A) La crise de '29 transfigure aussi Broadway
Un mauvais timing peut saboter même la plus belle des révolutions. Beaucoup de critiques ont reconnu que Show Boat () était quelque chose de révolutionnaire, et ils ont clairement exprimé qu’ils adoreraient que soient créées d’autres œuvres du même type.
Kern et Hammerstein tentèrent de satisfaire leurs envies avec le nostalgique Sweet Adeline (1929, 234 représ.) (). Helen Morgan y jouait une fille des années 1890, originaire d’Hoboken dans le New Jersey, qui voit l’homme qu’elle aime partir en 1898 pour combattre dans la guerre hispano-américaine. Alors, elle se console en … devenant une star de Broadway. Ce nouveau musical n’était pas aussi grave que Show Boat (), mais il respectait le même souci d’intégrer les chansons, l’histoire et l’atmosphère d’une époque dans une cohérence commune. Helen Morgan a chanté dans ce musical Why Was I Born? qui est devenu un tube, repris plus tard par rien de moins que Billie Holiday, Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Cher, Bob Dylan… Les critiques ont par ailleurs très bien accueilli Sweet Adeline () lors de sa création le 3 septembre 1929. Mais…
Sept semaines plus tard, le 24 octobre 1929 – connu depuis lors sous la formule choc de «jeudi noir» – le cours des actions à Wall Street a plongé. À midi, l'indice Dow Jones a perdu 22,6 %. Une émeute éclate à l'extérieur du New York Stock Exchange, après que les gardes du bâtiment et la police ont empêché des actionnaires d'entrer. La galerie des visiteurs est fermée. Les rumeurs les plus folles circulent: onze spéculateurs se seraient suicidés, les bourses de Chicago et Buffalo auraient déjà fermé, celle de New York serait sur le point de le faire. Les banques décident d’intervenir et les cours se redressent. Finalement, la baisse pour la journée va être limitée à 2,1%. Les cours restent stables le vendredi 25 et samedi 26 (avant-guerre, il y avait une demi-session le samedi).
Le cycle s'emballe à nouveau le lundi 28, qui restera dans les mémoires comme le «lundi noir». Cette fois, les banques n'interviennent pas, contrairement au jeudi précédent et l'indice Dow Jones perd 13 %. Le 29 octobre, le «mardi noir» (Black Tuesday), l'indice Dow Jones perd encore 12 % (230,07). Winston Churchill, qui se trouve alors à New York, affirme être le témoin du suicide d'un spéculateur qui se serait jeté par la fenêtre.
En cinq jours le marché a perdu 30 milliards de dollars en valeur, un chiffre dix fois plus important que le budget fédéral américain et plus que ce que les États-Unis avaient dépensé pendant toute la Première Guerre mondiale. D’innombrables Américains qui avaient acheté des actions pour «jouer en bourse» et se faire de l’«argent facile» ont vu leurs comptes d’épargne s’évaporer lorsque les banques ont déclaré faillite. Plongés dans une dette irrémédiable, certains se sont suicidés. Des milliers d’entreprises ont fermé leurs portes et les Américains qui ont perdu leur travail n’ont trouvé aucun emploi disponible. Sans assurance-chômage – elle n’existe pas – la perte d’un emploi s’est rapidement traduite par la perte d’une maison. Ceux qui avaient encore un emploi ont vu leurs salaires réduits. Dans les premiers temps, les gens ne pouvaient comprendre ce qui se passait. Mais à mesure que la crise s’approfondissait, les attitudes ont changé. Les gens se rassemblant à plusieurs pour avoir les dix cents nécessaires pour acheter une miche de pain ne pouvaient concevoir de dépenser trois dollars pour voir un musical à Broadway.
Les préventes de billets pour Sweet Adeline () avaient été énormes, de sorte que le producteur Arthur Hammerstein a continué à fonctionner dans l’espoir que le climat économique s’améliorerait. Il a fini par fermer le musical à perte. En moins d’un an, il a été forcé de vendre son théâtre et les droits de toutes ses créations théâtrales. Son neveu Oscar et Jerome Kern ont rejoint la légion d’auteurs-compositeurs de Broadway qui ont quitté New York pour se réfugier à Hollywood où les films parlants restaient un marché lucratif.
B) La fin d’un mythe : Ziegfeld
A la fin des années ‘20, Florenz Ziegfeld était le roi du monde. En 1928, l’année qui a suivi la première triomphale de Show Boat (), il a créé non moins de trois triomphes à Broadway, dont nous avons discuté dans les chapitres précédents — Rosalie (), The Three Musketeers () et Whoopee! (). Si la vie de Ziegfeld était comme une de ses comédies musicales, elle se serait terminée à un moment aussi triomphant. Mais cela n’allait pas être le cas et l’année 1929 allait être dure.
En 1929 donc, le «grand producteur» théâtral Florenz Ziegfeld, nourrissait de grands espoirs pour sa première production cinématographique, Glorifying the American Girl (1929), une comédie musicale s’intéressant à une jeune fille qui se rend à New York et y trouve l’amour et la gloire dans les Follies. Mais le script est calamiteux et le montage maladroit. Cela explique facilement l’échec du film. Ziegfeld retourna à New York déçu, ignorant que son Broadway était sur le point de disparaître. Juste à titre indicatif, on peut voir l'importance de Ziegfeld à la taille de son nom sur l'afiche. C'est rare qu'un producteur ait une telle place!
Ziegfeld avait beaucoup investi dans le marché boursier, le krach de 1929 l’a fait passer en quelques jours de millionnaire à débiteur accablé de dettes. Restant toujours joueur, sa réponse a été de produire un nouveau spectacle, en ne voulant épargner aucune dépense. Mais le krach de ’29 avait brisé la confiance de Ziegfeld. Mais ses investisseurs et une grande partie du public avaient également été anéantis.
Simple Simon () (1930, 135 représentations) de Rodgers et Hart, produit par Ziegfeld, mettait en vedette l’humoriste Ed Wynn (1886-1966) incarnant le propriétaire d’un kiosque à journaux rêvant de vivre dans un monde de contes de fées où les mauvaises nouvelles n'existent pas. Les partitions de Rodgers et Hart comprenaient la chanson Ten Cents a Dance, chantée par Ruth Etting. Elle était assise sur l’un des accessoires les plus loufoques imaginés par Wynn: un piano qui roulait sur des roues tandis que Wynn tout en pédalant, flirtait ouvertement avec … le clavier.
Les critiques ont aimé la folie de Wynn, mais ont globalement détester le spectacle, qui a terminé en pertes. Ziegfeld en profita pour «oublier» de payer les auteurs-compositeurs, jusqu’à ce que la Dramatists Guild menace Ziegfeld d’un procès. Rodgers et Hart ont gentiment supposé que le producteur avait des difficultés financières. Ils n’ont jamais imaginé, vu la réputation et l’image de Ziegfeld, que ce dernier était en train de se noyer dans ses dettes.
En réaction à cet échec, voulant mettre le paquet – et un peu jouer le tout pour le tout pour sortir de ce qu'il croit se limiter à une mauvaise passe – Ziegfeld enchaîna avec un nouveau spectacle, Smiles () (1930, 63 représentations), avec en tête d’affiche Marilyn Miller (Smiles), mais aussi Fred et Adele Astaire, persuadé que ce trio vendrait des billets. Le livret était faible, la partition de Vincent Youmans n’était pas sa meilleure, et le spectacle a fermé en sept semaines. Cela ne s’appelle plus un échec, mais un flop. Les vautours ont commencé à tourner en rond.
Réduit à emprunter de l’argent à des mafieux, Ziegfeld a alors produit ses Follies (1931, 165 représentations) les plus coûteuses de toute la série, dépensant plus de 250.000$ – on est loin des 13.000$ dépensés lors de l’édition 1907. Les critiques furent bonnes, et il y eu des spectateurs, mais la plupart choisissaient les tarifs réduits et pas les places de première catégorie. Cette réalité, vu le coût phénoménal de la production, a une nouvelle fois amené la production à terminer en pertes…
Essayant de s’éloigner de son style habituel, Ziegfeld, il a ensuite présenté le comique burlesque Bert Lahr et le has-been hollywoodien Lupe Velez dans Hot-Cha! () (1932, 119 représentations)… Peu purent s’offrir les billets à 5,50$, et le spectacle a terminé … en pertes.
Earl Carroll, le concurrent de longue date de Ziegfeld, a lui tenté de défier la Dépression consécutive au krach de ’29 en construisant un éblouissant théâtre art déco de 3.000 places. Il l’a baptisé à sa propre gloire le Earl Carroll's Broadway Theatre – il s’agit de l’actuel Broadway Theatre. Earl Carroll a choisi pour inaugurer la salle, la neuvième édition de ses Vanities (1931, 278 représentations). Même si la durée de la série est tout à fait respectable (278 représentations), il a dû se résoudre à une fermeture anticipée par rapport à ses plans initiaux. Pour plus de renseignements sur le travail de Earl Carroll: .
En 1932, dans un geste rancunier et onéreux, Ziegfeld décida de louer le théâtre de son concurrent Carroll, le rebaptisant The Casino, pour y présenter le premier revival de Show Boat () (1932, 181 représentations). Les critiques ont été dithyrambiques. Mais comme nous l’avons vu, la Dépression était terrible en cette troisième année de crise économique, et la fréquentation a été clairsemée. Le casting et les équipes techniques ont accepté que leurs salaires soient réduits de 50% pour garder le spectacle ouvert.
Traqué par les huissiers et les usuriers, Ziegfeld devait se faufiler dans son bureau par une sortie de secours du théâtre! Sa femme travaillant à Hollywood, il a tenté de calmer ses angoisses par une série d’adultères maladroits. Le stress a conduit à la pleurésie, une inflammation douloureuse des poumons. Au printemps de 1932, la voix de Ziegfeld semblait si frêle lors d’une apparition à la radio que Billie l’a amené à Hollywood pour récupérer. Pendant son hospitalisation là-bas, il a montré des signes de rétablissement et a commencé à planifier des futurs projets pour la scène et l’écran. Mais la santé de Ziegfeld s’est soudainement détériorée et il est mort le 22 juillet 1932, à l’âge de 65 ans. La reprise de Show Boat () a fermé peu de temps après, incapable de récupérer ses coûts.
La désormais veuve de Ziegfeld, Billie Burke Ziegfeld, a refusé de déclarer faillite. Forcée de vendre Berkeley Crest et la plupart des biens de son mari à une fraction de leur valeur, elle a travaillé pendant des années sur scène, à l’écran et à la radio pour rembourser chaque centime des dettes de son mari. Elle vivait simplement dans un petit bungalow d’Hollywood, mais a décidé de donner au mariage de sa fille Patricia le rayonnement digne d’un spectacle de Ziegfeld. Souvent distribuée dans des rôles de matrones écervelées, son rôle le plus mémorable au cinéma a été Glinda dans The Wizard of Oz de la MGM (1939). Elle meurt en 1970, 38 ans après son mari, à l’âge de 85 ans. Patricia Ziegfeld Stephenson a parlé avec amour de ses deux parents jusqu’à sa propre mort à l’âge de 91 ans en 2008.