
5.C.6) Printemps 1928 - Ravel, voyage en Europe et «An American in Paris»
Le 7 mars 1928, Maurice Ravel célébra son 53ᵉ anniversaire à New York lors d’une réception organisée en son honneur par la mezzo-soprano canadienne Eva Gauthier. Parmi les convives figurait George Gershwin, alors âgé de 29 ans. Au cours de la soirée, Gershwin impressionna vivement Ravel en interprétant de manière impromptue "Rhapsody in Blue" et "The Man I Love". George Gershwin et Maurice Ravel se lient d’amitié. Gershwin admire la musique de Ravel, sa maîtrise harmonique et sa précision technique. De son côté, Ravel apprécie le musical et éprouve une affection particulière pour les mélodies de Gershwin. Lui, qui considère chaque composition comme un labeur exigeant, est fasciné par la fluidité d’écriture du compositeur américain. Gershwin, on le sait, a toujours cherché «un maître». Lors de sa rencontre avec Ravel, il lui a demandé s’il pourrait suivre ses enseignements. Ravel a décliné avec courtoisie, estimant qu’il serait inutile que Gershwin devienne un Ravel de second ordre alors qu’il pouvait être un Gershwin de premier plan, lui lançant avec esprit: «Mieux vaut écrire du bon Gershwin que du mauvais Ravel, ce qui arriverait si vous travailliez avec moi.»
Deux jours plus tard, le 9 mars 1928, les journaux annoncent que George Gershwin prévoit de parcourir l'Europe afin d'approfondir son travail sur une nouvelle composition. Deux jours plus tard, le 11 mars, il quitte les États-Unis en compagnie de son frère Ira, de l'épouse de ce dernier, Leonore, et de leur sœur Frankie pour une tournée à travers l'Europe, commançant par Londres.
À Londres, Rhapsody in Blue est interprétée aux côtés de la Symphonie en ré mineur de César Franck et du Double Concerto de Bach. À Paris, le Concerto en fa est joué à l'Opéra le 29 mai, sous la direction de Vladimir Golschmann, avec Dimitri Tiomkin au piano. En fait, le succès de Rhapsody in Blue a offert à Gershwin une renommée internationale qu’il savoure pleinement. Accueilli comme une véritable star, il est perçu par de nombreux Américains comme le premier compositeur du pays à être reconnu par l’intelligentsia musicale européenne.
Même si l'idée de An American in Paris avait germé dans l'esprit de George Gershwin dès 1926, c'est son voyage en Europe en 1928 qui lui fournit l’inspiration concrète. Installé à l'hôtel Majestic, inspiré par ce qu'il voit et ressent dans les rues de Paris, il se met rapidement et concrètement au travail de composition de An American in Paris. Ses voisins, incommodés par le bruit du piano, en feront les frais.
De retour à New-York, il achève ce fabuleux poème symphonique qu'est "An American in Paris". Il capture dans cette oeuvre l’ambiance sonore de Paris, y compris avec des effets de klaxons de taxis parisiens (qu'il a achetés lors de son voyage).
Globalement, ce voyage a donc marqué une phase d’expérimentation où Gershwin lui permettant d'enrichir son langage musical, influencé par la musique classique européenne tout en restant fidèle à son style jazz et américain.
Contrairement à Rhapsody in Blue (1924), qui repose sur une structure concertante avec piano soliste, An American in Paris est un poème symphonique destiné à être interprété par un orchestre seul. Gershwin le décrit comme une "fantaisie descriptive", évoquant les pérégrinations d’un Américain découvrant la ville lumière. Il imagine la pièce comme une promenade musicale, avec différentes sections représentant les impressions et émotions du voyageur:
- Introduction animée: l’Américain se promène avec enthousiasme dans les rues de Paris, rythmé par les célèbres klaxons.
- Mélodie lyrique: le ton devient plus mélancolique, symbolisant peut-être un moment de solitude ou de nostalgie.
- Swing jazzy: le personnage retrouve son entrain, influencé par le dynamisme de la ville et la musique populaire.
- Final grandiose: la balade s’achève sur une reprise éclatante du thème principal, illustrant l’émerveillement de l’étranger face à la beauté de Paris.
L’œuvre est créée le 13 décembre 1928 par l’Orchestre philharmonique de New York sous la direction de Walter Damrosch, au Carnegie Hall de New York. Ce soir-là, Gershwin partage l’affiche avec des compositeurs plus "sérieux", illustrant ainsi le débat permanent sur la place de sa musique entre jazz et classique. Damrosch, en chef respecté du monde symphonique, donne une caution académique à cette nouvelle œuvre hybride.
Le public est conquis: la richesse orchestrale, les couleurs jazzy et l’évocation lumineuse de Paris font sensation. L’enthousiasme des spectateurs prouve que Gershwin a su captiver bien au-delà du cercle des amateurs de musique classique. Le public, selon Edward Cushing, a répondu par «une démonstration d’enthousiasme d’une authenticité impressionnante en contraste avec les applaudissements conventionnels que la nouvelle musique, bonne ou mauvaise, suscite ordinairement.»
La critique est plus partagée: certains considèrent l’œuvre comme un brillant coup d’éclat, tandis que d’autres la jugent trop légère ou manquant de profondeur par rapport aux standards symphoniques européens. Certains critiques européens et traditionalistes américains voient encore Gershwin comme un "jazzman", incapable d’égaler les grands maîtres classiques, malgré ses incursions dans le domaine symphonique.
En 1951, la Metro-Goldwyn-Mayer sortit le film musical An American in Paris, avec Gene Kelly et Leslie Caron et réalisé par Vincente Minnelli. Lauréat de l’Oscar du meilleur film en 1951 et de nombreux autres prix, le film présentait de nombreux airs de Gershwin et se terminait par une séquence de danse étendue et élaborée construite autour du poème symphonique An American in Paris (arrangé pour le film par Johnny Green), qui était à l’époque le numéro musical le plus cher jamais filmé, coûtant 500.000$ (plus de 6 millions d'euros en 2024).
Enfin, un musical An American in Paris - inspiré du film du même nom de 1951 et adaptée pour la scène par Christopher Wheeldon - a été créé au Théâtre du Châtelet à Paris en décembre 2014, puis au Palace Theatre de Broadway en avril 2015. Incorporant des chansons de George et Ira Gershwin, le livret est de Craig Lucas. Le musical a remporté quatre Tony Awards.
Il fut aussi joué à Londres, au Dominion Theatre (du 4 mars 2017 au 6 janvier 2018 suscitant un véritable déluge de superlatifs de la part des critiques. Les projections de décors kaléidoscopiques "aboutissent à un fond de scène inspiré de Mondrian… d'une beauté hallucinante" (*Daily Telegraph*). Le Sunday Express s’enthousiasme: "à la fois la fusion la plus réussie entre le ballet classique et Broadway… et le musical le plus élégant, exaltant et mélodieux du moment". Quant au Mail on Sunday, il affirme que le spectacle "atteint des sommets d’exaltation et de brillance qu’il faut voir pour y croire". La mise en scène et la chorégraphie de Christopher Wheeldon ont été unanimement saluées, et le spectacle a récolté plus de critiques cinq étoiles que tout autre show récent. Si quelques commentaires négatifs ont été émis, ils relevaient de détails mineurs – certains regrettant que les voix des rôles principaux ne soient pas aussi puissantes qu’elles auraient pu l’être. Mais dès qu’ils se mettaient à danser, toute réserve était oubliée.
5.C.7) Deux déceptions
5.C.7.a) 8 novembre 1928: «Treasure Girl» - Echec - 68 représentations
Treasure Girl était assurément le musical incontournable de la saison 1928-1929, celui que tout le monde attendait… Tous les ingrédients du succès semblaient réunis: des chansons signées George et Ira Gershwin, Gertrude Lawrence en vedette, une chorégraphie de Bobby Connolly, et une production somptueuse orchestrée par les peoducteurs Alex A. Aarons et Vinton Freedley, avec des décors signés Joseph Urban et des costumes conçus par Kiviette. L’orchestre était dirigé par Alfred Newman, et les pianistes Victor Arden et Phil Ohman apportaient une touche de virtuosité en solo. La distribution comptait une véritable galerie de talents bien établis de Broadway, dont Clifton Webb, Mary Hay, Walter Catlett et Paul Frawley. Cela ne pouvait être qu'un triomphe et pourtant et ce spectacle s’est vite effondré.
Côté musique, la partition allait offrir un authentique classique de Gershwin, I've Got a Crush on You, ainsi que plusieurs autres morceaux mémorables, parmi lesquels Oh, So Nice!, I Don't Think I'll Fall in Love Today, K-ra-zy for You, Where's the Boy? Here's the Girl!, Feeling I'm Falling, What Are We Here For? et What Causes That?.
Malgré un tel pedigree, le spectacle ne resta à l'affiche que deux mois à Broadway. Alors, que s’est-il passé ?
Comme on pouvait le craindre, le problème venait du livret, signé Fred Thompson et Vincent Lawrence. L’histoire semblait pourtant prometteuse: lors d’un bal costumé sur le thème des pirates à Long Island, les invités et les jeunes flappers se retrouvaient embarqués dans le jeu de chasse au trésor ultime lorsqu’ils découvraient que leur hôte avait dissimulé 100.000$ en liquide sur une île déserte voisine. Mais un élément clochait: parmi les convives se trouvait Ann Wainwright (jouée par Lawrence), un personnage égoïste et avide, uniquement obsédé par l’argent.
Le public et la critique furent consternés de voir «Broadway’s Darling», Gertrude Lawrence, enfermée dans un rôle aussi antipathique. Et apparemment, aucune tentative d’adoucir le personnage ne fut entreprise lors des trois semaines de try-out à Philadelphie.
Dans sa critique de la première new-yorkaise, J. Brooks Atkinson, du New York Times, écrivit que Treasure Girl possédait "tout ce qu’on pouvait souhaiter"… sauf "un livret agréable." Il qualifia le livret "d’abomination", qui plaçait Lawrence sous un jour détestable, la réduisant à "une menteuse malveillante et une enfant gâtée". Il ajouta même qu’il était "impossible de pardonner au livret d’avoir gâché le talent de Miss Lawrence et laissé le spectacle aussi vide de plaisir." En dehors de cela, le show proposait "certaines des danses les plus endiablées de la saison", et Webb et Hay – qui avaient déjà triomphé ensemble dans Sunny – étaient les "vrais rayons de soleil de la production". Enfin, quelques chansons figuraient parmi les meilleures de l’année…
Du 8 novembre 1928 au 5 janvier 1929 à l'Alvin Theatre, soit 68 représentations, c'est un vrai échec pour Gershwin qui est maintenant une star.
5.C.7.b) 2 juillet 1929: «Show Girl» - Déception - 111 représentations
Le musical "Show Girl" a ouvert à Broadway au Ziegfeld Theatre le 2 juillet 1929, avec une partition signée George Gershwin, des paroles d’Ira Gershwin et Gus Kahn, et un livret de William Anthony McGuire qui avait déjà écrit les scripts des succès de Ziegfeld The Three Musketeers et Whoopee.
Selon Variety, Ziegfeld a investi 150.000$ dans Show Girl, mais ce spectacle qui semblait assuré d’être un succès s’est avéré un échec et a disparu en trois mois, malgré les rumeurs avant l'ouverture affirmant qu’il était complet pour les vingt premières semaines. La production était somptueusement conçue, avec des décors de Joseph Urban et des costumes de John W. Harkrider, les chorégraphies étaient imaginées par Bobby Connolly, les ballets mis en scène par Albertina Rasch.
La vedette du spectacle était la nouvelle Mme Al Jolson, autrement dit Ruby Keeler Jolson (elle avait épousé Jolson près d’un an plus tôt, en septembre 1928, et ils ont divorcé en 1940). Elle s’était déjà attiré des critiques favorables et avait conquis le public dans ses quatre précédentes apparitions à Broadway, en tant que danseuse de chœur ou dans des rôles secondaires, souvent en tant que danseuse principale (The Rise of Rosie O'Reilly, Bye Bye, Bonnie, Lucky et Sidewalks of New York). Ziegfeld l’avait couronnée comme la nouvelle reine de la comédie musicale. Seulement, cette fois, les choses ne se sont pas déroulées ainsi: les critiques étaient tièdes, elle a quitté le spectacle trois semaines après l’ouverture (pour des raisons médicales non précisées) et n’est pas revenue à Broadway avant 42 ans, lorsqu’elle a triomphé dans la reprise de 1971 du grand succès de 1925 de Vincent Youmans, No, No, Nanette.
Le casting de Show Girl comprenait également le populaire trio comique de cabaret composé de Lou Clayton, Eddie Jackson et Jimmie (plus tard Jimmy) Durante. Parmi les autres membres de la distribution, on retrouvait Nick Lucas, Eddie Foy Jr., Frank McHugh, Harriet Hoctor, Barbara Newberry, Joseph Macaulay et Doris Carson. En plus de l’orchestre habituel dans la fosse, un autre groupe se produisait sur scène: nul autre que Duke Ellington et son Cotton Club Orchestra. Pour couronner le tout, la pièce orchestrale de Gershwin An American in Paris a été transformée en un ballet somptueux (rebaptisé ici American in Paris—Blues Ballet), et son principal thème de blues fut mis en paroles et chanté par Macaulay sous le titre Home Blues.
Mais cet impressionnant spectacle n’a pas pris son envol et s’est terminé au bout de trois mois. Il a ouvert le 2 juillet, et lorsque Keeler s’est retirée de la production le 27 juillet, le musical a perdu l’élan que sa présence et la publicité qui l’entourait lui avaient apporté. Le 29 juillet, le New York Times rapportait qu’en raison de problèmes de santé, Keeler serait remplacée par Dorothy Stone (qui avait en fait assisté à la première du spectacle quelques semaines plus tôt) mais qu’elle resterait dans la production jusqu'à ce que Stone soit prête à prendre le rôle. Cependant, un article du New York Daily News du 30 juillet affirmait que Keeler s'était effondrée dans sa loge avant la représentation du samedi soir, le 27 juillet, et qu’elle avait été hospitalisée pour une opération "nécessaire pour lui sauver la vie". L’actrice Doris Carson, également doublure de Keeler, assurerait le rôle jusqu’à ce que Stone soit en mesure d’entrer en scène. Le 2 août, le Times annonçait que l’opération de Keeler avait eu lieu le 1ᵉʳ août, soit le jour même où Stone était arrivée à New York pour commencer les répétitions!
Les critiques étaient assez bonnes, mais les lecteurs attentifs pouvaient lire entre les lignes et comprendre que Show Girl n’était pas le spectacle de l’époque et qu’il n’allait pas égaler les triomphes de Ziegfeld tels que Sally, Kid Boots, Rio Rita, Show Boat, Rosalie, The Three Musketeers et Whoopee. Les critiques étaient particulièrement déçus par la partition de Gershwin, jugée comme l’une de ses moins impressionnantes...
Tous les grands génies artistiques ont fait des faux pas. Gershwin venait d'en enchaîner deux. Mais les Gershwins avaient encore de nombreux projets, même s’il restait à George moins de 7 ans à vivre...