
6.D) Déclin du genre et reconversion (années 1930–1940)
Les années 1930 pour Rudolf Friml, c’est un peu la fin des feux d’artifice… mais la flamme ne s’éteint pas tout à fait. Après avoir été une star de l’opérette dans les années 1910 et surtout 1920, Friml entre dans la décennie suivante avec une aura encore brillante, mais une actualité artistique plus discrète. À partir des années 1930, Friml voit le goût du public évoluer et ses œuvres nouvelles rencontrent moins d’adhésion.
6.D.1) Une présence qui décline à Broadway
Friml ne crée plus de nouveaux grands musicals à Broadway pendant cette décennie. Son style d’opérette romantique, aux mélodies luxuriantes et orchestrations à la viennoise, est passé de mode avec l'arrivée du musical "moderne" porté par Rodgers & Hart, Kern, Gershwin, et bientôt Rodgers & Hammerstein. En fait, on peut même dire que ses deux seules créations à Broadway sur la décennie 1930 seront de gros flops.
1930: «Luana» - 21 représentations L’opérette Luana de Rudolf Friml était basée sur la pièce à succès de 1912, The Bird of Paradise, de Richard Walton Tully. L’histoire raconte les amours entre Luana, une princesse hawaïenne, et Paul, un scientifique originaire du continent, qui abandonne sa carrière et son mode de vie pour être avec elle. Mais voilà: dans un contexte de troubles politiques sur l’île, et sachant que Paul n’est pas vraiment heureux, Luana comprend que les dieux de l’île sont en colère et exigent un sacrifice humain. Elle n’a donc «manifestement pas le choix»: pour apaiser leur colère, elle se jette obligeamment dans le volcan local.
Luana fut un véritable désastre, qui ne tint même pas trois semaines à l’affiche. Le New York Times rapporta que le spectacle avait perdu environ 200.000$, et dans une interview, le producteur Arthur Hammerstein accusa l’échec du musical à la New York Theatre League, qui avait restreint la revente spéculative de billets. Normalement, les courtiers auraient du acheter 400 places pour chaque représentation des dix premières semaines, ce qui aurait offert au spectacle un matelas financier confortable — matelas qui, selon Hammerstein, a cruellement manqué. Hammerstein tenta une baisse des prix, passant les billets d’orchestre de 6,60$ à 5,50$, mais sans effet.
Dans le Times, le critique J. Brooks Atkinson jugea que les interprètes de Broadway étaient plutôt maladroits dans les rôles de "primitifs", et que leur charabia indigène sonnait comme du "babillage d’enfant". Il releva que le dialecte local était principalement exprimé par l’omission des articles définis et indéfinis, ce qui donnait des dialogues du style: «Soldier land from beeg battleship just come in harbor.» Enfin, un petit clin d’œil vestimentaire: Atkinson nota qu’un acteur arborait un costume si sommaire qu’on pouvait admirer la stratification fine de ses côtes, preuve flagrante de la rigueur de son régime alimentaire.
1934: «Aninna» «Music Hath Charms» - 25 représentations / Dernière opérette de Friml L'opérette fit ses débuts en Try-Out le 10 mars 1934 au Shubert Theatre de Boston, Massachusetts, où elle resta à l'affiche pendant une semaine; elle se poursuivit ensuite au Forrest Theatre de Philadelphie, en Pennsylvanie, à partir du 19 mars, avant de se produire à Washington D.C., puis à Pittsburgh en Pennsylvanie, pour enfin jouer à Chicago, Illinois, au Grand Opera House, où elle s'arrêta définitivement le 28 avril. Les représentations prévues à Cincinnati (Ohio), ainsi que dans plusieurs villes du Midwest et de la côte Ouest furent annulées.
Une version remaniée, renommée Music Hath Charms et dotée d'une nouvelle distribution, fut finalement présentée à Broadway huit mois plus tard, le 29 décembre 1934, au Majestic Theatre. Elle ferma le 19 janvier 1935, après 29 représentations! Annina avait été présentée comme «la nouvelle opérette de Rudolf Friml», et elle marqua finalement la dernière contribution du compositeur à Broadway.
Parmi les titres des chansons figuraient « Romance », « Longing », « Love », « Palace of Dreams », « It's You I Love Tonight », « My Heart Is Yours » et « Wedding Processional », ce qui donne envie de demander : « N'avons-nous pas déjà vu cette opérette la semaine dernière ? »
Les Shubert avaient pourtant placé beaucoup d'espoirs dans cette grande production somptueuse. La pièce maîtresse de l'opérette n'était autre que la star d'opéra Maria Jeritza, grande sensation de l'Opéra de Vienne et du Metropolitan Opera, qui avait fait sien un nombre impressionnant de rôles classiques. Elle avait notamment créé les rôles d’Ariane dans Ariadne auf Naxos (1912) de Richard Strauss et de Juliette dans Die tote Stadt (1920) d’Erich Wolfgang Korngold. Sa présence dans Annina déclencha un véritable tourbillon médiatique: il était rare qu’une étoile d'opéra d'une telle envergure et dotée d'une voix en or participe à un musical de Broadway, et la première à Boston se joua à guichets fermés tant le public était curieux de découvrir ses débuts dans ce registre.
Pourtant, après six semaines de représentations sur la côte Est, comme nous l'avons dit, la production annula ses dates prévues dans le Midwest et sur la côte Ouest, ferma ses portes pour une révision complète et fut repoussée indéfiniment. Jeritza retourna alors honorer ses contrats dans le monde de l'opéra, de la radio et du cinéma. Ainsi, lorsque Music Hath Charms débarqua finalement à Broadway huit mois plus tard, elle avait perdu la majeure partie de sa distribution initiale (Natalie Hall remplaçant Jeritza et Robert Halliday prenant la suite d’Allan Jones), et tint seulement trois petites semaines à l’affiche.
Brooks Atkinson, du New York Times, déclara à propos de ce nouveau spectacle qu'il s'agissait du «vieux deal habituel des opérettes», de celles où «un chœur mécaniquement entraîné accueille l'héroïne en levant le bras droit et en scandant son nom avec une unanimité assourdissante». C'était clairement la fin...
6.D.2) Un pied à Hollywood
Friml se tourne alors vers Hollywood lorsque l’industrie cinématographique chercha à intégrer les talents de Broadway à ses nouvelles productions musicales. Il met son talent au service du cinéma musical naissant. Installé en Californie en 1934, il travaille pour les studios de cinéma et compose la musique de nombreux films, souvent en adaptant ses chansons et thèmes célèbres des décennies précédentes.
Ses succès de Broadway The Vagabond King et Rose-Marie font ainsi l’objet d’adaptations à l’écran dès 1930 (pour The Vagabond King) et 1936 (pour Rose-Marie, avec le célèbre duo Jeanette MacDonald–Nelson Eddy), permettant à une nouvelle audience de découvrir ses mélodies. The Firefly est également adapté en film musical en 1937, donnant naissance à une nouvelle chanson à succès de Friml, « The Donkey Serenade », écrite spécialement pour le film.
En 1930, Friml compose une partition originale pour le film The Lottery Bride, tentative d’opérette cinématographique à grand spectacle. Cependant, comme son contemporain britannique Ivor Novello, il subit les sarcasmes d’une partie de la critique qui juge son style trop sentimental et désuet face aux nouvelles tendances.
En plus, à Hollywood, Friml se heurta toutefois à une réalité fréquente chez ses contemporains venus de Broadway: la perte du contrôle artistique. Contrairement à l'autonomie relative qu’il connaissait à Broadway, le cinéma imposait de nombreuses contraintes commerciales et techniques, souvent en confiant ses partitions à d'autres compositeurs ou arrangeurs qui modifiaient considérablement son travail initial.
6.D.3) Compositeur "à la demande": vers le retrait (mais pas la retraite)
Plutôt que de s’éloigner de la musique, Friml opère alors un retrait stratégique vers un univers plus classique. Il choisit de ne pas s’aligner sur le swing et le jazz qui envahissent les comédies musicales de la fin des années 30, et préfère revenir à la musique de concert.
Durant les décennies 1940 et 1950, il compose à l’occasion quelques pièces sérieuses (musique de chambre, œuvres pour piano) et donne des concerts où il interprète tantôt ses compositions, tantôt des improvisations et des œuvres du répertoire classique. Il réalise toutefois un ultime détour par le cinéma en 1947 en composant la musique du film Northwest Outpost (avec Nelson Eddy, ex-héros de Rose-Marie), comme pour boucler la boucle de sa contribution au genre de l’opérette filmée.
Après cela, Friml n’écrira plus pour la scène ni pour l’écran, l’opérette étant passée de mode. Il laisse derrière lui une riche filmographie musicale (plus d’une quinzaine de films), et un catalogue d’œuvres pour la scène englobant une vingtaine d’opérettes et comédies musicales de 1905 à 1934.
6.E) Style musical
Rudolf Friml s’inscrit dans la lignée des compositeurs européens formés à la fin du XIXème siècle et qui ont transplanté cet héritage sur la scène américaine. Formé par Antonín Dvořák, il a acquis une solide technique classique et un sens mélodique aiguisé. Son style musical porte d’ailleurs la marque des influences européennes: ses œuvres évoquent la légèreté insouciante de l’Europe d’avant 1914. Elles s’inspirent des modèles de l’opérette centre-européenne, intégrant par exemple des valses sentimentales et des marches entraînantes rappelant celles de Franz Lehár (La Veuve joyeuse) ou de Johann Strauss fils (La Chauve-souris). Friml adapte ces éléments au goût du public américain de l’époque, en y ajoutant son propre sens du lyrisme et du spectacle.
Ce qui caractérise avant tout la musique de Friml, ce sont ses mélodies romantiques et immédiatement accrocheuses. Le compositeur excelle dans les duos d’amour passionnés, les berceuses exotiques et les chœurs vibrants. Ses orchestrations, riches en cordes et en envolées lyriques, créent une atmosphère tour à tour sentimentale et héroïque, au service d’histoires souvent empreintes de romantisme. Ce style a grandement plu au public durant les années 1910–1920, et nombre de ses airs – de la sérénade montagnarde « Indian Love Call » au refrain épique « Song of the Vagabonds » – sont devenus des « tubes » repris en chœur par les spectateurs. En contrepartie, cette propension au sentimentalisme valut plus tard à Friml d’être jugé un peu démodé par certains critiques, qui ont pu qualifier sa musique de fleur bleue ou superficielle. Néanmoins, c’est bien cette sincérité mélodique et cette absence de cynisme qui font l’identité des compositions de Friml et qui expliquent qu’elles touchèrent si profondément le public de l’entre-deux-guerres.
Sur le plan dramatique, Friml n’hésite pas à innover en mêlant l’aventure et la romance. Contrairement à d’autres œuvres légères de son temps, ses opérettes incorporent des éléments de suspense et de drame. Ainsi, Rose-Marie introduit une intrigue policière (un meurtre à résoudre) au cœur d’une histoire d’amour, ce qui était une nouveauté audacieuse dans le genre en 1924. De même, The Vagabond King alterne chansons d’amour et chants de ralliement révolutionnaire, reflétant le mélange de rudesse et de poésie du personnage de François Villon. Friml parvient à marier ces tonalités contrastées grâce à une écriture musicale raffinée qui emprunte autant à l’opéra qu’au folklore.
Fidèle à ses racines, Friml a relativement peu fait évoluer son langage musical au fil du temps. Alors que la comédie musicale américaine s’orientait dans les années 1930 vers des styles nouveaux (influences du jazz, intégration plus fine de la musique à l’intrigue, etc.), lui est resté attaché au style opérettiste traditionnel. Plutôt que de tenter d’imiter George Gershwin ou Cole Porter, il a préféré se retirer du monde du théâtre musical commercial lorsque celui-ci ne lui a plus offert de projets en harmonie avec son esthétique. Cette loyauté envers son propre style – romantique, européen, volontiers nostalgique – explique que Friml soit parfois perçu comme un compositeur d’une ère révolue. Cependant, il a continué parallèlement à composer des pièces classiques et à se produire en concert, preuve qu’il possédait une palette artistique plus étendue que le seul registre de l’opérette. Son style singulier reste, pour les amateurs, indissociable de l’âge d’or de l’opérette à Broadway.
6.F) Influence et postérité
Rudolf Friml occupe une place de choix dans l’histoire de la comédie musicale américaine. Il fait partie, aux côtés de Victor Herbert et de Sigmund Romberg, des trois compositeurs qui ont porté à bout de bras l’opérette « made in USA » au début du XXème siècle. Aucun des trois n’étant né en Amérique (Friml et Romberg étaient originaires d’Europe centrale, Herbert d’Irlande), ils ont apporté avec eux un héritage européen qui a façonné le Broadway des années 1900–1920.
Le théâtre musical américain doit énormément à ces hommes pour avoir défini la direction que prendrait l’art de la comédie musicale, en particulier en popularisant la vente de partitions et de chansons à travers tout le pays. Grâce à leurs œuvres au succès retentissant, le public américain s’est familiarisé avec les valses viennoises, les marches et les romances issues de l’opérette européenne, ouvrant la voie à l’épanouissement d’un véritable musical national. L’âge d’or de l’opérette a progressivement pris fin à la fin des années 1920, lorsque de nouvelles formes de spectacles musicaux ont émergé sur Broadway.
Néanmoins, l’influence de Friml et de ses pairs se fait encore sentir dans certaines comédies musicales plus tardives qui empruntent à l’opérette son sens du lyrisme et du grandiose. Par exemple, on considère que la célèbre chanson « Gaston » du film Disney La Belle et la Bête (1991) s’inspire structurellement d’une chanson à boire tirée de l’opérette The Student Prince de Romberg, témoignant de la persistance de ces schémas musicaux dans la culture populaire.
Friml laisse en héritage un corpus de chansons et de mélodies qui, pour beaucoup, sont devenues des standards intemporels. Plusieurs de ses airs continuent d’être joués, enregistrés ou détournés de nos jours. Parmi ceux-ci, « Indian Love Call », dialogue amoureux emblématique de Rose-Marie, et « The Donkey Serenade », romance tirée de The Firefly, ont traversé le siècle. Ces mélodies, reprises par de nombreux interprètes, évoquent immédiatement le charme suranné de l’ère des opérettes. Fait intéressant, elles sont fréquemment utilisées de nos jours dans des contextes parodiques ou humoristiques, tant leur caractère romantique peut paraître excessif avec le recul. Le célèbre air Indian Love Call en est l’exemple parfait : son pouvoir évocateur est tel qu’il a été utilisé dans le film de science-fiction loufoque Mars Attacks! (1996) comme gag récurrent (interprété par le chanteur Slim Whitman), les vibrations aiguës de la chanson provoquant littéralement l’explosion des extraterrestres. Ainsi, plus de 80 ans après sa création, l’une des chansons de Friml trouvait une nouvelle vie auprès du grand public, détournée de manière iconique au cinéma.
Si les opérettes de Friml sont aujourd’hui moins souvent montées intégralement, elles n’ont pas totalement disparu des scènes. On note par exemple que The Vagabond King et The Three Musketeers ont fait l’objet de reprises à Broadway en 1980, signe d’un regain d’intérêt ponctuel pour ces œuvres patrimoniales. De même, Rose-Marie continue d’être jouée épisodiquement par des compagnies d’opérette ou de théâtre musical, en particulier dans les pays anglophones. Les adaptations filmées des années 1930 ayant fixé une partie de l’imaginaire lié à ces œuvres, c’est souvent par le biais du cinéma que les générations suivantes ont découvert les créations de Friml. Son nom reste attaché à l’époque des grandes opérettes de Broadway, et ses compositions figurent encore au répertoire de concerts dédiés à la musique légère ou aux « classiques de Broadway ». Il est courant d’entendre l’un de ses airs dans des émissions télévisées consacrées à l’histoire de la comédie musicale, ou lors de concerts-hommages aux compositeurs du passé.
Friml a également inspiré le respect et la sympathie de ses pairs et successeurs. En 1969, pour ses 90 ans, le poète américain Ogden Nash lui rend hommage avec humour en lui dédiant quelques vers, concluant : « J’ai confiance en votre conclusion, et la mienne est similaire : le monde serait plus heureux s’il s’agissait de celui de Friml».
De même, le chanteur satirique Tom Lehrer n’hésite pas à le citer dans l’une de ses chansons humoristiques (The Wiener Schnitzel Waltz, 1953), où il décrit ironiquement une valse viennoise kitsch comme étant « très Rudolf Frimlienne ».
Ces clins d’œil montrent que, bien après son apogée, le nom de Friml reste synonyme de romance musicale et évoque instantanément tout un style d’époque. Enfin, la profession n’a pas oublié sa contribution : Friml fut l’un des membres fondateurs de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs américains (ASCAP) en 1914, et il a été honoré en 1971 par son intronisation au prestigieux Songwriters Hall of Fame.
Son impact sur la comédie musicale, bien que discret par rapport à des figures postérieures, est indéniable – il a pavé la voie aux grands spectacles musicaux en apportant à Broadway le souffle de l’opérette européenne, et son œuvre continue d’incarner la magie mélodique d’une époque révolue mais célébrée.