
5.C.3) L'année 1925: 1 concerto, 2 musicals et une opérette
L'année suivante, en 1925, Gershwin enchaîne les projets prestigieux:
- le musical Tell Me More (Apr 13, 1925 - Jul 11, 1925)
- "Concerto en fa pour piano et orchestre" – une commande du chef Damrosch – lors d’un concert au Carnegie Hall le 3 décembre 1925
- le musical Tip-Toes (Dec 28, 1925 - Jun 12, 1926)
- l'opérette, Song of the Flame (Dec 30, 1925 - Jul 10, 1926)
Il montre ainsi de manière éclatante sa capacité à explorer des styles variés. Juste en guise de clin d'oeil, les trois derniers ont tous débuté den décembre 1925!!! Voici, pour ceux que cela intéresse, quelques renseignements sur ces oeuvres...
5.C.3.a) 13 avril 1925: musical «Tell me more»
"Tell Me More" de George et Ira Gershwin était leur deuxième musical de la saison 1924-1925. Il a été créé le 13 avril 1925 au Gaiety Theatre. Mais contrairement à leur précédent triomphe, Lady, Be Good!, ce spectacle et sa partition charmante – comprenant notamment l’excellent *Kickin' the Clouds Away* – ne réussirent jamais à véritablement décoller, et la production ferma après trois mois, le 11 juillet 1925 après 100 représentations. Cependant, la version londonienne connut un bien meilleur sort (voir ci-dessous).
Comme tout bon musical de l’époque, l’intrigue s’articulait autour d’une modeste employée de chapellerie qui, lors d’un bal, croisait la route d’un millionnaire. Ici, il s’agissait de Peggy Van de Leur (Phyllis Cleveland) et Kenneth Dennison (Alexander Gray), et, fidèle à la tradition, l’histoire regorgeait de couples de comédie musicale, de quiproquos savoureux, d’usurpations d’identité et d’imbroglios romantiques, le tout menant, bien entendu, à une conclusion aussi heureuse que prévisible sous les feux de la rampe."
Le New York Times salua la musique de George Gershwin comme étant "ravissante" et "de tout premier ordre", mettant en avant les superbes Kickin' the Clouds Away, My Fair Lady et la chanson-titre. Quant aux paroles signées DeSylva et Ira Gershwin, elles furent jugées majoritairement "intelligentes et pétillantes", à l’exception de celles d’In Sardinia, qualifiées de "faciles et stéréotypées". Le critique soulignait que la soirée était marquée par des numéros de danse "endiablés", portés par un chœur "d’une maîtrise exemplaire" dans des acrobaties qui reflétaient pleinement ce qu’était devenue la danse moderne. Mieux encore, les danseurs spécialisés poussèrent à l’extrême l’esthétique de la vitesse et, en particulier, cette fameuse prouesse consistant à toucher l’arrière de sa tête avec la pointe du pied – un geste devenu, disait-on, "d’une importance capitale en comédie musicale". Le magazine Time, quant à lui, résuma l’esprit du spectacle en évoquant un chœur de danseurs livrant "les habituelles performances hystériques".
Une production londonienne ouvrit ses portes le 26 mai 1925, seulement quelques semaines après la première de Broadway, si bien que, pendant un temps, Tell Me More se joua simultanément des deux côtés de l’Atlantique. La version dans le West End fut montée au prestigieux Winter Garden Theatre et surpassa largement son homologue new-yorkais en termes de longévité, atteignant 264 représentations, soit plus du double de la production de Broadway. Sammy Lee reprit la mise en scène des danses pour Londres, et la distribution comptait parmi ses têtes d’affiche Elsa Macfarlane (Peggy), Arthur Margetson (Kenneth) et l’inimitable Leslie Henson (Sipkin). Cette version londonienne avait également l’exclusivité d’une chanson supplémentaire: "Murderous Monty (and Light-Fingered Jane)", avec des paroles de Desmond Carter et une musique signée Gershwin. Fort heureusement, ce titre a été préservé et figure sur l’album The Broadway Musicals of 1925 (Bayview Records CD # RNBW-024), permettant aux mélomanes de redécouvrir cette rareté."
5.C.3.b) 3 décembre 1925: «Concerto en fa pour piano et orchestre»
Le Concerto en fa est une éclatante composition de George Gershwin pour piano solo et orchestre, s'inscrivant dans une forme plus classique du concerto que son prédécesseur, l’incomparable Rhapsody in Blue. Commandé en 1925 par le chef d’orchestre Walter Damrosch, il marque une nouvelle étape dans l’évolution musicale du compositeur.
Genèse de l’œuvre : présent lors de la légendaire création de la Rhapsody in Blue le 21 février 1924, dirigée par Paul Whiteman avec Gershwin au piano, Walter Damrosch fut immédiatement séduit par le talent du compositeur et lui passa commande d’un concerto pour piano d’envergure, destiné au New York Symphony Orchestra.
Bien que Gershwin reçoive plus tard des enseignements de figures prestigieuses comme Henry Cowell, Wallingford Riegger et Arnold Schoenberg en composition, harmonie et orchestration, il entreprit à l’époque un apprentissage autodidacte : il acheta des traités de théorie musicale, d’orchestration et d’écriture concertante afin d’être en mesure d’orchestrer lui-même son œuvre. Pris par des engagements pour trois musicals à Broadway, il ne put débuter la composition avant mai 1925.
De retour d’un séjour à Londres, il se plongea dans l’écriture et, dès le 22 juillet, esquissa une première version pour deux pianos sous le titre provisoire de New York Concerto. Le premier mouvement vit le jour en juillet, le second en août et le troisième en septembre. L’orchestration, entièrement réalisée par Gershwin – une première pour lui –, fut achevée le 10 novembre.
Une création triomphale : avant la grande première, Gershwin engagea un orchestre de 60 musiciens pour une audition privée en novembre 1925. Damrosch, impressionné, suggéra quelques ajustements, que le compositeur prit en compte avec finesse.
Le Concerto en fa fut dévoilé au public le 3 décembre 1925 sur la prestigieuse scène du Carnegie Hall, interprété par le New York Symphony Orchestra sous la direction de Damrosch, avec Gershwin lui-même au piano. La salle était comble, le succès immédiat et l’enthousiasme du public indéniable.
Toutefois, la critique fut partagée, certains cherchant à ranger l’œuvre dans un cadre strictement classique ou jazz, hésitant face à ce langage musical novateur. Parmi les compositeurs de l’époque, les avis furent tout aussi contrastés : Igor Stravinsky salua un véritable coup de génie, tandis que Serge Prokofiev rejeta l’œuvre avec sévérité.
Qu’importe! Près d’un siècle plus tard, le Concerto en fa demeure une pièce maîtresse du répertoire, témoignage éclatant du génie singulier de Gershwin, maître incontesté de la fusion entre le jazz et la tradition symphonique."
5.C.3.c) 28 décembre 1925: musical «Tip-Toes»

Avec Tip-Toes, George et Ira Gershwin espéraient réitérer le triomphe de Lady, Be Good! – une fois encore sans tout à fait y parvenir. Pourtant, le spectacle tint l’affiche près de six mois à Broadway, générant un bénéfice, et sa version londonienne connut une longévité comparable. La partition regorgeait de véritables pépites, notamment Looking for a Boy, These Charming People, That Certain Feeling et Sweet and Low-Down. Avec son cadre ensoleillé de Floride et son intrigue centrée sur une chasseuse de fortune, Tip-Toes était l’incarnation même du divertissement insouciant des années 1920.
Une intrigue enjouée au cœur de la Floride : l’action se déroulait dans une Floride de comédie musicale, où l’on faisait la connaissance de Tip-Toes Kaye (Queenie Smith), une artiste de vaudeville sans le sou, accompagnée de ses oncles Al (Andrew Tombes) et Hen (Harry Watson Jr.), échoués dans l’État du Soleil. Le riche et volage Rollo Metcalf (Robert Halliday) tente de la courtiser mais, soucieux de ne pas éveiller les soupçons de son épouse Sylvia (Jeanette MacDonald), il lui donne mille dollars pour qu’elle quitte la région. Mais plutôt que de partir, Tip-Toes et ses oncles investissent l’argent dans une garde-robe somptueuse, lui permettant de se faire passer pour une jeune femme fortunée dans l’espoir d’épouser un millionnaire. C’est ainsi qu’elle rencontre Steve Burton (Allen Kearns), le frère de Sylvia. Lorsqu’il comprend que Tip-Toes cherche avant tout à épouser une fortune, il feint d’avoir perdu la sienne. Immédiatement abandonné par tous, il constate cependant que Tip-Toes lui reste fidèle, lui prouvant ainsi que son amour est sincère.
Une réception critique contrastée mais un succès musical incontestable : si The New York Times se montra sévère envers le livret, qu’il jugea peu inspiré, il reconnut néanmoins le charme de la partition de Gershwin, qualifiée de "bonne mais pas irrésistible". Trois titres furent particulièrement remarqués : Looking for a Boy, Sweet and Low-Down et It’s a Great Little World!. Le décor fut salué comme "somptueux", les costumes "éclatants", et Jeanette MacDonald jugée "véritablement magnifique". Queenie Smith, quant à elle, fut décrite comme "vive, appliquée, charmante et un brin trop espiègle".
Dans The New Yorker, Herman J. Mankiewicz souligna le talent de Smith, "charmante, vive, excellente danseuse et crédible sur le plan dramatique, bien que légèrement trop mutine". Allen Kearns, lui, fut décrit comme un meneur de comédie musicale aguerri, exécutant son rôle avec professionnalisme. Bien que le livret fût jugé "faible et insatisfaisant", la chorégraphie de Sammy Lee fut louée pour sa rapidité et sa complexité, et la musique de Gershwin qualifiée de "plaisante", "excellente et envoûtante", "mélodieuse et élégante" et "irrésistiblement entêtante".
Le magazine Time estima que Tip-Toes était "excellent", tout en précisant qu’il se situait "légèrement en deçà de l’étonnant standard fixé par Lady, Be Good!". La musique de George Gershwin fut considérée comme "le meilleur élément de la soirée", et le critique prédit que Looking for a Boy, These Charming People et surtout Sweet and Low-Down résonneraient "dans chaque phonographe et haut-parleur pendant des mois".
Enfin, Alexander Woollcott, dans le Philadelphia Inquirer, salua un spectacle "joyeux et visuellement splendide", porté par une musique "impertinente" et pleine de caractère. Il remarqua avec admiration que ce "jeune colosse de Tin Pan Alley" avait désormais "un pied à Broadway et l’autre sur l’auguste avenue dédiée à la musique symphonique" – une reconnaissance éclatante du génie de Gershwin, qui venait tout juste de triompher au Carnegie Hall.
Production londonienne : la production londonienne de Tip-Toes fut lancée en grande pompe le 13 août 1926 au Winter Garden Theatre, où elle tint l'affiche pendant 182 représentations, à peine dix de moins que son succès new-yorkais. Dorothy Dickson incarna une Tip-Toes pétillante, tandis qu’Allen Kearns reprit avec brio le rôle qu’il avait créé à Broadway. L’événement musical donna lieu à l’enregistrement de huit titres par la distribution: These Charming People, That Certain Feeling, It's a Great Little World!, Looking for a Boy, When Do We Dance?, Nice Baby, Nightie-Night! et Sweet and Low-Down.
Revival à Broadway en 1979 : plus de cinquante ans après sa création, Tip-Toes retrouva les planchesle 24 mars 1979 au Helen Carey Playhouse de la Brooklyn Academy of Music, pour une série de 19 représentations. Georgia Engel (Tip-Toes), Russ Thacker (Steve) et Bob Gunton (Rollo) redonnèrent vie à cette partition enjouée. Cette production était née au Goodspeed Opera House d’East Haddam, Connecticut, où elle avait vu le jour le 17 juin 1978 avec Engel et Thacker déjà à l’affiche.
Restant fidèle à la partition originale, cette résurrection musicale avait en prime intégré une interpolation bienvenue: Why Do I Love You?, empruntée à Tell Me More. Si Mel Gussow, du New York Times, jugea le livret quelque peu terne, il ne tarit pas d’éloges sur la musique, qualifiée de "joyeuse", et sur les performances des interprètes. Selon lui, Engel et Thacker avaient "affûté leur jeu au point d’en faire de véritables archétypes": son Tip-Toes semblait avoir "oublié depuis bien longtemps ce qu’était l’amnésie", tandis que lui détenait "le brevet du charme juvénile".
5.C.3.d) 30 décembre 1925: musical «Song of the Flame»
Avec Song of the Flame, Broadway s’offrait un spectacle d’une envergure titanesque, plongeant le public en pleine Révolution russe. Le producteur Arthur Hammerstein n’avait pas lésiné sur les moyens : une distribution d’environ 125 artistes, incluant le prestigieux Chœur d’Art Russe et la troupe de ballet américain, un orchestre impressionnant d’une cinquantaine de musiciens – dont pas moins de vingt violonistes ! Une démesure qui fit de cette opérette un événement incontournable.
L’œuvre tint l’affiche un peu plus de six mois à Broadway avant d’entamer une tournée de deux mois et demi à travers cinq grandes villes. Pourtant, entre les coûts de production astronomiques et les frais d’exploitation hebdomadaires, Song of the Flame peina à atteindre la rentabilité.
Ce faste musical débarqua sur scène dans un mois de décembre 1925 particulièrement chargé pour George Gershwin, dont Tip-Toes faisait ses débuts seulement deux jours avant la grande première de l’opérette (pour plus de détails, voir Tip-Toes).
Une intrigue passionnée en pleine tourmente révolutionnaire : situé au cœur et à la suite de la Révolution russe, Song of the Flame suivait le destin d’Aniuta (Tessa Kosta), une aristocrate secrètement engagée dans la révolte sous le pseudonyme enflammé de The Flame. Le prince Volodya (Guy Robertson) tombe éperdument amoureux d’elle, mais lorsqu’il découvre qu’elle est la mystérieuse révolutionnaire, leur passion vacille. Pourtant, après la Révolution, les deux se retrouvent à Paris, et l’amour finit par triompher des divergences politiques.
Autour d’eux gravitait une galerie de personnages hauts en couleur, dont le machiavélique Konstantin (Greek Evans), un opportuniste jouant sur tous les tableaux, et la fantasque Grusha (Dorothy Mackaye), qui aurait très bien pu s’appeler Ado Grusha, tant elle était incapable de dire niet à qui que ce soit. Tour à tour, elle proclamait son désir d’avoir Two Husbands, trinquait avec enthousiasme à la Vodka – qui la rendait si odd-ka qu’elle se déclarait prête à se jeter dans les bras de n’importe quel six-foot-two qui passerait par là!
Une production spectaculaire, mais un livret inégal : J. Brooks Atkinson, du New York Times, trouva certaines "touches d’humour et fioritures" plus pesantes que réjouissantes, et estima qu’un allègement du livret aurait donné plus de dynamisme à l’ensemble. Certaines chansons manquaient de "distinction" et semblaient "prétentieuses dans leur forme et leur technique", mais le spectacle n’en était pas moins une explosion visuelle.
Les décors, aux couleurs éclatantes et contrastées, transportaient le spectateur à travers une féérie de costumes somptueux et de tentures extravagantes. Certaines images scéniques frappaient par leur puissance symbolique : le prologue révélait une scène saisissante où une multitude de mains pointaient, menaçantes, dans une même direction – un tableau visuellement saisissant de la Révolution. Plus tard, au Samovar Room du Café des Caucasiens à Paris, un envoûtant First Blossom Ballet précédait un spectaculaire changement de décor qui dévoilait soudainement le Chœur d’Art Russe entonnant un bouleversant medley de chants folkloriques a cappella.
Si Song of the Flame n’a pas connu le succès foudroyant espéré, il demeure une opérette d’une ambition rare, portée par une mise en scène fastueuse et une partition enivrante. Un spectacle qui, le temps d’une soirée, transportait Broadway dans les tourments passionnés de la Russie révolutionnaire !"

TIME Magazine
Couverture du 20 juillet 1925
© TIME MAgazine
Au-delà de ses accomplissements publics, George Gershwin mène une vie personnelle riche en amitiés et en collaborations artistiques. Séduisant, plein d’esprit et toujours entouré, il devient rapidement une figure mondaine du tout-Hollywood et du cercle de Broadway. Sa notoriété est telle qu’en juillet 1925, Time Magazine lui consacre sa couverture – il est le premier compositeur américain à faire la une de l’hebdomadaire.
Bientôt fortuné, George achète une maison de cinq étages à Manhattan où il emménage avec toute sa famille. L’endroit devient le théâtre de soirées animées rassemblant le tout-New York artistique. Gershwin, maintenant au faîte de la gloire, fréquente ainsi les plus grandes stars de l’époque.
Pour retrouver son calme après ces mondanités, il lui arrive de louer une chambre d’hôtel incognito, ou de s’isoler dans la peinture – un hobby dans lequel il excelle au point de réaliser de nombreux portraits et autoportraits à l’aquarelle.
Dans les années 1920, on le voit fréquemment aux côtés de vedettes comme l’actrice Paulette Goddard ou la chanteuse Simone Simon, ce qui alimente les rubriques people de l’époque. Cependant, l’une des relations les plus importantes de sa vie reste celle qu’il entretient avec Kay Swift, une compositrice et pianiste talentueuse. Gershwin rencontre Kay vers 1925, et une romance discrète naît entre eux. Durant dix ans, jusqu’à la fin de la vie de George, Kay Swift sera sa compagne de cœur et une conseillère musicale précieuse – il n’hésite pas à lui jouer ses nouvelles mélodies pour recueillir son avis éclairé. Kay divorce même de son mari pour lui, mais George, éternel célibataire, ne concrétisera jamais le mariage. En témoignage d’affection, il baptise néanmoins une de ses comédies musicales Oh, Kay! (1926) en son honneur. Après la mort de Gershwin, Kay Swift contribuera à faire vivre son héritage en transcrivant certaines de ses œuvres restées inédites et en collaborant avec Ira sur des projets posthumes.