
Au début du XXème siècle, Londres était un centre mondial du théâtre musical, avec des salles prestigieuses comme le Gaiety Theatre, le London Palladium, l'Hippodrome, et le Drury Lane Theatre. Le music-hall, les opérettes et les premières formes de comédies musicales modernes étaient des divertissements prisés par toutes les classes sociales.
A la différence des Etats-Unis qui n'entreront en guerre qu'en avril 1917, le Royaume-Uni est plongé dans le conflit de la première guerre mondiale dès août 1914. Les préoccupations changent, mais le théâtre musical ne disparaît pas. Il s’adapte, se transforme et devient un outil de divertissement, de propagande et de soutien au moral du peuple britannique. Malgré les pertes humaines, les bombardements Zeppelin et les pénuries, les spectacles continuent.
Mais autant aux Etats-Unis, cette période va amplifier fortement la naissance du «théâtre musical américain», au Royaume-Uni, la situation va être difficile et on peut dire, que seules deux créations seront de vrais succès...
L’offre théâtrale de l’époque était variée, mais certains genres ont pris une importance particulière durant le conflit.
2.A.1) Les Revues musicales et le Music-Hall
Traditionnellement, le music-hall était une forme de spectacle extrêmement populaire, combinant chansons, sketches comiques, acrobaties et numéros de danse.
Les revues musicales présentaient des spectacles à sketchs, souvent inspirés de l’actualité. Elles étaient parfois composées de numéros de satire militaire, ridiculisant les dirigeants ennemis ou glorifiant les troupes britanniques. Parmi les revues les plus célèbres, on peut citer:
- The Bing Boys Are Here () (1916): une satire de la vie londonienne en temps de guerre. Elle est la première d’une série de revues qui ont été jouées à l’Alhambra Theatre de Londres pendant les deux dernières années de la Première Guerre mondiale. Il y a une caractéristique de cette revue qui la distingue de la plupart de ses semblables, dans la mesure où elle part d’une idée précise qui se développe avec une certaine continuité qui lui donne une histoire cohérente et dans laquelle les personnages principaux jouent des rôles intimement liés à l’histoire de la pièce.
Elle sera remplacée le 24 février 1917 par The Bing Girls Are Here avec une distribution différente mais toujours à l'Alhambra Theatre. Une troisième revue va leur succéder le 16 février 1918 pour The Bing Boys of Broadway, avec Robey de retour à l'affiche. Le nombre total de représentations pour les trois revues était bien supérieur à 1.000, et la série s'est jouée au-delà de l'armistice en novembre 1918. - Zig-Zag! () (1917): revue présentée à l’Hippodrome de Londres. Elle a été conçue par Albert de Courville, Wal Pink et George Arnold, avec une musique de Dave Stamper, des paroles de Gene Buck et des chansons supplémentaires de George M. Cohan. La revue a ouvert ses portes le 31 janvier 1917 avec George Robey, Daphne Pollard, Cicely Debenham, Shirley Kellogg, Marie Spink et Bertram Wallis. Elle a été jouée 648 fois.

Affiche «The Bing Boys are here»
2.A.2) Les opérettes et les comédies musicales légères
Les opérettes et comédies musicales légères continuaient de dominer les scènes théâtrales de l’époque, souvent influencées par les œuvres d’Arthur Sullivan et W. S. Gilbert. Deux spectacles ont recueilli un succès dont il est digne de se souvenir:
- Chu Chin Chow () (1916): l'acteur d'origine australienne Oscar Ashe était devenu célèbre à Londres en jouant Haaj le mendiant dans le mélodrame populaire Kismet dont sera tiré 42 ans plus tard le musical Kismet () (1911). Asche a écrit, produit et mis en scène Chu Chin Chow () (Londres 1916, 2.235 représentations) avec une musique de Frederic Norton, basée (avec quelques améliorations mineures) sur l'histoire d'Ali Baba et les 40 voleurs. La pièce a été créée au His Majesty's Theatre de Londres le 3 août 1916 et a tenu l’affiche six ans et un total de 2.235 représentations (plus de deux fois plus que n'importe quelle comédie musicale précédente), un record qui a tenu près de quarante ans jusqu'à Salad Days () (2.283 représentations au Vaudeville Theatre de Londres à partir du 5 août 1954). Ashe emmenait les spectateurs dans des aventures extraordinaires où une grotte au trésor ne s'ouvrait qu'aux mots magiques «Sésame, ouvre-toi» ou les faisait assister à un mariage arabe spectaculaire. Dans une autre scène, une servante rusée versait de l'huile bouillante sur quarante bandits cachés dans des jarres. Ashe incarnait le chef des bandits Abu Hasan. Cette comédie musicale de tous les records incluait des tubes comme Any Time’s Kissing Time ou la scandée Cobbler’s Song. Une version a ouvert à Broadway au Manhattan Opera House en 1917 pour 208 représentations. Un flop si on le compare à la réussie londonienne. Une adaptation cinématographique – totalement ratée – a été réalisée en 1934 avec Anna May Wong dans le rôle de la servante rusée.
- The Maid of the Mountains () (1917): Après la mort de George Edwardes en 1915 (dont nous avons déjà parlé, survenue après son emprisonnement en Allemagne lors de la déclaration de guerre en 1914), son Daly's Theatre a dû faire face à de terribles difficultés financières.
En désespoir de cause, ses successeurs ont programmé The Maid of the Mountains () (Londres 1917, 1.352 représentations) une opérette composée par Harold Fraser-Simson et un livret du dramaturge Frederick Lonsdale, dans une mise en scène à nouveau d’Oscar Asche. Ce fut un triomphe bienvenu pour l’avenir du théâtre.
On suit Teresa l'otage de longue date de bandits de grand chemin. La soprano Jose Collins (1887-1958) a triomphé dans le rôle de Teresa, chantant entre autres Love Will Find a Way et A Paradise for Two. Le spectacle s’est joué pendant près de quatre ans, ne s’arrêtant que parce que Collins était épuisée.
Une production new-yorkaise de 1918 a fermé après seulement trente-sept représentations. Un terrible flop…

Oscar Asche dans «Chu Chin Chow»

L'affiche à Broadway
Pourquoi ces tubes londoniens n'ont-ils pas réussi à s'imposer en Amérique? L'engouement aux États-Unis pour les salles de bal remodelait la musique populaire. Quels que soient leurs charmes, Chu Chin Chow () et The Maid of the Mountains () manquaient d'airs de danse. Pendant les décennies qui allaient suivre, les chansons pourront devenir des succès juste parce qu’elles appellent à la danse – et les compositeurs de Broadway ont dû fournir de tels airs pour garantir la vente de billets.
Quoi qu'il en soit, en Angleterre durant la guerre, ces spectacles proposaient une évasion exotique, transportant le public dans des mondes imaginaires et colorés, loin du front.
2.A.3) Les chansons patriotiques et de guerre
La chanson était un élément fondamental du théâtre musical. Certaines chansons devinrent des hymnes populaires de l’époque :
- Keep the Home Fires Burning (Ivor Novello, 1914): encouragement aux familles à l’arrière pour qu’elles restent fortes: Keep the Home Fires Burning, / While your hearts are yearning. / Though your lads are far away / They dream of home. / There's a silver lining / Through the dark cloud shining, / Turn the dark cloud inside out / Till the boys come home.
- Pack Up Your Troubles in Your Old Kit-Bag (1915): morceau entraînant encourageant les soldats à rester optimistes.
- It’s a Long Way to Tipperary (1912, mais popularisée durant la guerre): chantée par les troupes britanniques, cette chanson devint un véritable hymne des soldats. Écrite en 1912 par Jack Judge, cette chanson était à l'origine destinée aux music-halls. Son style entraînant et ses paroles simples en ont fait un succès populaire bien avant le déclenchement du conflit mondial.
Avec le déclenchement de la guerre, la chanson a rapidement été adoptée par les soldats britanniques comme chant de marche. Elle évoquait, à travers son refrain répétitif et mélodieux, la nostalgie du foyer et l'espoir d'un retour à une vie paisible, loin des horreurs du front.
Au fil des années, It's a Long Way to Tipperary est devenue un véritable symbole de l'esprit de camaraderie et de résilience. Son refrain, facile à retenir, a permis de renforcer le moral des troupes et est encore aujourd'hui associé à l'époque de la Grande Guerre: It's a long way to Tipperary, / It's a long way to go. / It's a long way to Tipperary, / To the sweetest girl I know! / Goodbye, Piccadilly, / Farewell, Leicester Square! / It's a long long way to Tipperary, / But my heart's right there.
La chanson a traversé les décennies et a été reprise dans divers contextes – du cinéma au théâtre – illustrant la manière dont la musique peut capturer et transmettre l'émotion collective d'une époque. Le nom "Tipperary", bien que géographiquement rattaché à une région d'Irlande, est utilisé de manière symbolique pour représenter le concept d'un lieu idéalisé, celui du retour au foyer.

Couverture des partitions (1912)
Le théâtre musical n’était pas seulement un divertissement: il jouait un rôle crucial dans la société en guerre.
- Les restrictions économiques:
- Les budgets étaient limités à cause des restrictions sur les importations (costumes, décors).
- Certains théâtres ont réduit leurs mises en scène, en privilégiant les spectacles plus simples et économiques.
- L’impact des bombardements Zeppelin:
- Entre 1915 et 1917, Londres a été ciblée par les bombardements lors des raids Zeppelin, causant des pertes humaines et la peur dans la population.
- Certains spectacles ont été temporairement suspendus, mais la majorité des théâtres ont continué à fonctionner, illustrant une certaine forme de résilience culturelle.
31 mai 1915: bombardement de Londres
par un Zeppelin allemand - Le théâtre pour les soldats:
- De nombreuses troupes d’artistes se sont déplacées sur le front occidental, en France et en Belgique.
- Ces spectacles avaient pour but de remonter le moral des troupes et de leur rappeler la vie à la maison.
Malgré son succès, le théâtre musical londonien a dû faire face à plusieurs défis.
- Une source de réconfort et d’évasion:
- Le théâtre offrait un moment de légèreté face aux nouvelles tragiques du front.
- Il renforçait la cohésion sociale en réunissant des spectateurs de tous milieux dans une atmosphère de solidarité.
- Un moyen de propagande:
- Des affiches et annonces dans les théâtres encourageaient le recrutement militaire.
- Certains spectacles incluaient des sketches de propagande, montrant l’héroïsme des soldats britanniques et la "barbarie" allemande.
- Vesta Tilley, l’une des plus célèbres chanteuses du music-hall, participait activement à des campagnes de recrutement en se déguisant en soldat et en chantant des chansons incitant les jeunes hommes à s’engager.
- La montée en puissance des femmes:
Avec la mobilisation des hommes au front, les femmes ont pris une place centrale sur scène et en coulisses:- Les rôles féminins se sont développés, certaines devenant de grandes stars du théâtre musical.
- Des artistes comme Marie Lloyd («la Reine du Music-Hall») et Gertie Millar («star» d’opérettes et de comédies musicales) devinrent des figures de proue du théâtre musical.
- Des actrices-chanteuses participaient à des tournées pour divertir les troupes.
- Avec de plus en plus de femmes travaillant à l’arrière (dans les usines d’armement, comme infirmières ou même conductrices d’ambulances), les personnages féminins dans le théâtre musical ont commencé à refléter cette nouvelle autonomie. Dans certaines comédies musicales et revues, les femmes n’étaient plus simplement des amoureuses en détresse, mais des personnages humoristiques ou ingénieux, capables de tenir tête aux hommes.
- Certaines actrices ont pris des rôles masculins pour remplacer les acteurs masculins partis au front. Vesta Tilley, par exemple, était célèbre pour ses rôles d’hommes militaires. Elle chantait des chansons patriotiques en uniforme, incitant les jeunes hommes à s’enrôler. Ce genre de rôle permettait aussi de casser les normes de genre et de montrer des femmes dans des positions plus actives et héroïques.
Après l’armistice du 11 novembre 1918, le théâtre musical britannique connaît une évolution importante:
- Le déclin des opérettes au profit des comédies musicales modernes: les grandes opérettes à la Gilbert & Sullivan deviennent moins populaires. Des comédies musicales plus modernes émergent, influencées par Broadway.
- La naissance d’un style plus réaliste et satirique: des œuvres plus critiques voient le jour dans les années 1920, influencées par le cynisme né de la guerre. L’humour devient plus noir et satirique.
- La place renforcée du théâtre musical dans la culture britannique: le succès des chansons et spectacles de la guerre a consolidé le rôle central du théâtre musical à Londres.
Le théâtre musical à Londres pendant la Première Guerre mondiale a traversé une période de grande transformation. Il a servi à divertir, propager l’optimisme et mobiliser la population tout en s’adaptant aux réalités du conflit.
Cette période a marqué un tournant dans l’histoire du théâtre musical britannique, ouvrant la voie aux comédies musicales plus modernes et consolidant la place de Londres comme capitale mondiale du spectacle vivant.