
Analyser Show Boat en détail, c’est observer comment chaque composante – histoire, personnages, musique, paroles – a été travaillée pour servir une vision d’ensemble cohérente. Voici quelques-uns des éléments dramaturgiques et musicaux marquants qui expliquent la puissance et l’originalité de l’œuvre...
3.A) Une structure narrative épique mais TOTALEMENT maîtrisée
Le livret d’Oscar Hammerstein II adopte la structure d’un roman-fleuve, en deux actes principaux.
- L’Acte I se déroule en 1887 sur les rives du Mississippi: il introduit le microcosme du Cotton Blossom, bateau-théâtre ambulant, et ses protagonistes (la famille Hawks qui dirige la troupe, leurs acteurs vedettes Julie et Steve, la jeune Magnolia Hawks et le gambler Gaylord Ravenal, ainsi que les membres noirs de l’équipage, Joe et Queenie). Cet acte pose les jalons dramatiques (la romance naissante entre Magnolia et Ravenal, la révélation du sang métissé de Julie qui la contraint à partir, le mariage de Magnolia, etc.) dans le contexte pittoresque du Sud ségrégué post-guerre de Sécession.
- L’Acte II couvre une période plus étendue, suivant Magnolia dans sa nouvelle vie à Chicago au tournant du siècle, puis un saut temporel nous amène jusqu’en 1927 où la boucle se boucle sur le Mississippi.
Malgré ce récit s’étalant sur 40 ans, Hammerstein parvient à garder une ligne directrice claire – centrée sur le destin de Magnolia – et à faire écho entre les époques (par exemple, Magnolia répétera certains choix de vie de Julie, et la nouvelle génération symbolisée par la fille de Magnolia, Kim, vient clore le cycle en 1927). Cette fresque temporelle, inhabituelle sur scène, donne à Show Boat une profondeur quasi-romanesque, tout en offrant une continuité dramatique fluide: on n’a jamais l’impression d’une suite de tableaux décousus, mais bien de chapitres d’une même histoire liés par le fil du temps qui passe (le leitmotiv du fleuve éternel en toile de fond).
3.B) Des personnages développés et crédibles
L’une des grandes forces de Show Boat est ses personnages riches, qui évoluent au gré de l’intrigue – un contraste marqué avec les protagonistes souvent stéréotypés des opérettes antérieures.
- Magnolia Hawks n’est pas qu’une ingénue de comédie musicale: on la voit passer de la jeune fille naïve, élevée dans l’ombre d’une mère rigoriste, à la femme amoureuse bravant les obstacles, puis à la mère abandonnée qui doit reconstruire sa vie en travaillant. Elle gagne en épaisseur psychologique au fil de l’histoire.
- Gaylord Ravenal, le charmant joueur, révèle ses failles (il est instable, irresponsable) et connaît une vraie chute dramatique lorsqu’il quitte sa famille, ce qui le rend plus humain.
- Julie LaVerne est un personnage particulièrement novateur: loin de la simple « vamp » ou de la mulâtresse fataliste qu’on pourrait attendre, elle est décrite avec empathie et sensibilité. Son destin tragique (perdre sa place à cause de sa race, sombrer dans la boisson et le chagrin) suscite la compassion et dénonce la cruauté de la société envers elle.
Hammerstein a mis un point d’honneur à écrire des dialogues et des paroles en accord avec la personnalité, le milieu et la langue de chaque personnage, afin de les rendre authentiques. Il explique les émotions de Magnolia avec l’innocence et la ferveur propres à une jeune Sudiste, tandis que Julie s’exprime avec la gravité d’une femme marquée par la vie, et que Joe utilise le phrasé imagé de la culture afro-américaine du Sud.
Ce soin d’écriture confère aux protagonistes une vérité rarement atteinte dans le musical jusque-là. Chaque personnage principal a droit à son ou ses moments musicaux introspectifs qui dévoilent son caractère: “Make Believe” expose les rêves romantiques de Magnolia et Ravenal, “You Are Love” leur engagement sincère, “Bill” est le cri du cœur résigné de Julie, etc. On assiste ainsi à un réel développement des personnages en chanson, où la musique devient le prolongement naturel de leurs pensées et non un simple intermède divertissant.
3.C) Une palette de styles musicaux au service de l’histoire
Jerome Kern livre avec Show Boat une partition exceptionnellement variée, conçue pour coller intimement à l’époque et aux personnages représentés. Plutôt que d’imposer un seul style musical du début à la fin (comme c’était le cas dans les opérettes uniformément viennoises ou les revues jazzy), Kern module son écriture en fonction des besoins dramatiques et de l’authenticité historique.
Ainsi, Show Boat mêle plusieurs genres musicaux :
- Negro folk songs: Can’t Help Lovin’ That Man - cette chanson que chante Julie, est empreinte de blues et de rythmiques syncopées typiques du jazz des années 1920 – ce n’est pas anodin dans l’intrigue, car Queenie la reconnaît comme un «chant de Noir» que normalement Magnolia, censée blanche, ne devrait pas connaître. L’emploi de ce langage musical sert ainsi à la fois le réalisme (refléter la culture musicale de chaque communauté) et le scénario (cette reconnaissance de la chanson par Queenie met la puce à l’oreille sur les origines de Julie).
- Spirituals: Ol’ Man River - cette chanson mythique interprétée par Joe est conçue dans le style d’un negro spiritual aux accents de gospel; Kern a d’ailleurs composé “Ol’ Man River” spécifiquement pour la voix de Paul Robeson, dont le timbre profond devait évoquer la gravité et la spiritualité du chant noir et même si Robeson ne créa finalement pas le rôle sur scène (c’est Jules Bledsoe qui chanta la première de 1927), la chanson reste pensée comme un hymne de l’âme afro-américaine, contrastant avec les valses «blanches» des personnages caucasiens.
- Opérette: Only Make Believe, You Are Love - des ballades romantiques aux accents d’opérette pour traduire la poésie de l’amour naissant entre Magnolia et Ravenal
- Comédie musicale: Life Upon the Wicked Stage
- Vaudeville: I Might Fall Back On You
- Tin Pan Alley: Goodbye My Lady Love, After the Ball - des airs de revue/vaudeville entraînants pour ancrer l’action dans le contexte du spectacle de variétés de l’époque (ces chansons sont d’ailleurs présentées comme faisant partie du répertoire joué sur le bateau ou dans les boîtes de nuit, ajoutant une touche de réalisme historique)
En somme, Kern réalise un véritable travail dramaturgique par la musique: chaque style employé raconte quelque chose du contexte ou des personnages, et l’ensemble, pourtant hétérogène, forme un tout cohérent qui suit l’évolution temporelle de l’histoire (du ragtime fin XIXème au jazz des années folles). Cette partition «centrée sur les personnages» est considérée comme l’une des plus innovantes de son temps.
3.D) Des numéros musicaux au service de l’intrigue
Dans Show Boat, les chansons ne sont jamais gratuites; elles font avancer l’histoire ou approfondissent un motif dramatique. Un exemple souvent cité de cette intégration exemplaire est la scène de “Can’t Help Lovin’ Dat Man”: Magnolia confie à Julie être amoureuse, et Julie entonne cette chanson d’amour qu’«elle connaît depuis toujours». La cuisinière Queenie, qui les entend, s’étonne: «Comment une femme blanche peut-elle connaître ce chant que seules les gens de couleur chantent?». Cet instant musical, au-delà de sa beauté mélodique, s’inscrit pleinement dans la narration: il prépare la révélation du secret de Julie (son ascendance noire) et crée un suspense chez le spectateur informé.
De même, “Ol’ Man River”, repris à plusieurs reprises comme un leitmotiv, sert de commentaire aux événements: chanté d’abord alors que les travailleurs noirs chargent le bateau, puis en filigrane lors des moments difficiles (après le départ de Julie, après l’abandon de Magnolia), il joue le rôle d’un chœur antique symbolisant l’écoulement imperturbable du temps et la résilience face aux épreuves. Le fait que ce soit Joe, homme noir, qui porte cette voix quasi divine, est un renversement fort par rapport aux conventions de l’époque (où les personnages noirs étaient relégués à la comic relief) – ici sa chanson délivre la philosophie centrale du spectacle.
D’autres chansons, intégrées comme des numéros «diegetiques» (c’est-à-dire présentés comme des performances dans l’histoire même), servent également le récit: par exemple, “After the Ball” est utilisée dans l’acte II comme la chanson que Magnolia chante sur scène en 1904 pour gagner sa vie – les paroles nostalgiques de ce célèbre air de 1891 reflètent ironiquement la situation de Magnolia (qui chante un amour passé alors qu’elle-même a été abandonnée) et permettent à Ravenal, présent incognito dans la salle, de reconnaître la voix de sa femme et de réaliser ce qu’il a perdu. Ce moment-clé montre comment une chanson existante a été brillamment recyclée par Kern et Hammerstein pour servir la progression dramatique tout en ajoutant de l’authenticité historique.
3.E) Une unité de ton et une émotion sincère
Malgré la diversité de ses éléments, Show Boat maintient une unité de ton remarquable.
On y retrouve l’humour (souvent apporté par le truculent Cap’n Andy ou par les disputes comiques entre Parthy et Andy, ou encore par les facéties du couple de danseurs Frank & Ellie), mais cet humour ne désamorce jamais le sérieux sous-jacent de l’histoire – il le complète en offrant des respirations.
La romance y est traitée ni avec mièvrerie outrancière, ni avec cynisme: elle est présentée de façon sincère, ce qui la rend touchante (on croit à l’amour de Magnolia et Ravenal, tout comme on compatit aux peines de Julie).
La musique de Kern, tour à tour joyeuse, passionnée ou mélancolique, assure la continuité de l’émotion. Par exemple, l’air de Magnolia “You Are Love” prolonge l’euphorie du mariage, tandis que “Bill” exprime la douleur amère de Julie bien des années plus tard – mais les deux morceaux, bien que contrastés, semblent appartenir au même univers musical cohérent de par la patte mélodique de Kern et l’élégance des orchestrations.
En fin de compte, Show Boat réussit ce que peu de spectacles de son époque tentaient: faire rire, émerveiller et émouvoir profondément le public au cours d’une même soirée, en le faisant passer du rire aux larmes sans rupture, grâce à une écriture dramatique et musicale d’une grande fluidité.