
5.C.4) Novembre 1926: «Oh, Kay!» - Succès - 256 représentations
Malgré que ces 4 succès de Gershwin de l'année 1925 ne furent que des «succès d'estime», Alex Aarons et Vinton Freedley, producteurs heureux de Lady Be Good (), voulurent eux aussi renouveler l’expérience avec le quatuor: les frères Ira et George Gershwin et les talentueux librettistes Guy Bolton et P.G. Wodehouse, célèbres pour leur esprit caustique et leurs intrigues légères et sophistiquées.
Ils décidèrent de produire un nouveau musical en s’inspirant de l’ambiance légère et insouciante des comédies musicales britanniques. Ils se rendirent en Angleterre et engagèrent la star du West End Gertrude Lawrence pour tenir le rôle-titre. Les frères Gershwin embrassèrent le projet avec enthousiasme. George composa une musique d’une fluidité exquise, mêlant jazz et lyrisme, tandis qu’Ira cisela des paroles d’une légèreté piquante et raffinée.
Gertrude Lawrence jouait Kay, la sœur d'un noble anglais important de l’alcool de contrebande aux États-Unis via le yacht familial. Ils ont caché, avec "Shorty" McGee et Larry Potter, une importante réserve d'alcool dans le sous-sol d'un manoir abandonné sur la plage de Long Island (État de New York). Tout se passe bien jusqu’à ce que Jimmy Winter, après une longue absence, réintègre sa maison, accompagné de sa seconde épouse Constance, fille du juge Appleton. S'ensuivent des manœuvres pour récupérer la cargaison (à cette fin, Shorty se fait embaucher comme maître d'hôtel de Jimmy), contrecarrées par divers incidents, sources de nombreux quiproquos: Jansen, un officier du Bureau de Prohibition, vient enquêter sur les lieux car il a des soupçons; Jimmy retrouve Kay qu'il a sauvée de la noyade l'année précédente et qui tombe amoureuse de lui; Constance apprend que son mariage reste à confirmer, la procédure de divorce de Jimmy d'avec sa première épouse étant toujours en cours; de plus, Jimmy a beaucoup de succès auprès des jeunes femmes, notamment les jumelles Dolly et Phillipa (ou Phyllis) "Phil" Ruxton... Jouant un gangster se faisant passer pour un majordome, le comédien Victor Moore récoltait des torrents de rires quand il affirmait: «La différence entre un contrebandier et un inspecteur fédéral, c'est que l'un d'eux porte un badge.» Avec ce spectacle, Gertrude Lawrence devint la première artiste britannique à jouer un premier rôle dans la création d’une comédie musicale américaine à Broadway.

Oscar Shaw (Jimmy Winter), Gertrude Lawrence (Lady Kay), Victor Moore (“Shorty” McGee),
La partition comprenait le jazzy Fidgety Feet, le pseudo-spiritual Clap Yo' Hands et le léger Do, Do, Do. Avant le début des répétitions, George, dans un moment de distraction, a commencé à jouer un numéro de danse rapide à un tempo plus lent. Ira a dit que la mélodie sonnait mieux de cette façon, et Someone to Watch Over Me venait de naître. Fait rare pour l’époque, dans ce morceau, au lieu de chanter directement vers le public, Lawrence chantonnait en s’adressant à une poupée Raggedy Ann (poupée de chiffon ayant la forme d'une petite fille) à propos de l'inconnu, quelqu'un qu'elle avait "envie de voir."
Brooks Atkinson, dans The New York Times, affirma que les comédies musicales "sont rarement aussi délicieusement exaltantes" que Oh, Kay!, saluant une partition "riche", des chorégraphies dynamiques, un décor somptueux, une mise en scène efficace, une distribution remarquable et "une avalanche de jeux de mots aussi scabreux qu'un trafiquant d'alcool en pleine débâcle". Atkinson – ainsi que plusieurs autres critiques – se réjouit notamment de la réplique savoureuse de Victor Moore : "La seule différence entre un bootlegger et un inspecteur fédéral, c'est que l'un des deux porte un badge." Pour Atkinson, Oh, Kay! représentait un "alliage parfait de toutes les disciplines du divertissement musical – la mise en scène n’étant pas moins brillante que la composition et la scénographie".
Il souligna également que Broadway n’avait rien connu de "plus hilarant" depuis les Marx Brothers que la scène où Victor Moore et Gertrude Lawrence, feignant d’être domestiques, servaient un déjeuner des plus mémorables. Lawrence y excellait, multipliant les facéties avec une longue baguette de pain et adoptant une démarche traînante de parfaite employée de maison, tandis qu’en coulisses, un vacarme de vaisselle cassée et des bruits suspects en provenance de la cuisine ajoutaient à la confusion comique. Lorsqu’un invité interrogea sur un plat du menu, Moore répliqua d’un air lugubre que "le chat était devenu très désagréable quand il a fallu lui reprendre le poisson." Atkinson nota enfin la présence de Beatrice Lillie dans le public lors de la première, mais précisa avec amusement que Lawrence n'avait pas cherché à "imiter Lillie" et s’était plutôt attachée à maintenir un jeu à la fois varié et éclatant.
Le musical fut un beau succès se jouant à l'Imperial Theatre de Broadway du 8 novembre 1926 jusqu'en juin 1927 pour une série de 256 représentations. Quelques mois après la fermeture de la production originale, Oh, Kay! fit son retour pour un «return engagement» limité au Century Theatre, où il fut joué seize fois à partir du 2 janvier 1928, avec Julia Sanderson, Frank Crumit et John E. Young.

Représentations au His Majety's Theatre
de Londres en 1927 (213 représentations)
La production londonienne d’Oh, Kay! ouvrit ses portes le 21 septembre 1927 au His Majesty’s Theatre, où elle fut jouée 214 fois, aussi avec Gertrude Lawrence dans le rôle-titre, Harold French en Jimmy et John Kirby en "Shorty". Une reprise londonienne en 1974 connut un succès comparable, totalisant 228 représentations, avec Amanda Barrie et Royce Mills dans les rôles principaux.
En 1928, Oh, Kay! fut également adapté au cinéma dans une version muette produite par First National Pictures et réalisée par Mervyn LeRoy. Le film mettait en vedette Colleen Moore dans le rôle de Kay, aux côtés de Lawrence Gray (Jimmy), Ford Sterling ("Shorty") et Alan Hale (Jansen).
Il faut souligner que le musical Oh, Kay! a eu une vie au-delà de sa production initiales:
- Une version révisée du spectacle ouvrit Off-Broadway le 16 avril 1960 au East 74th Street Theatre, où elle tint l’affiche pendant 89 représentations. Marti Stevens y incarnait le rôle-titre, entourée de David Daniels, Bernie West, Penny Fuller, Linda Lavin et Eddie Phillips. Pour cette adaptation, P.G. Wodehouse, qui avait coécrit le livret original, retravailla à la fois le texte et certaines paroles, et quelques chansons d’autres musicals de Gershwin furent intégrées à la partition.
- Une autre version révisée devait voir le jour à Broadway au Lunt-Fontanne Theatre le 5 octobre 1978, avec Jane Summerhays (Kay), Jack Weston ("Shorty") et David-James Carroll (Jimmy). Cependant, en cours de répétitions, Carroll fut remplacé par Jim Weston. Cette production réunissait une grande partie de l’équipe créative du succès de 1971, No, No, Nanette, et s’annonçait ambitieuse, avec des moyens de production somptueux et des chorégraphies vibrantes signées Donald Saddler. Parmi elles, une version mémorable et excentrique de Fidgety Feet. Pourtant, malgré ces promesses, la production ne parvint jamais jusqu’à Broadway et s’arrêta avant son ouverture officielle. Durant la préproduction, le livret passa entre plusieurs mains : John Guare, puis Muriel Resnik, avant que Thomas Meehan n’en soit crédité à l’ouverture des avant-premières.
- Une véritable reprise à Broadway vit finalement le jour le 1er novembre 1990, sous l’impulsion de David Merrick, au Richard Rodgers Theatre, pour 77 représentations. Le livret, adapté par James Racheff, situait désormais l’intrigue à Harlem, et la distribution comprenait Angela Teek, Brian (Stokes) Mitchell et Gregg Burge.
- Plus tard dans la saison, Merrick tenta une nouvelle approche en remaniant le spectacle, qui fit l’objet de 16 avant-premières au Lunt-Fontanne Theatre, du 2 au 14 avril 1991. Cette fois-ci, la distribution principale réunissait Rae Dawn Chong, Ron Richardson et Gregg Burge.
5.C.5) Novembre 1927: «Funny Face» - Succès - 244 représentations

Après le succès de Lady, Be Good! (1924) et Oh, Kay! (1926), nos deux producteurs, Alex A. Aarons et Vinton Freedley, décidèrent d'offrir à Fred et Adele Astaire un nouveau véhicule à la hauteur de leur talent. Ils commandèrent alors aux frères Gershwin une partition étincelante, associée à un livret signé Fred Thompson et Paul Gerard Smith.
L’histoire tournait autour de Jimmy (Fred Astaire), le tuteur de trois jeunes protégées: "Frankie" (Adele Astaire), Dora (Betty Compton) et June (Gertrude McDonald). Entre complications amoureuses et aventures rocambolesques, tout le monde se retrouvait pris dans un tourbillon de péripéties. À l’issue de cette comédie enlevée, Jimmy et June formaient un couple, tout comme "Frankie" et Peter (Allen Kearns). Pour ajouter au chaos joyeux, Herbert (Victor Moore) et "Dugsie" (William Kent) complétaient la galerie de personnages en incarnant deux cambrioleurs maladroits, lancés à la recherche de bijoux et de journaux intimes aux secrets bien gardés.
Jouée à l'Alvin Theatre du 22 novembre 1927 au 23 juin 1928 (244 représentations), Funny Face fut un grand succès de George et Ira Gershwin. Il fut l’un de ces musicals emblématiques des années '20, où l’alchimie parfaite entre stars, intrigue, danse et musique capturait à merveille l’esprit de l’époque. Pourtant, peu savent que cette production, si élégante et parfaitement rodée, avait traversé un véritable "enfer de try-out" avant d’atteindre sa forme définitive.
Un musical qui s'est affiné avant Broadway : pendant une partie de ses pre-Broadway Try-Out, le musical avait pour titre Smarty, avec un livret signé Fred Thompson et Robert Benchley. Cependant, à l’approche de la première new-yorkaise, le spectacle adopta son titre définitif, Benchley quitta le projet, et Paul Gerard Smith rejoignit Thompson pour remanier le livret.
Le rôle de l’aviateur Peter fut d’abord tenu par Stanley Ridges, avant d’être repris par Allan Kearns. Victor Moore rejoignit la troupe dans un rôle inédit, celui de Herbert. Par ailleurs, William Daly, directeur musical durant les avant-premières, fut remplacé par nul autre qu’Alfred Newman, qui deviendrait plus tard l’un des grands compositeurs de musique de film à Hollywood. Le rôle d’Olive passa entre plusieurs mains : Maxine Carson fut remplacée par Lillian Roth, avant que le personnage ne soit finalement supprimé du spectacle.
Durant la phase de pré-Broadway, Funny Face subit de nombreux ajustements et vit disparaître pas moins de neuf numéros :
- "Aviator" (également connu sous les titres Flying Fête et We're All A-Worry, All Agog),
- "When You're Single",
- "Those Eyes" (Your Eyes! Your Smile!),
- "The World Is Mine",
- "Finest of the Finest",
- "Dancing Hour",
- "Dance Alone with You",
- "Nut Dance",
- "How Long Has This Been Going On?", qui, bien que supprimé, devint rapidement un standard des Gershwin. Ce dernier titre, initialement interprété par Adele Astaire et Stanley Ridges lors des Try-Out, fut récupéré quelques semaines plus tard pour Rosalie, où il fut chanté par Bobbe Arnst.
Certains numéros furent même abandonnés avant les répétitions: "Come! Come! Come Closer!", "Acrobats", "Bluebeard", "Invalid Entrance", "When the Right One Comes Along".
Le livret, bien que léger, remplissait parfaitement son rôle en offrant une intrigue enjouée qui mettait en valeur Fred et Adele Astaire, Victor Moore et William Kent. Il regorgeait de répliques humoristiques.
Dans The Babbitt and the Bromide, une conversation chantée «virealangue» (caractérisée donc par sa difficulté de prononciation) a donné aux Astaire l'occasion de créer l’une de leurs signatures chorégraphiques, le «Runaround» aussi appelé le «Oompah-Trot».
«Funny Face» inaugure l'Alvin Theatre
Funny Face fut le premier spectacle à être joué dans le tout nouveau théâtre d’Alex A. Aarons et Vinton Freedley, l’Alvin, dont le nom était un assemblage des premières syllabes de leurs prénoms. Au fil des ans, cette salle accueillit une impressionnante série de musicals à succès, parmi lesquels Girl Crazy, Music in the Air, Anything Goes, I'd Rather Be Right, The Boys from Syracuse, Lady in the Dark, A Funny Thing Happened on the Way to the Forum, Company, Annie et Hairspray. Mais elle fut aussi le théâtre de quelques échecs retentissants, comme The Firebrand of Florence, The Golden Apple, House of Flowers, Greenwillow et Merrily We Roll Along, ce dernier étant devenu culte malgré son insuccès initial.
C’est également sur la scène de l’Alvin Theatre que Porgy and Bess fit sa première mondiale, ajoutant à la légende du lieu.
Malheureusement, ce théâtre historique perdit son nom emblématique en 1983 pour devenir l’actuel Neil Simon Theatre.
J. Brooks Atkinson, dans The New York Times, écrivit que "s’il n’y avait pas déjà deux ou trois excellents musicals en ville, on pourrait bien, par pure audace, couronner Funny Face comme le meilleur d’entre eux." Il décrivit le spectacle comme "un divertissement d’une gaieté rare", offrant "une expérience pleinement satisfaisante", enrichie de "plusieurs très bonnes chansons". Il souligna également que les Astaire avaient conquis une place unique dans l’univers de la comédie musicale, et que, à deux reprises au cours de la représentation, Fred Astaire coupa littéralement le souffle au public avec son jeu de jambes fulgurant et sa maîtrise parfaite d’un étonnant numéro de pantomime en clog dance.
La production londonienne ouvrit ses portes au Princes Theatre le 8 novembre 1928 et y fut jouée jusqu’au 29 janvier 1929. Après une courte tournée en province à travers le Royaume-Uni, le musical fut repris au Winter Garden Theatre de Londres le 11 mars 1929, où il resta à l’affiche jusqu’en juin 1929, atteignant un total impressionnant de 263 représentations. Leslie Henson partageait la tête d’affiche avec Fred et Adele Astaire.
Il faut noter que le film Funny Face, produit par Paramount en 1957, n'est pas une adaptation du spectacle original.