
Harry Tierney est un compositeur américain, figure incontournable du Broadway des Années folles. Né à Perth Amboy, New Jersey, il connaît un succès fulgurant avec la création d’Irene (1919), musical emblématique de l’époque. Associé au parolier Joseph McCarthy, il signe d’autres triomphes tels que Kid Boots (1923) et Rio Rita (1927). Ses mélodies entraînantes et élégantes, dont la célèbre «Alice Blue Gown», incarnent l’esprit insouciant des années 1920. Retiré progressivement de Broadway après la Grande Dépression, il laisse un héritage musical durable, marquant profondément l’histoire du théâtre musical américain.
7.A) Jeunesse et débuts musicaux
Harry Austin Tierney naît le 21 mai 1890 à Perth Amboy, dans le New Jersey. Issu d’une famille mélomane, il est très tôt initié à la musique par sa mère, Catherine Morrissey, pianiste de concert. Doté d’un talent précoce pour le piano, le jeune Harry poursuit sa formation au conservatoire Virgil de New York afin de perfectionner son art.
Au début des années 1910, il se fait remarquer comme pianiste: entre 1911 et 1913, il parcourt les États-Unis en donnant des concerts de piano, développant sa virtuosité et son expérience de la scène. En 1913, à seulement 23 ans, Tierney s’installe en Angleterre pour élargir ses horizons. Il est engagé à Londres comme pianiste et compositeur attitré par la maison d’édition musicale Francis, Day & Hunter, l’un des grands éditeurs britanniques de l’époque. Cette immersion dans le milieu du music-hall londonien affine son style et sa maîtrise de la composition.
Après trois années passées outre-Atlantique, Harry Tierney rentre aux États-Unis en 1916, bien décidé à se faire un nom à Broadway. Il est bientôt recruté comme compositeur attitré par l’éditeur new-yorkais Jerome H. Remick & Co., pilier de Tin Pan Alley.
Parallèlement à ce travail d’édition, il commence à faire entendre ses propres chansons dans les revues de Broadway. Sa première création remarquée est un numéro en forme de virelangue musical, « M-I-S-S-I-S-S-I-P-P-I », présenté en 1916 dans les Midnight Frolic de Florenz Ziegfeld - encore appelées à l'époque Danse de Follies!.
Pendant toutes ces années, il composa des chansons pour Betty (Oct 1916 - musique de Paul A. Rubens), Follow Me (Nov 1916 - musique de Sigmund Romberg), The Passing Show of 1917 (Avr 1917 - musique de Sigmund Romberg), Miss 1917 (Nov 1917 - musique de Victor Herbert et Jerome Kern), Sinbad (Fév 1918 - musique de Sigmund Romberg), Let's Go (Mars 1918) et The Canary (Août 1918 - musique Ivan Caryll et Irving Berlin).
Peu après, en 1919, sa ballade « My Baby’s Arms » est intégrée au prestigieuses Ziegfeld Follies of 1919 et rencontre un joli succès. Ces premiers pas prometteurs dans le monde de la chanson lui ouvrent les portes des grandes scènes de Broadway.
7.B) Premier succès à Broadway: «Irene» (1919)
Fort de ces débuts, Harry Tierney voit sa carrière prendre son essor au tournant des années 1920. Il contribue à plusieurs revues et comédies musicales de Broadway en tant que compositeur de chansons, par exemple, en 1920, il écrit des numéros pour la revue Ziegfeld Follies of 1920 et participe à la production londonienne de l’opérette Afgar, montée par le célèbre impresario Charles Cochran. Cette polyvalence lui permet de se faire connaître des producteurs et metteurs en scène des deux côtés de l’Atlantique. C’est toutefois à Broadway qu’il s’apprête à connaître son premier véritable triomphe.
En novembre 1919, Tierney présente sa toute première comédie musicale où il a composé l'entièreté de la partition: Irene. Cette œuvre, écrite en collaboration avec le librettiste James Montgomery et le parolier Joseph McCarthy, est créée au Vanderbilt Theatre de New York le 18 novembre 1919. Pour Tierney, alors âgé de 29 ans, Irene représente une percée spectaculaire sur la scène musicale. La comédie musicale, une romance légère centrée sur une jeune modiste new-yorkaise, conquiert immédiatement le public. Le bouche-à-oreille est excellent et la fréquentation se maintient soir après soir. Avec 620 représentations consécutives au compteur, Irene bat même le record de longévité à Broadway pour son époque, record qu'il conserva pendant 18 ans... Jamais un spectacle musical n’avait connu une telle longévité sur les planches new-yorkaises. Ce succès phénoménal propulse Harry Tierney au rang de compositeur en vogue du théâtre musical.
Irene a posé les bases du "musical Cendrillon", tout particulièrement de ceux qui ont fleuri à Broadway dans les années 1920: une jeune fille issue d’un quartier populaire de New York rencontre un riche jeune homme de Long Island, et la voilà embarquée non seulement dans une ascension sociale fulgurante, mais aussi dans une transition du statut de «cœur à prendre» à celui de «femme aimée».
Dans le cas présent, Irene O'Dare (interprétée par Edith Day) est une jeune fille pauvre d’un immeuble sur la Neuvième Avenue, employée dans une entreprise qui fabrique, entre autres, des coussins. Lorsqu’un client fortuné de Long Island se plaint d’un produit, c’est elle qu’on envoie sur place pour résoudre le problème. Elle y fait la rencontre du héros, Donald Marshall (Walter Regan, dans un rôle essentiellement non chanté), qui tombe amoureux d’elle et use de ses relations pour lui obtenir un poste de mannequin dans une maison de haute couture chic dirigée par Madame Lucy (interprétée par Bobbie alias Bobby Watson).
Comme l’explique Burns Mantle dans le Nebraska State Journal, la modiste l’envoie "dans le beau monde, où elle éblouit tout le monde par sa beauté et chante mieux et plus souvent que n’importe quelle autre dame présente." Et bien sûr, l’intrigue veille à ce qu’elle épouse le séduisant millionnaire de Long Island.
La partition d’Irene reflète le style entraînant de Tierney, mêlant mélodies populaires et clins d’œil au répertoire classique. Le spectacle contient notamment la valse « Alice Blue Gown », une chanson romantique qui devient rapidement un standard repris dans tout le pays. Ce titre doux-amer – qui fait référence à la couleur bleue favorite d’Alice Roosevelt, fille d’un ancien président – est chanté dans le spectacle par l’héroïne Irene. Il touche le cœur du public et sa popularité dépasse vite le cadre du théâtre : on le fredonne dans les salons, il est édité en partition et enregistré par des orchestres de danse. La critique salue également « Castle of Dreams », un autre morceau d’Irene dans lequel Tierney s’amuse à intégrer le célèbre Minute Waltz de Chopin dans une chanson originale. Cette touche d’éclectisme montre la capacité du compositeur à allier culture classique et sens de la chanson accessible.
Le succès d’Irene lance aussi la carrière de la jeune chanteuse Edith Day, qui tient le rôle-titre et enchante le public de sa voix claire.
Fort de la demande, une production londonienne d’Irene est montée à l'Empire Theatre dès avril 1920, à laquelle Tierney participe activement comme directeur musical. Ici encore, le musical va être un succès et se ouer 399 représentations.
Irene part en tournée jusqu’en Australie, témoignant de son rayonnement international. Quelques années plus tard, Hollywood s’intéresse à son tour à cette histoire de conte de fées moderne. En 1926, Irene est adapté au cinéma sous la forme d’un film muet, puis fait l’objet d’un remake en 1940 avec la star britannique Anna Neagle et l’acteur Ray Milland dans les rôles principaux. La mélodie de « Alice Blue Gown » y trouve une nouvelle vie à l’écran.
Bien des années plus tard, la nostalgie du public pour les années 1920 permettra même à Irene de renaître sur scène: en mars 1973, une grande reprise Broadway met en vedette Debbie Reynolds dans le rôle d’Irene. Cette production-hommage connaîtra à son tour 594 représentations et plusieurs nominations aux Tony Awards, preuve que le charme de l’œuvre de Tierney opère toujours un demi-siècle plus tard.
7.C) Les années '20: collaborations et nouveaux succès
Après le triomphe d’Irene, Harry Tierney consolide sa place au sommet de Broadway.
1921: «The Broadway Whirl» - 85 représentations cette revue musicale a bénéficié d'une partition composée par Harry Tierney et George Gershwin, avec des paroles signées par des talents tels que Buddy DeSylva, Joseph McCarthy, Richard Carle et John Henry Mears. Les sketches étaient l'œuvre de Thomas J. Gray, ajoutant une touche d'humour et de légèreté à l'ensemble. Parmi les chansons notables de la revue, on compte "All Girls Are Like A Rainbow" et "Oh, Dearie", toutes deux composées par Tierney.
Après cette expérience, il travaillera le plus souvent en tandem avec le parolier Joseph McCarthy. Le duo Tierney-McCarthy, formé d’un compositeur et d’un lyriciste tous deux installés à Pelham (New York), s’impose comme l’une des collaborations fructueuses de l’époque, à l’image des binômes légendaires comme Rodgers et Hart ou Kander et Ebb. Ensemble, Tierney (pour la musique) et McCarthy (pour les paroles) vont enchaîner les productions à succès tout au long des Années folles.
1922: «Up She Goes» - 256 représentations une comédie musicale inspirée de la pièce à succès Too Many Cooks de Frank Craven. L’intrigue suit Albert Bennett (Donald Brian) et sa fiancée Alice Cook (Helen Foy), dont la tentative de construire leur "nid d’amour" est perturbée par les interventions envahissantes de la famille d’Alice, puis par l’annonce de l’oncle riche d’Albert, décidé à s’installer avec eux. Finalement, le couple parvient à se débarrasser de tous les indésirables et peut enfin profiter de son bungalow en paix.
La partition est signée du duo Tierney-McCarthy. Bien que sans tube mémorable, Up She Goes fut un succès modeste mais solide, avec 256 représentations. Le San Francisco Chronicle salua un spectacle "très drôle" aux chansons "plaisantes", d’autant plus remarquable qu’il ouvrit directement à Broadway, sans Try-Out Out of Town.
1923: «Glory» - 74 représentations la Vanderbilt Producing Company, qui avait amené Irene à New York en 1919, espérait renouveler ce triomphe avec Glory. Quand Irene ferma après près de sept cents représentations, elle détenait alors le record de longévité pour un musical à Broadway. Mais Glory, malgré de grands espoirs, s’effondra au bout de deux mois.
Ce n’était pourtant pas faute d’efforts: une grande partie de l’équipe créative d’Irene était de retour — James Montgomery (livret), Joseph McCarthy (paroles), et Harry Tierney (musique). On retrouvait aussi Walter Regan, le héros d’Irene, et Patti Harrold, qui incarnait Glory et avait déjà joué le rôle-titre dans Irene durant sa création. Le musical fut même créé au Vanderbilt Theatre, lieu d’origine d’Irene.
À l’instar de son prédécesseur, Glory proposait une version du conte de Cendrillon: la pauvre Glory (Harrold) vit dans un village de la Nouvelle-Angleterre avec son père adoptif porté sur la bouteille, Abner (Peter Lang). Mais sa vie bascule lorsque William Harriman (Regan), un enfant du pays devenu riche, revient au village et l’épouse.
Pourquoi fut-ce un échec? Même si c'est toujours difficille à dire, on peut souligner que Glory reprenait le schéma narratif de Irene, une success-story de type "Cendrillon", ce qui a pu donner une impression de déjà-vu au public. Mais il ne faut pas sousestimer le fait qu'après le triomphe d'Irene, les attentes étaient considérables. Glory n'a pas réussi à captiver le public de la même manière, peut-être en raison d'une intrigue ou de chansons moins marquantes.
Tierney participa alors au Ziegfeld Follies de 1923.
1923: «Kid Boots» - 489 représentations Fin 1923, le tandem présente Kid Boots, une comédie musicale pétillante produite par Florenz Ziegfeld. La première a lieu le 31 décembre 1923, soir du Nouvel An, au Earl Carroll Theatre, avec la superstar du vaudeville Eddie Cantor en tête d’affiche. Kid Boots – sous-titré « A Musical Comedy of Palm Beach and Golf » – séduit le public par son humour et ses numéros enlevés. Le spectacle affiche 489 représentations à Broadway, un excellent score pour l’époque. Eddie Cantor triomphe dans son rôle comique, aux côtés de l’actrice Mary Eaton, et l’orchestre est dirigé par George Olsen.
L’action se déroulait en Floride, lieu très à la mode dans les années 1920, plus précisément au Everglades Golf Club de Palm Beach. L’intrigue exploitait le nouveau culte du golf (et faisait aussi un clin d’œil à la mode du mah-jong), et l’ingénue (interprétée par Mary Eaton) portait un prénom alors très en vogue pour les héroïnes de musicals: Polly, bien sûr. L’histoire libre et fantasque tournait autour des frasques de Kid Boots, maître caddy et touche-à-tout du club, qui arrondissait ses fins de mois en vendant des balles truquées et de l’alcool de contrebande. Comme le note Cantor, en pleine Prohibition, "il n’y a que deux types de gens : ceux qui vendent et ceux qui achètent."
Restant dans le thème du golf, chaque scène était présentée comme un "trou" (First Hole, Second Hole, etc.), avec des "coups" ("strokes") à l’intérieur, joués par des duos ou trios. Les chansons suivaient ce thème : A Day at the Club, Keep Your Eye on the Ball, Mah-Jong, Down 'Round the 19th Hole, etc. Une troupe de girls interprétait des "bourgeoises sportives" aux noms inspirés du golf: Miss Driver, Miss Fairway, Miss Foursome, et autres Miss Stroke...
Le musical avait tout pour plaire - et ce fut d'ailleurs un énorme succès devenant la 13ème plus longue série à Broaday des années '20' - sauf une partition mémorable. Florenz Ziegfeld signa une production somptueuse, avec une grande troupe (le flyer vantait "la plus grande troupe de comédie musicale jamais réunie"), beaucoup d’humour et les pitreries de Cantor. Mais les chansons de Joe McCarthy (paroles) et Harry Tierney (musique) déçurent. Ballades, numéros comiques ou dansés, ensembles: tout y était, sauf le tube. Contrairement à Irene, qui avait offert le classique Alice Blue Gown et battu des records, les partitions ultérieures de Tierney pour Kid Boots, Up She Goes, Glory, Rio Rita ou Cross My Heart n'ont jamais produit de véritable standard de Broadway.
On peut attribuer une partie du succès aussi à la présence de Eddie Cantor dans le rôle principal lui permettant de faire preuve de son humour sur mesure de "mauvais garçon au cœur tendre". Le spectacle lui offrait un large espace d’expression, y compris dans une scène en blackface en fin de deuxième acte, où il apparaissait en tant que lui-même. Mais, une fois encore, aucune des chansons écrites spécifiquement pour Cantor dans la comédie musicale ne fut enregistrée par lui.
Quoi qu'il en soit, le succès du spectacle est tel qu’une adaptation cinématographique est tournée dès 1926, faisant de Kid Boots l’une des premières comédies musicales de Broadway transposées sur grand écran. Ce film muet de 1926 permet au public du cinéma de découvrir les chansons de Tierney et confirme la popularité de l’œuvre au-delà de la scène.
En 1924, Harry Tierney participera aux Ziegfeld Follies of 1924, mais sera absent des scènes broadwaysienne pendant près de 3 ans!
1927: «Rio Rita» - 494 représentations En 1927, Tierney et McCarthy connaissent un nouvel aboutissement de leur collaboration avec Rio Rita. Produite elle aussi par Florenz Ziegfeld, Rio Rita est une comédie musicale de grande envergure qui transporte les spectateurs dans un décor exotique à la frontière du Texas et du Mexique. La première a lieu le 2 février 1927 pour l'inauguration du tout neuf Ziegfeld Theatre. Le show est porté par une distribution scintillante et des tableaux spectaculaires de dancing girls en costumes chatoyants. Rio Rita s’impose avec 494 représentations consécutives à l’affiche comme le plus gros succès de Tierney depuis Irene (et ses 620 représentations), dépassant Kid Boots de 5 représentations.
L’intrigue de Rio Rita, contemporaine de sa création, se déroule dans la ville frontalière fictive de San Lucar, côté mexicain, sur une "boîte de nuit flottante", The Pirate Ship, sur le Rio Grande, ainsi que sur la rive texane du fleuve. Le Capitaine des Rangers du Texas Jim Stewart (J. Harold Murray) enquête incognito sur le mystérieux criminel surnommé "le Kinkajou", qui vient de dévaliser une banque au Texas avec sa bande. En cours de mission, Jim tombe amoureux de Rio Rita (Ethelind Terry), qui ignore que Jim soupçonne son frère Roberto (Walter Petrie) d’être le Kinkajou.
Mais un autre prétendant entre en scène: le général mexicain Enrique Joselito Esteban (Vincent Serrano), qui convoite lui aussi la main de Rio Rita. Pendant un temps, il semble avoir ses faveurs, surtout lorsque Rita découvre les soupçons de Jim envers son frère. Finalement, tout s’éclaire: Esteban est en réalité le Kinkajou, et Roberto n’est qu’un pion innocent dans ses manigances. L’amour triomphe, et la justice aussi.
Le spectacle comprenait non pas un, mais deux couples comiques secondaires: Ed Lovett (Robert Woolsey) et Katie Bean (Noel Francis); et Chick Bean (Bert Wheeler), ex-mari de Katie, maintenant marié à Dolly (Ada-May)… enfin, pas tout à fait, car son divorce d’avec Katie — surnommée ici avec humour "has-Beanie" — n’est pas encore officiel. Pendant ce temps, Katie hérite de trois millions de dollars, et Ed lui jure qu’il l’aimerait même si elle n’en avait hérité que deux…
Le public de Broadway est conquis par ses mélodies entraînantes (dont la chanson-titre « Rio Rita » et le jovial « The Ranger’s Song »), ses danses flamboyantes et son ambiance de fête latino-américaine.
Dans la foulée, Hollywood se jette sur les droits d’adaptation: Rio Rita devient en 1929 l’un des tout premiers musicals de Broadway transposés en film parlant. La version cinématographique, produite par RKO Radio Pictures avec la participation de Ziegfeld, est un événement. D’une durée exceptionnelle de 141 minutes, le film Rio Rita (1929) remporte un immense succès au box-office, rapportant plus de 2,4 millions de dollars pour un budget de 678 000. Ce triomphe commercial vaut au film d’être surnommé «Picture of the Century» par RKO tant il symbolise l’avènement du cinéma musical sonore.
La carrière de Tierney et McCarthy au cinéma est ainsi lancée: le duo fait fréquemment l’aller-retour entre New York et Hollywood pour participer à la musique de plusieurs films musicaux de la fin des années 1920 et du début des années 1930.
Les comédies musicales de Harry Tierney dans les années 1920 illustrent parfaitement l’esprit léger et spectaculaire de l’époque. Rio Rita, en particulier, est souvent vu comme l’un des derniers grands "musical comedies" de l’ère des Follies, avant le tournant opéré par Show Boat (1927), qui marque l’émergence d’un théâtre musical plus narratif et intégré. Avec leur insouciance et leurs refrains entraînants, les œuvres de Tierney incarnent le sommet d’un style bientôt en mutation, vers des formes plus dramatiques et structurées.
7.D) Un style populaire et une influence durable
Le style musical de Harry Tierney se caractérise par des mélodies entraînantes, faciles à retenir, souvent teintées de l’élégance de la valse ou du fox-trot en vogue durant les Années folles. Dans ses partitions, Tierney sait également faire preuve d’inventivité, n’hésitant pas à intégrer des éléments de musique classique (comme Chopin dans Irene) ou des effets comiques (tel l’épelé-chanté de « M-I-S-S-I-S-S-I-P-P-I »). Ses chansons, aux harmonies simples mais raffinées, ont su toucher un large public. Nombre d’entre elles sont devenues des standards de l’époque, reprises par les artistes les plus populaires des années 1920. Des vedettes telles que Eddie Cantor, Anna Held ou Edith Day ont interprété ses compositions sur scène ou à l’écran, contribuant à les inscrire dans la mémoire collective. Par exemple, «Alice Blue Gown» a été repris et enregistré de nombreuses fois au fil du siècle, son charme suranné continuant d’émouvoir bien après sa création.
En son temps, Harry Tierney a été salué comme l’un des grands artisans de l’essor de la comédie musicale américaine d’après-guerre. Il compte parmi les compositeurs phares de Broadway dans les années 1920, aux côtés d’autres figures marquantes comme Irving Berlin, George Gershwin ou Vincent Youmans. S’il est parfois moins cité aujourd’hui que ces derniers, son apport n’en est pas moins significatif. Tierney a contribué à populariser la comédie musicale en la rendant accessible et divertissante pour le grand public. Ses œuvres font le lien entre l’ère du ragtime – il composa d’ailleurs plusieurs morceaux de ragtime au début de sa carrière – et l’émergence du jazz sur les scènes de Broadway. En ce sens, il a préparé le terrain pour la génération suivante de compositeurs qui allait faire évoluer le genre. La transition du musical de pur divertissement vers le musical play à intrigue intégrée s’est opérée à la fin des années 1920, et Tierney, par le succès de Irene ou Rio Rita, a montré jusqu’où pouvait aller la formule classique avant le renouvellement apporté par des œuvres comme Show Boat. Son œuvre occupe ainsi une place particulière dans l’histoire de la comédie musicale américaine : elle en constitue le couronnement d’une époque et un témoignage de la richesse du répertoire de Broadway avant l’âge d’or du musical dramatique.
7.E) Fin de carrière et héritage
Après ses triomphes des Années folles, Harry Tierney voit son étoile pâlir quelque peu avec les changements de goût des années 1930. La fin de la décennie 1920 marque en effet le déclin de la formule de la revue à laquelle il avait excellé. En septembre 1928, il lance bien une nouvelle opérette.
1928: «Cross My Heart» - 64 représentations ce spectacle ne rencontre pas le succès espéré. Le héros de Cross My Heart est un jeune millionnaire et héritier de la famille Van Ness, qui vit incognito sous le nom de Richard Todd (interprété par Clarence Nordstrom), car il préfère la musique aux affaires. Il dirige son propre orchestre, bien à l’abri des regards, dans le café The Slave Ship de Greenwich Village. Il tombe amoureux de Sally Blake (Mary Eaton), la nièce d’une veuve snob et parvenue, Mrs T. Montgomery Gobble (Lulu McConnell), célèbre pour ses malapropismes savoureux. Cette dernière est bien décidée à marier sa fille Elsie (Doris Eaton) à un homme titré. Sauf qu’Elsie, elle, est amoureuse de Charles Graham (Bobby Watson), le secrétaire particulier de sa mère. Charles, avec la complicité de son ami (joué par Eddie Conrad), décide alors de se faire passer pour le Maharadjah de Mah-ha (ah, quelle délicieuse supercherie pour mystifier Mrs Gobble !). Inutile de dire que tout ce joli fouillis sentimental et identitaire se résout, comme il se doit, avant le baisser de rideau.
Quelques mois plus tard, la Grande Dépression commence à impacter Broadway et le public se fait plus rare pour les fantaisies musicales coûteuses. Tierney choisit alors de se tourner vers Hollywood, où le cinéma parlant offre de nouvelles opportunités aux compositeurs de Broadway. Vers 1929, il déménage en Californie et commence à travailler pour les studios RKO. Il assiste d’abord à la production de la version filmée de Rio Rita (sortie en 1929), puis demeure à Hollywood pour contribuer à d’autres films musicaux. Sous contrat avec RKO à partir de 1930, il écrit des chansons pour des comédies musicales filmées telles que Dixiana et Half Shot at Sunrise (toutes deux sorties en 1930). Ces films, qui mêlent chant, danse et intrigue légère, correspondent bien au savoir-faire de Tierney, même si aucun ne connaîtra l’aura de ses succès scéniques passés.
Parallèlement, Harry Tierney tente de monter de nouveaux spectacles scéniques au début des années 1930. Il compose notamment deux opérettes d’inspiration européenne: Omar Khayyam (1932) et Beau Brummell (1933). Beau Brummell sera créé en première mondiale à Saint-Louis en 1933 devant un large public, mais ces œuvres n’atteignent pas Broadway et restent relativement confidentielles.
En 1934, Tierney revient s’installer à New York. À partir de cette période, il s’éloigne progressivement de la vie publique. La grande époque des comédies musicales fastueuses est révolue, et Tierney, encore quadragénaire, ne parvient pas à s’adapter au nouveau style de spectacles qui s’impose alors. Il continue néanmoins de composer à l’occasion – on lui doit encore quelques chansons dans les années 1940 et 1950 – mais il vit essentiellement de ses droits d’auteur et profite d’une retraite discrète.
Sur le plan personnel, Harry Tierney avait épousé en février 1928 une jeune femme prénommée Ava Maria Lowry, avec qui il partage sa vie jusqu’à la fin de ses jours. Le couple a un fils unique, Harry Tierney Jr., qui naît peu de temps après leur mariage. Durant les années de gloire, la famille Tierney réside à Pelham, une petite ville cossue de la banlieue new-yorkaise où de nombreux artistes et personnalités de l’époque ont élu domicile. Tierney et son ami Joseph McCarthy y fréquentaient un cercle mondain incluant des figures comme le producteur Florenz Ziegfeld ou le manager de baseball John McGraw. Bien intégré dans cette communauté artistique, Tierney était apprécié pour son charme courtois et son humour, et on raconte qu’il n’hésitait pas à composer à la dernière minute une chanson pour dépanner un ami producteur dans le besoin. Après la disparition de leur univers de Broadway, Tierney voit progressivement s’éteindre ses compagnons de route: son complice Joseph McCarthy décède en 1943, ce qui marque pour lui la fin d’une époque.
Harry Tierney s’éteint lui-même deux décennies plus tard. Le 22 mars 1965, il meurt d’une crise cardiaque à New York, à l’âge de 74 ans. Sa disparition passe relativement inaperçue du grand public, la scène de Broadway ayant depuis longtemps changé de visage. Il est inhumé au cimetière de Holy Sepulchre à New Rochelle, dans l’État de New York, non loin de l’endroit où il avait vécu ses années fastes.
Quelques mois après sa mort, la profession rend hommage à sa contribution : en 1965, la ASCAP (Society of Composers and Lyricists) salue la mémoire de ce membre de longue date, et en 1970 Harry Tierney est intronisé à titre posthume au Songwriters Hall of Fame, qui honore les auteurs-compositeurs ayant marqué la musique américaine. Cette reconnaissance tardive inscrit définitivement son nom au panthéon des créateurs de la comédie musicale.
Aujourd’hui, l’héritage de Harry Tierney demeure principalement à travers les archives et reprises de ses œuvres phares. Des productions d’Irene continuent d’être montées épisodiquement par des compagnies théâtrales nostalgiques des années 1920, et les mélodies comme « Alice Blue Gown » ou « Rio Rita » figurent dans des anthologies du Great American Songbook. Si le style de Tierney – fait de légèreté et de romance – appartient à une autre époque, il a jeté les bases sur lesquelles s’appuiera le genre du musical. En célébrant la gaieté, l’optimisme et le charme mélodique, Harry Tierney a occupé une place de choix dans l’âge d’or de la comédie musicale américaine d’avant-guerre. Son parcours, du statut de pianiste itinérant à celui de compositeur de succès internationaux, illustre l’ascension fulgurante possible à l’ère du Broadway naissant. À ce titre, l’histoire a retenu Harry Tierney comme l’un des témoins privilégiés d’une période charnière du spectacle musical, et comme le créateur d’Irene, cette “Cendrillon de Broadway” dont le souvenir continue de rayonner plus d’un siècle après ses premiers pas sur scène.