Bruxellons! - Histo des musicals - Années '20: en Europe - Le Royaume-Uni
 


2.A.1) Introduction

La fin de la Première Guerre mondiale marque un tournant pour la scène théâtrale britannique. Après les privations du conflit, le public aspire à des divertissements légers et musicaux, propices à l’optimisme et à l’évasion. Les années 1920 voient ainsi refleurir le théâtre musical à Londres (principalement dans le West End), héritier de la double tradition de l’opérette victorienne et du music-hall. Durant l’époque édouardienne (début du XXème siècle) (), Londres s’était imposée comme un haut lieu de la comédie musicale, avec les fameuses musical comedies produites notamment au Gaiety Theatre. Si l’hégémonie britannique est depuis concurrencée par Broadway, la capitale londonienne continue dans les années 1920 à produire sa part de spectacles musicaux mémorables.

Cette décennie se caractérise par un foisonnement de formes de spectacles musicaux – des revues aux opérettes en passant par les comédies musicales légères – reflétant un équilibre entre tradition locale et influences nouvelles.

D’un point de vue historique, le théâtre musical d’après-guerre sert souvent de tonique national. Un exemple éloquent est la reprise de The Beggar’s Opera () () (1728) en 1920 par Nigel Playfair, dans une mise en scène stylisée et nostalgique qui connut un succès phénoménal au Lyric Hammersmith. Cette opéra-bouffe du XVIIIème siècle, remis au goût du jour avec des coupes tactiles dans les passages grivois, offrait aux spectateurs d’après 1918 une fantaisie historique réconfortante – « un véritable tonic to the nation » selon les critiques de l’époque​. Le triomphe de The Beggar’s Opera (qui aligna l’une des plus longues séries de représentations du théâtre anglais) illustre la soif du public pour un divertissement à la fois familier et dépaysant, dans un contexte de retour à la paix.

Dans ce panorama général, plusieurs dynamiques artistiques propres au Royaume-Uni se dessinent. D’une part, l’héritage de Gilbert et Sullivan (maîtres de l’opérette satirique victorienne) reste présent dans le goût du public pour l’humour absurde, les lyrics ciselés et la parodie sociale. D’autre part, l’influence montante du Jazz Age américain se fait sentir graduellement, notamment via les rythmes de danse modernes (charleston, black bottom) et les mélodies syncopées qui traversent l’Atlantique.

Le théâtre musical britannique des années 1920 oscille ainsi entre continuité et modernité, sans encore posséder une sonorité ou un style entièrement spécifiques propres – en cela il est souvent qualifié de genre en transition, tributaire à la fois des opérettes d’hier et des nouveautés importées de Broadway.

2.A.2) Trois incontournables s’imposent: Coward, Novello et Ellis.

Trois figures locales de premier plan s’imposèrent alors. Noël Coward était un compositeur brillant autant qu’un acteur — tout comme Ivor Novello — tandis que le troisième, Vivian Ellis, faisait preuve d’un véritable génie pour marier musique et paroles. Tous trois poursuivirent leur carrière bien après la Seconde Guerre mondiale, et chacun fait l’objet d’un chapitre distinct dans cette «Tentative d'histoire des musicals».

Noël Coward (1899–1973) - l’aristocrate du mot

image

Acteur, auteur, compositeur, chanteur, metteur en scène, maître du mot d’esprit… et toujours impeccablement habillé. Coward va dominer le théâtre britannique d'une bonne partie du XXème siècle avec une élégance pince-sans-rire. Il compose des musicals raffinés (Bitter Sweet, Conversation Piece), écrit des pièces devenues classiques (Private Lives, Blithe Spirit), et incarne à lui seul le chic et l’ironie british. Il reste actif jusqu’aux années 1960, entre Londres, Broadway et … la Jamaïque.

Ivor Novello (1893–1951) - le romantique du West End

image

Star romantique du théâtre et du cinéma muet, compositeur adulé (Keep the Home Fires Burning), Novello conquiert le West End avec des musicals luxuriants à grand renfort de mélodies lyriques et de décors somptueux (Glamorous Night, The Dancing Years, Perchance to Dream). Ses spectacles, montés avec faste, font les beaux jours du West End pendant plus de deux décennies. Novello incarne une élégance à l’anglaise, aristocratique et mélodieuse, à laquelle le public britannique reste profondément attaché.

Vivian Ellis (1903–1996) - le styliste moderne

image

Compositeur et parolier à l’humour tout britannique, Ellis se distingue par son don pour allier texte et musique avec esprit. On lui doit notamment Mr. Cinders, pastiche charmant de Cendrillon, et plus tard Bless the Bride, grand succès d’après-guerre. Il reste actif pendant plus de cinquante ans et laisse une œuvre pleine de fantaisie et de finesse. Ellis est un fervent défenseur du patrimoine musical britannique et milite activement pour la défense du théâtre national face à l’invasion de Broadway, tout en restant ouvert à l’évolution du genre.

Dans le Londres théâtral de l’entre-deux-guerres - et de l’après-guerre immédiat - ces trois noms brillent comme des phares dans le paysage du musical anglais. Si leurs styles diffèrent, ils incarnent ensemble une époque, un raffinement à l’anglaise, et une volonté commune d’élever le musical au rang d’art dramatique à part entière.

À eux trois, Coward, Novello et Ellis proposent une alternative britannique au modèle américain naissant. Là où Broadway impose les grands ensembles, le swing et le naturalisme dramatique, eux cultivent un art de la nuance, de l’allusion, de la retenue — sans jamais négliger le plaisir musical. Ce trio d’or incarne un âge d’or du musical so british, où l’élégance était un impératif et le théâtre, un art du style.

Mais il serait injuste de s'arrêter à ce seul trio. Attardons nous - plus brièvement - sur d'autres artistes qui sont un excellent contrepoids aux plus célèbres Coward, Novello et Ellis. Les mentionner c'est ausso raconter une autre histoire: celle d’une industrie qui bricole, qui divertit, et qui ne craint pas d’enfiler un costume un peu trop grand pour faire rêver le public du West End...

2.A.3) D'autres artistes...

D’autres artistes britanniques émergèrent également au cours des années vingt, parmi lesquels:

Jack Hulbert (1892–1978) & Cicely Courtneidge (1893–1980)

image

Couple à la ville comme à la scène, ces deux comédiens-chanteurs forment un duo comique irrésistible, particulièrement populaire dans les revues et farces musicales des années 1920 et 1930. Lui, pince-sans-rire et maladroit; elle, vive, expressive et irrésistiblement drôle. Ils symbolisent un certain music-hall à l’anglaise, décontracté mais très professionnel.

Gertrude Lawrence (1898–1952)

image

Actrice, chanteuse, muse de Coward et vedette internationale, elle incarne l’élégance dramatique. Formée dans les revues de Cochran, elle devient la partenaire idéale pour Private Lives, puis triomphe à Broadway dans The King and I (1951), où elle partage l’affiche avec Yul Brynner. Sa voix fragile et son jeu expressif ont marqué une génération.

Binnie Hale (1899–1984)

image

Actrice-chanteuse pétillante, spécialisée dans les rôles de garçonnes espiègles et de jeunes femmes déterminées. Elle marque les années 1920 et 1930 avec des performances dans No, No, Nanette, Mr. Cinders, et plusieurs comédies musicales légères où sa vivacité fait merveille.

Bobby Howes (1895–1972)

image

Comédien et chanteur à la bonne humeur contagieuse, souvent associé aux revues et aux musicals comiques. Il forme un duo mémorable avec Binnie Hale dans Mr. Cinders, qu’il reprendra plusieurs fois au fil des décennies. Sympathique, dynamique, et très populaire auprès du public britannique.

Jack Buchanan (1891–1957)

image

L'archétype du gentleman élégant — voix douce, sourire en coin, démarche de dandy. Bien qu’Écossais de naissance, il personnifie pour beaucoup le chic londonien. Il excelle dans les rôles de séducteur désinvolte, souvent dans des revues de luxe ou des films musicaux (Monte Carlo, That’s a Good Girl). Il produira et mettra aussi en scène plusieurs spectacles à succès.

Jessie Matthews (1907–1981)

image

Danseuse, chanteuse et actrice, vedette du musical filmé britannique dans les années 1930. Star de Evergreen ou First a Girl, elle incarne la modernité légère et dynamique de l’entre-deux-guerres. Sa voix fluette, son sourire irrésistible et ses chorégraphies en font une star adulée de l’époque.

Beatrice Lillie (1894–1989)

image

Maîtresse de l’absurde, reine de l’élégance loufoque, Lillie brille dans les revues et les comédies satiriques à Londres comme à New York. Elle manie le non-sens et le sous-entendu comme personne. C’est une artiste de cabaret unique, inclassable, et une pionnière de l’humour féminin.

Evelyn Laye (1900–1996)

image

Chanteuse lyrique et actrice dramatique, elle s’impose dans les opérettes et musicals sophistiqués dès les années 1920. Interprète fétiche de Novello, elle incarne souvent des héroïnes nobles et romantiques. Voix brillante, port altier, elle traverse les décennies avec grâce.

2.A.4) Des américains brillent sur les scènes londoniennes

Même si dans les années '20, toutes ces étoiles britanniques illuminaient encore le ciel du West End, les Américains faisaient désormais partie intégrante du paysage théâtral londonien.

2.A.4.a) Les frères et sœurs Astaire

Comme nous l'avons vu, bien avant que Fred ne devienne l’icône du musical hollywoodien aux bras de Ginger Rogers, il formait un duo de scène avec sa sœur Adèle Astaire — et c’est ensemble qu’ils conquirent le cœur du public londonien dans les années 1920. Fred et Adèle arrivent à Londres en 1923 avec Stop Flirting — la version britannique de For Goodness Sake, revue musicale américaine qu'ils avaient jouée en 1922 au Lyric Theatre de Broadway. C’est un succès immédiat: leur charme mutin, leur synchronisation parfaite, et leur style dansé — léger, rapide, pétillant — tranchent radicalement avec les styles plus guindés ou opérettisants du musical anglais de l’époque. Londres n’avait jamais vu ça!

Ils reviennent en 1926 à l'Empire Theatre de Londres dans un de leur triomphe à Broadway, Lady, Be Good! avec la musique des frères Gershwin, qui eux aussi commencent à marquer la scène londonienne. Fred et Adèle reviendront encore en 1928 avec Funny Face - créé en 1927 à Broadway - autre collaboration avec les Gershwin, qui fait d’eux des stars du West End aussi populaires que sur Broadway.

Pourquoi leur présence fut-elle si marquante? En fait, ils incarnent un nouveau style: moderne, rythmé, urbain, sophistiqué. Ils exportent avec brio le modèle américain du musical, basé sur le swing, la danse intégrée à l’intrigue, et l’alchimie scénique. Et en conséquence, ils influencent la scène locale : des artistes britanniques comme Jessie Matthews, Jack Buchanan ou Binnie Hale s’inspirent directement de leur gestuelle, de leur légèreté, de leur dynamique scénique.

En plus, les Astaire adorent Londres et l'Angleterre. A un tel point qu'Adèle mettra fin à sa carrière pour épouser Lord Charles Cavendish et devenir ainsi membre de l’aristocratie britannique.

Mais ce furent surtout plusieurs jeunes compositeurs américains qui provoquèrent la plus grande révolution.

2.A.4.b) Les frères Gershwin

Il fut souligner que la tradition du musical d’avant-guerre n’avait pas dit son dernier mot, et de nombreux spectacles qualifié de «Girl shows» furent encore montés, parmi lesquels Little Dutch Girl, The Little Girl in Red, His Girl, The Cabaret Girl, The Girl Friend, The Girl from Cook’s, Lucky Girl, That’s a Good Girl et The Five O’Clock Girl!

La seule différence, désormais, était que plusieurs de ces spectacles avaient été écrits et composés de l’autre côté de l’Atlantique! Les frères George et Ira Gershwin furent particulièrement prolifiques et jouèrent un rôle de premier plan dans des productions telles que:

  • Stop Flirting (1923 - Shaftesbury Theatre - 279 représentations)
  • The Rainbow (1923 - Empire Theatre - 117 représentaitons)
  • Primrose (1924 - Winter Garden Theatre - 255 représentations): créé directement à Londres, avec un livret britannique (Guy Bolton et Desmond Carter) et une musique de George Gershwin; c’est un curieux mélange d’humour anglais et d’harmonie américaine.
  • Tell Me More (1925 - Winter Garden Theatre - 264 représentations)
  • Lady Be Good (1926 - Empire Theatre - 325 représentations): un vrai triomphe avec Fred et Adele Astaire sur scène
  • Oh, Kay! (1927 - His Majesty's Theatre - 215 représentations)
  • Funny Face (1928 - Winter Garden Theatre - 267 représentations).

Les Gershwin à Londres, c’est un peu comme le jazz qui débarque à l’heure du thé: un choc culturel... mais tout en séduction! L’arrivée des Gershwin à Londres représente un tournant esthétique dans le musical britannique:

  • Musicalement, leur influence introduit un vocabulaire harmonique nouveau, venu du jazz, très éloigné des tons wagnériens de l’opérette britannique.
  • Dramatiquement, leurs musicals sont plus dynamiques, moins centrés sur la romance sentimentale, et davantage sur le rythme, les quiproquos et la sophistication urbaine.
  • Stylistiquement, leurs chansons deviennent autonomes: on les fredonne en dehors du théâtre (Fascinating Rhythm, Someone to Watch Over Me, etc.), ce qui rapproche le musical du phénomène pop.

Si certains critiques conservateurs dénoncent une "américanisation" de la scène londonienne, le public, lui, est conquis. La jeunesse des années 1920 — la génération "flapper" et "bright young things" — trouve dans les Gershwin une musique qui lui ressemble: vive, espiègle, moderne. Plusieurs compositeurs anglais, comme Vivian Ellis ou Noel Gay, commenceront à intégrer cette touche jazzy à leurs propres œuvres.

Donc, même si les Gershwin ne s’installent jamais durablement à Londres, leur passage marque un moment charnière: celui où le West End cesse d’être uniquement tourné vers l’opérette et le modèle continental, pour s’ouvrir à une nouvelle forme de musical — plus rythmée, plus populaire, plus américaine.