Après le triomphe de Show Boat (), et grâce à ce triomphe, Jerome Kern a mieux résisté à la crise économique à New York que la plupart des autres artistes.

Entre la création de Show Boat en 1927 et le début des années 1940, Jerome Kern connaît une transition majeure, passant de Broadway à Hollywood tout en laissant une empreinte durable sur la comédie musicale. Après le coup d’éclat de Show Boat, qui révolutionne le genre, Kern enchaîne des œuvres scéniques souvent plus traditionnelles mais riches en mélodies inoubliables. Il continue d’affiner l’intégration de la musique à l’intrigue, explore des collaborations variées (notamment avec Oscar Hammerstein II et Otto Harbach), et finit par s’établir à Hollywood où il compose pour le cinéma. Cette période voit des succès populaires, quelques échecs mémorables, et des innovations qui préfigurent l’évolution du musical vers un art plus cohérent et narratif.

Comme nous l’avons vu, Le musical, après des débuts prometteurs, sera entraîné par la crise de ’29 et fermera après 7 mois et 234 représentations. Moins novateur que Show Boat, mais musicalement très abouti, avec « Why Was I Born? » qui deviendra un standard.

Quelques mois après la fermeture en février 1929 à Broadway de Show Boat (), le duo Kern et Hammerstein ont proposé un nouveau musical: Sweet Adeline (). Après Show Boat, Kern revient avec cette nouvelle création à un registre plus traditionnel. Il est créé à Broadway en septembre 1929. Le producteur Ziegfeld n’est pas impliqué cette fois-ci – c’est Arthur Hammerstein, l’oncle d’Oscar, qui produit le spectacle.

Kern et Hammerstein choisissent une reconstitution historique: l’intrigue se déroule en 1898 à Hoboken, ville natale de Kern près de New York. C'est l'époque appelée Gay Nineties qui désigne aux États-Unis la décennie 1890-1899, vue de manière nostalgique comme une période de prospérité, de raffinement et d’insouciance avant les bouleversements du XXème siècle (guerres, crise économique, etc.). Le terme “gay” prend ici bien sûr son sens ancien de “joyeux, insouciant, frivole”, bien avant qu’il n’ait le sens lié à l’orientation sexuelle qu’on lui connaît aujourd’hui. Dans la culture populaire américaine, les Gay Nineties évoquent:

  • les robes à crinolines, les bicyclettes, les corsets et les chapeaux extravagants;
  • les salons élégants, les vaudevilles et les “barbershop quartets”;
  • un style musical mi-ragtime, mi-opérette, souvent teinté de patriotisme ou de romantisme sucré.

Donc, quand Kern et Hammerstein situent Sweet Adeline en 1898, ils plongent dans cet imaginaire idéalisé, très en vogue à l’époque de la création du spectacle (1929), pour flatter le goût du public pour la reconstitution historique charmante.

On est très loin de Show Boat! Cette fois, pas de sujet social grave, mais l’ascension d’une jeune chanteuse de revue (Adeline) du milieu modeste vers la célébrité à Broadway, sur fond de Spanish-American War en toile de fond. On y retrouve la star Helen Morgan (déjà Julie dans Show Boat) dans le rôle-titre, assurant la continuité du partenariat Kern-Hammerstein.

Sweet Adeline est une comédie musicale de style opérette nostalgique. Adeline Schmidt, fille de brasseur à Hoboken, est remarquée pour sa voix et intègre une troupe de théâtre à New York. Elle navigue entre amour et carrière, connaît des désillusions sentimentales mais finit par triompher sur scène. L’intrigue, assez mélodramatique, sert surtout de prétexte à évoquer l’ambiance du Broadway de la Belle Époque – costumes et décors d’époque, chansons sentimentales ou entraînantes teintées de valse et de ragtime. Parmi les numéros, “Why Was I Born?” et “Don’t Ever Leave Me” témoignent de la plume mélodique émouvante de Kern.

Créé juste avant le krach de 1929, le spectacle reçoit des critiques élogieuses pour son charme et sa musique. Le public apprécie l’évasion dans le passé et Sweet Adeline tient l’affiche durant 234 représentations (jusqu’au printemps 1930) – un score honorable bien que moindre que Show Boat. Néanmoins, les observateurs notent que cette opérette ambitieuse constitue un recul artistique par rapport aux innovations de Show Boat. Ben Brantley écrira plus tard que c’était un ouvrage «élaboré mais démodé» qui, malgré ses qualités, n’atteignait pas la modernité dramaturgique de Show Boat ou même des petites comédies innovantes que Kern avait produites dans les années 1910 (Princess Theatre shows). En somme, un succès d’estime et de box-office, mais sans impact majeur sur l’évolution du genre.

Au même moment, Kern vit un événement personnel notable sans lien direct avec le théâtre: en janvier 1929, il vend aux enchères sa vaste collection de livres et manuscrits rares, amassée depuis des années. La vente atteint la somme record de 1,7 million de dollars de l’époque, révélant l’érudition bibliophile du compositeur. Cet épisode souligne le succès financier que Kern a obtenu à Broadway, succès qui lui permet d’envisager de nouveaux horizons.

Profitant de la notoriété de ses comédies musicales, Kern est invité à Hollywood dès 1929. Il y supervise l’adaptation filmée de son hit Sally (1929), l’un des premiers films entièrement parlants en Technicolor, puis en 1930 la version filmée de Sunny. Ces films reprennent les chansons de Kern, contribuant à porter sa musique vers un public plus large. Cependant, Hollywood produit alors une surabondance de films musicaux (plus de 100 en 1930), entraînant une saturation du public. En 1930, Kern compose aussi des chansons pour Men of the Sky (), mais quand le film sortira en 1931; les chansons auront été coupées. Face à la baisse brutale d’engouement pour le film musical en 1931, le studio Warner Bros. rachète le contrat de Kern et ce dernier retourne provisoirement à New York. Ces premiers contacts mitigés avec le cinéma incitent Kern à se recentrer sur la scène, tout en lui donnant un avant-goût de l’industrie hollywoodienne dans laquelle il s’installera plus tard.

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De retour à Broadway, Kern fait équipe avec le librettiste-lyriciste Otto Harbach (son complice de Sunny) pour The Cat and the Fiddle, créé en octobre 1931 au Globe Theatre. L’époque n’est pourtant pas propice – la Grande Dépression fait rage – mais Kern va connaître l’un de ses plus gros succès. Le spectacle est produit par Max Gordon et mis en scène par José Ruben. Kern et Harbach conçoivent The Cat and the Fiddle comme une opérette moderne, située non pas dans un royaume imaginaire mais dans l’Europe contemporaine, à Bruxelles et Paris. L’intention affichée est de marier la forme de l’opérette romantique aux sons du jazz et de la musique populaire moderne, tout en veillant à ce que musique et histoire soient indissociables. Kern ambitionne même de dérouler une trame musicale quasi continue, à la manière d’un opéra, avec des dialogues souvent soulignés par l’orchestre

L’histoire met en scène la rencontre et les heurts entre deux jeunes compositeurs que tout oppose: Shirley, une Américaine venue étudier la musique à Bruxelles, qui compose des chansons jazzy, et Victor, un compositeur classique roumain à la plume très académique. Tous deux s’aiment mais se disputent dès qu’il est question de musique. Lorsque Victor tente de faire jouer son opérette traditionnelle (The Passionate Pilgrim), le producteur exige d’y insérer les airs modernes de Shirley pour la rendre plus fraîche. S’ensuit un conflit entre esthétique classique et moderne, finalement résolu lorsque chacun reconnaît la valeur du style de l’autre. L’intrigue se conclut bien sûr par l’alliance des cœurs et des musiques: l’opérette remaniée triomphe en mêlant operetta et jazz, et le couple se reforme. Cette mise en abyme malicieuse du choc des genres est prétexte à alterner sur scène des airs lyriques passionnés et des numéros syncopés façon jazz, reflétant précisément le duel esthétique au cœur du livret.

The Cat and the Fiddle séduit tant le public que la critique. Créé en pleine crise économique, il affiche 395 représentations – une longévité remarquable en 1931-32, faisant de lui un des plus grands succès Broadway des années de Dépression​. Le mélange d’opérette et de modernité est salué comme une preuve que Kern “aime utiliser les formes théâtrales existantes pour en faire quelque chose de nouveau”. La presse note la grâce de la partition (airs romantiques comme “The Night Was Made for Love”), tempérée par l’humour pétillant de chansons plus légères comme “She Didn’t Say Yes”. Le spectacle part à Londres en 1932 (Palace Theatre) où il connaît aussi un bel accueil. Une adaptation cinématographique est tournée à Hollywood en 1934 avec Jeanette MacDonald et Ramon Novarro – bien que le scénario y soit passablement remanié...

Sur le plan musical, Kern pousse ici l’expérimentation d’une continuité musicale. De nombreux passages parlés sont accompagnés en arrière plan d'une musique orchestrale - ce que l'on appelle un "underscore". C'est une vraie nouveauté. L’orchestration intègre motifs classiques et rythmes modernes, faisant de la partition un véritable terrain de dialogue entre deux mondes sonores. The Cat and the Fiddle est souvent cité, aux côtés de Music in the Air, parmi les quelques œuvres de l’entre-deux-guerres qui ont cherché à intégrer étroitement musique et narration dans le sillage de Show Boat, préludant aux innovations de Oklahoma! en 1943. En conciliant l’opérette traditionnelle avec la comédie musicale américaine émergente, Kern montre son esprit d’innovateur discret mais tenace.

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Toujours avide de moderniser l’opérette, Kern reforme en 1932 son tandem avec Oscar Hammerstein II. Ensemble, ils écrivent Music in the Air, créé à Broadway le 8 novembre 1932 au Alvin Theatre, mis en scène conjointement par Hammerstein et Kern en personne. Après l’expérience concluante de Kern sur The Cat and the Fiddle, Kern et Hammerstein conçoivent ici “une autre opérette moderne” ancrée dans le monde du spectacle contemporain. L’histoire, imaginée par Hammerstein, se déroule en Bavière (Allemagne) de l’époque, mêlant le folklore alpin à l’effervescence de l’opéra et du théâtre munichois. La collaboration Hammerstein-Kern cherche à capitaliser sur le triomphe de Show Boat – la promotion du spectacle souligne d’ailleurs qu’il s’agit de leur première œuvre commune depuis 1927.

Music in the Air est un backstage musical au ton d’opérette. Le Dr Walther Lessing, maître d’école et compositeur amateur dans son petit village bavarois, monte à Munich avec sa fille Sieglinde, une jeune chanteuse, dans l’espoir de faire jouer leurs chansons. À la ville, ils rencontrent un duo de professionnels aguerris: le compositeur Bruno Mahler et la diva Frieda Hatzfeld, couple d’artistes un peu cyniques. Sieglinde chante une valse intitulée “I’ve Told Ev’ry Little Star” que Bruno décide d’intégrer à son nouveau spectacle. S’ensuivent quiproquos amoureux et déceptions: la naïve Sieglinde, un temps promise à la gloire, voit son espoir de devenir vedette brisé à cause des manigances de Frieda. Au final, la jeune fille et son père retournent au village, un peu assagis, pour y célébrer le mariage de Sieglinde avec son amoureux d’origine, tandis que la chanson du rossignol (“The Song Is You”, autre air marquant du show) scelle leur bonheur simple. Hammerstein, en habitué des contrastes ville/province, oppose l’innocence provinciale aux vanités de la scène citadine.

L’intrigue, légère et sentimentale, est ponctuée d’humour mais teintée d’une mélancolie douce-amère peu commune pour une opérette, puisqu’il n’y a pas de triomphe final sur les planches pour l’héroïne – un twist narratif osé noté par les critiques de l’époque. Bien que l’intrigue semble aujourd'hui éculée, Brooks Atkinson a écrit dans The New York Times: «Enfin, la comédie musicale s'est émancipée. […] Pas de danseur ultra-agile, pas de comédien loufoque, pas de chanson flamboyante, pas de pièce de théâtre grandiose, pas de trompettes éculées. Avec un musical rempli de chansons très différentes, mais toutes séduisantes, M. Kern a trouvé un moyen de les faire chanter spontanément, et M. Hammerstein a écrit une aventure sentimentale qui réchauffe les cordes vocales.» Obligés à se restreindre financièrement dans la production de leur nouveau musical, pour cause de terrible crise économique, Kern et Hammerstein se sont concentrés sur la narration de leur histoire. Le résultat fut un véritable musical épuré des habituelles danses superflues, des effets scéniques massifs, des artistes spécialisés présents uniquement pour divertir et amuser.

Music in the Air confirme la popularité de Kern et Hammerstein sur Broadway. La production originale tient l’affiche 342 représentations jusqu’en septembre 1933, ce qui, en pleine Dépression, équivaut à un grand succès. Le public est séduit par les airs romantiques aux parfums d’opérette viennoise, en particulier “The Song Is You” (grand standard repris par de nombreux chanteurs) et la chansonnette insouciante “I’ve Told Ev’ry Little Star”. La critique apprécie le livret bien construit et la façon dont la musique s’intègre à l’intrigue du milieu du spectacle. On salue une opérette sans couronne ni pompadour, c’est-à-dire dépourvue des clichés de princes et royaumes fictifs – ici, le genre est rajeuni par un cadre réaliste bavarois et une satire du show business. La pièce s’exporte à Londres en 1933 (199 représentations au His Majesty’s Theatre) et bénéficie même d’une adaptation cinématographique hollywoodienne en 1934 avec Gloria Swanson (bien que cette version supprime au montage “The Song Is You”, jugé trop statique). Music in the Air ne sera pas autant rejoué que Show Boat, mais il jouit d’un statut d’œuvre culte parmi les connaisseurs du genre, certains la considérant comme l’une des opérettes les plus délicieuses et sous-estimées des années '30.

Au niveau stylistique, Kern compose ici l’une de ses partitions les plus homogènes. Imprégnée de sonorités folkloriques bavaroises (chants de chœur montagnards dans les scènes villageoises) et de touches d’opérette viennoise, la musique évolue vers des tonalités plus urbaines et sophistiquées à Munich. L’intégration est soigneusement pensée: la chanson “I’ve Told Ev’ry Little Star” naît littéralement de l’action (le père et la fille la présentent à un éditeur) et reparaît comme leitmotiv de leur aventure artistique. Hammerstein et Kern jouent aussi sur une métaphore constante entre la nature (les oiseaux du village, la pureté des montagnes) et la musique (les chansons comme émanation de l’âme des personnages). On note enfin que, comme dans The Cat and the Fiddle, l’œuvre combine des élans lyriques romantiques (duos d’amour, valse lente) et des moments plus enlevés, comiques ou parodiques, liés au milieu du théâtre. Cette dualité musicale sert habilement le propos : Music in the Air réussit à être à la fois un hommage à l’opérette sentimentale et une malicieuse parodie des milieux du spectacle, sans jamais sacrifier l’unité de ton. Kern démontre ainsi son éclectisme et sa capacité à écrire aussi bien pour des paysans bavarois fictifs que pour des divas capricieuses – toujours avec une élégance mélodique qui lui est propre.

Avec Music in the Air, Kern et Hammerstein sont arrivés à créer un musical parmi les plus vrais de ceux qui aient jamais été vus à Broadway.