative que Comstock a reporté l'ouverture et a donné à Kern et Bolton l’autorisation de changer ce qu’ils voulaient. Ils ont déplacé l'action de Londres à New York, ont refait l’entièreté de la partition. Ils ont même été jusqu’à changer le titre: Nobody Home () (1915, 135 représentations).
Lorsque le New York Times a critiqué le spectacle comme «fox-trotty», les annonces publicitaires paraissant les jours suivants dans la presse ont utilisé cette citation pour vendre des billets. Bien qu'aucune des chansons ne soit devenue un succès, le spectacle lui a été un grand succès. C'était suffisant pour convaincre Comstock qu’il fallait continuer avec cette équipe, qui créait quelque chose de très différent.
1.C.3) «Very Good Eddie» - Princess Musical

Moins de deux semaines après l'ouverture de Nobody Home (), Kern devait se rendre à Londres avec le producteur Charles Frohman. Mais Kern a joué aux cartes jusqu'aux petites heures la veille et a raté le départ du navire... Six jours plus tard, le 7 mai 1915, le Lusitania a été coulé par des torpilles allemandes tirées depuis un U-boot. Frohman a été l'un des 1.192 morts. Si Kern s’était réveillé, l'histoire du théâtre musical aurait certainement été sérieusement altérée.
Kern, Greene, et le librettiste Philip Bartholomae ont alors proposé une comédie musicale originale impliquant deux couples de jeunes mariés en croisière sur un bateau à vapeur de la rivière Hudson entre lesquels se nouent des tas de malentendus. À cette époque, de telles croisières étaient très populaires. Ce genre de personnages et le cadre de l’intrigue étaient familiers. Comme l'était le titre, Very Good Eddie () (1915, 341 représentations). Après des try-out difficiles à Albany, Kern a exigé que l’on appelle Bolton – le librettiste de Nobody Home () – pour qu’il réécrive le script. Le résultat a été un énorme succès à Broadway. Pour répondre à l’énorme demande de billets, le spectacle a rapidement été transféré au Casino Theatre, un plus grand théâtre (875 places au lieu des 299 places du Princess Theatre).

Very Good Eddie (23/12/1915 – 14/10/1916)
Toutes les chansons sont liées à l'intrigue, mais une seule, Babes in the Wood, a été un succès. Avec son humour et son atmosphère totalement américaine, Very Good Eddie () était un vrai pionnier. Dans American Musical Theatre: A Chronicle Gerald Bordman affirme que, plus que tout autre, «ce spectacle a formé le moule qui produit un demi-siècle de comédie musicale américaine».
Le soir de la première à Broadway de Very Good Eddie (), le 23 décembre 1915, Jerome Kern présente son librettiste Bolton à l'écrivain d'origine britannique P.G. Wodehouse (1881-1975). Auteur prolifique, il écrira plus 70 romans, 20 recueils de 200 nouvelles, plus de 100 récits pour magazines, 400 articles, 19 pièces de théâtre et 250 chansons pour 33 comédies musicales (pour Jerome Kern, Cole Porter, Ira Gershwin, etc.). Deux de ses personnages sont devenus internationalement célèbres: Wooster, un aristocrate un peu benêt, et de Jeeves son valet de chambre débrouillard toujours présent pour lui sauver la mise... Wodehouse était un magicien du langage, créant des images aussi insolites que drôles. Il écrivait avec aisance des dialogues naturalistes et des conversations aux rimes inventives. Kern a toujours préféré composer d’abord la musique des comédies musicales auxquelles il participait, avant que les paroliers et y rajoutent des mots. Cela convenait totalement à Wodehouse. Un beau trio s’était formé : le compositeur Jerome Kern, le librettiste Guy Bolton et le parolier P.G. Wodehouse.
1.C.4) Projet d'une autre équipe: terrible flop.
Le directeur du Princess Theatre, Ray Comstock voulait que le trio adapte en comédie musicale une vieille comédie pour son théâtre, mais le trio a estimé que l'histoire ne fonctionnerait pas. Comstock, pensant que n'importe qui pourrait faire le job, a engagé une autre équipe. Go to It () a fermé après 23 représentations!
1.C.5) Le 1er projet du trio Bolton-Wodehouse-Kern naît hors Princess Theatre

Have A Heart (11/1/1917 – 17/3/1917)
Entre-temps, la première œuvre signée du trio Bolton-Wodehouse-Kern a été présentée par le producteur américain de The Merry Widow (), Henry Savage. Ce ne sera donc pas un «Musical Princess Theatre». Bien que Have a Heart () (1917, 76 représentations) n'a pas été joué au Princess Theatre, il a toutes les caractéristiques des œuvres crées pour là-bas.
Le spectacle suit un jeune couple qui part en lune de miel pour tenter de sauver leur mariage chancelant, mais ils tombent sur l'une des anciennes liaisons du mari. Des quiproquos divers trouvent une solution grâce à un intelligent garçon d'ascenseur. Joué au Liberty Theatre (1.055 places), le spectacle n'a tenu l’affiche que deux mois, mais la tournée post-Broadway a duré deux années et fut très rentable. Kern n’a pas du tout apprécié la manière dont Henry Savage gérait les finances d’une production et le trio décida de retourner au Princess Theatre de Comstock.
À cette époque, Wodehouse écrit dans le magazine Vanity Fair: «Le public a enfin compris qu'il était possible que le livret d'une comédie musicale soit cohérent, sensible et drôle – pour de bonnes raisons, donc liées à l’intrigue – et le public exige maintenant ces qualités d’un spectacle avant qu’il n’accepte de payer le billet de deux dollars à la billetterie du théâtre.»
1.C.6) «Love O' Mike» et «Miss 1917»

Partition de "Simple Lin Tune" de "Love O' Mike" (1917)
Love o' Mike () fut le deuxième succès musical de Jerome Kern de la saison 1916-1917 (après Miss Springtime, pour lequel il avait contribué avec 4 chansons), et il a suivi l’ouverture de Have a Heart () de moins d’une semaine et a précédé le succès de Oh Boy! () de six semaines. La comédie musicale a ouvert au Shubert Theatre, puis a été transférée au Maxine Elliott Theatre, et après une pause estivale, elle a rouvert au Casino Theatre pour un total de 233 représentations. Un vrai succès...
Même si, sur ces trois théâtres de Broadway, deux étaient parmi les plus grands de Broadway, la production était dans l'âme un spectacle du "Princess Theatre" avec une petite distribution, aucun chœur, aucun grand numéro impressionnant et deux actes qui se déroulaient dans le même lieu. Ici, la productrice novatrice Elisabeth Marbury s’est associée à Lee Shubert, et le résultat a été une soirée intime et joyeuse. Le New York Times a déclaré que «Love o' Mike () était une farce musicale polie et intelligemment mise en scène» et un «successeur logique» à Nobody Home () et Very Good Eddie () de Kern. En conséquence, Love O' Mike () était «une comédie musicale du Princess Theatre donnée ailleurs.»
L'action de Love O' Mike () se déroule à Bronxville, New York. L'intrigue principale suit un homme à succès auprès des femmes, suscitant la jalousie des autres hommes lors d'une soirée mondaine. Parallèlement, une intrigue secondaire met en scène un majordome voleur. La trame suit le schéma classique "garçon rencontre fille, garçon perd fille, garçon retrouve fille" et les critiques de l'époque ont trouvé l'histoire prévisible.
Malgré une presse dubitative, Love O' Mike () a été apprécié pour son ambiance joviale et ses numéros de danse entraînants, notamment grâce à la performance du jeune Clifton Webb. La musique de Jerome Kern, bien que moins connue que certaines de ses œuvres ultérieures, a été reconnue pour sa qualité et sa contribution à l'évolution de la comédie musicale américaine.

En 1916, Charles Dillingham et Florenz Ziegfeld avaient produit The Century Girl, avec de la musique d’Irving Berlin. Malgré des critiques légèrement positives, le spectacle a fermé sans récupérer son investissement. Lors de leur prochaine production, qui devait s’appeler Miss 1917 (), ils embauchèrent Jerome Kern et Victor Herbert pour composer la partition et Guy Bolton et P.G. Wodehouse pour collaborer à la rédaction du livret. Même s'il y avait une volonté de livret, on qualifie aujourd'hui Miss 1917 () de revue musicale.
Le spectacle est surtout connu aujourd’hui pour des «premières»:
- la première fois que Florenz Ziegfeld mettait en scène une revue qui n’était pas l’une de ses célèbres Follies
- la première participation de George Gershwin à du théâtre musical. À cette époque, Gershwin était encore un jeune compositeur en devenir. Pendant les répétitions de Miss 1917 (), Gershwin dirigeait l'orchestre depuis la fosse et a été le pianiste de répétitions. Il fut embauché à 35$ par semaine. Au fur et à mesure que la période de répétition s'allongeait, Gershwin gagna plus d'argent. Bien que son nom ne soit pas directement associé à la composition de la musique de Miss 1917 (), cette expérience lui a permis de se familiariser avec le monde du théâtre musical et d'interagir avec des figures influentes comme Jerome Kern et Victor Herbert, qui ont influencé son propre style et sa carrière future.
- la participation de jeunes talents qui allaient devenir des figures majeures du théâtre et du cinéma, notamment Eddie Cantor, Marilyn Miller et Frank Tinney
Certains morceaux de Kern issus de la revue ont survécu au spectacle, mais peu de partitions complètes sont restées célèbres.