Chapitre 3 - 1866 1927 - Recherches Phase Les années '20, une explosion de talents: les 'Big Five' et les autres
D.2. Un des 'Big Five': Irving Berlin (1885-1989) (Part 1/3)
Irving Berlin en 1918
En avril 1917, lorsque le gouvernement impérial allemand exhorta le Mexique à attaquer les États-Unis, l'Amérique entra dans la Première Guerre mondiale. Les vastes ressources de cette jeune nation et le nombre énorme de soldats potentiels garantissaient pratiquement la victoire aux Alliés, mais il faudrait encore 19 mois de combats sanglants pour que les armes se taisent.
Irving Berlin et d’autres brillants compositeurs de Tin Pan Alley se mobilisent pour insuffler un élan patriotique à travers la musique populaire. D’abord marqué par un pacifisme prudent, Berlin compose néanmoins des chansons telles que For Your Country and My Country et Let’s All Be Americans, qui résonnent avec l’esprit du moment.
Le 6 février 1918, il obtient officiellement la nationalité américaine, un événement qui lui tient particulièrement à cœur et qui lui ouvre les portes de l’engagement dans l’armée. Il était déjà célèbre pour avoir écrit des centaines de chansons et quelques comédies musicales. La nouvelle de son incorporation a fait la une des journaux: «Army Takes Berlin!» C’est évidemment un jeu de mots, mais pas que…
Affecté à la 152ᵈ Depot Brigade de Camp Upton à Yaphank, il troque alors ses revenus confortables pour une solde modeste de 30$ par mois. Mais plus encore que la perte financière, c’est l’oisiveté qui le ronge. Habitué à une vie de création incessante, à veiller jusqu’à l’aube, il supporte mal le rythme militaire, les tâches rébarbatives, et surtout, l’impitoyable réveil à cinq heures du matin.
Programme de «Yip Yip Yaphank» (1918)
Pour exorciser son agacement, Berlin fait ce qu’il sait faire de mieux: il compose. De cette frustration naît Oh! How I Hate to Get Up in the Morning, une chanson empreinte d’humour grinçant, où il exprime son exaspération face aux clairons et sa tentation (mi-amusée, mi-sérieuse) de les réduire au silence définitivement. Loin de provoquer un scandale, son hymne à la rébellion douce se propage comme une traînée de poudre dans le camp. Et, dans une ironie savoureuse, au lieu d’être sanctionné, Berlin se voit promu… sergent!
Le major général J. Franklin Bell, conscient du talent exceptionnel d’Irving Berlin, le convoque personnellement et lui confie la somme colossale de 35 000 dollars pour créer un spectacle destiné à galvaniser les troupes. Face à cette opportunité, Izzy pose une seule question, empreinte de toute son énergie créative: «Général, je dois vous prévenir : j’écris la nuit. Parfois, quand l’inspiration me prend, je peux travailler jusqu’à l’aube. Mais je ne pourrai pas continuer si je dois me lever à cinq heures du matin!» Sans hésitation, Bell lui offre la réponse qu’il espérait tant: «Pourquoi devriez-vous vous lever à cinq heures du matin? Oubliez tout cela! Vous avez un spectacle à écrire!» Et c’est exactement ce qu’Izzy voulait entendre.
Avec l’appui d’une commission de trois officiers - une équipe de plus de 300 professionnels du show-business qui venaient aussi d’être réquisitionnés - Berlin se met au travail. En juin 1918, il annonce fièrement qu’il est prêt et dévoile son projet: Yip Yip Yaphank (), une revue musicale flamboyante, exécutée par des soldats dans l’esprit des légendaires Ziegfeld Follies, auxquelles il avait déjà collaboré. C’est dans ce spectacle qu’il introduit, pour la première fois, une chanson qui deviendra un hymne national: God Bless America. Pourtant, Berlin lui-même reste dubitatif sur son impact: «En ce moment, il y a des chants patriotiques qui sortent de partout…» Mais l’histoire prouvera que le sien aura une portée bien au-delà de ses attentes.
En juillet 1918, Yip Yip Yaphank donne ses premières représentations dans un modeste théâtre de Camp Upton, le Liberty Theatre. Pour promouvoir son spectacle, Berlin orchestre un coup de maître: il fait défiler les soldats-acteurs en plein cœur de Manhattan, sur Park Avenue et la 34ᵉ rue. Très vite, des affiches fleurissent dans toute la ville: «Oncle Sam présente Yip Yip Yaphank, concocté dans la cantine militaire de nos gars de Camp Upton!» Le spectacle triomphe et gagne Broadway, d’abord au Century Theatre (2.300 places), puis au Lexington Theatre, du 19 août au 14 septembre 1918. La presse est unanime: Yip Yip Yaphank est un succès retentissant. Et surtout, il rapporte la somme phénoménale de 85.000 dollars, intégralement reversée au fonds de financement de l’effort de guerre.
Comme il n'y avait pas de femmes dans l'armée, des soldats travestis ont joué les rôles féminins. Les tubes du spectacle ont été un numéro de Minstrel intitulé Mandy et, bien sûr, la chanson Oh! How I Hate to Get Up in the Morning où Berlin lui-même chantonnait un sentiment partagé par toute personne qui a jamais dû faire face à un clairon au réveil:
Oh, how I hate to get up in the morning! Oh, how I’d love to remain in bed! For the hardest blow of all Is to hear the bugler call: “You’ve got to get up, you’ve got to get up, You’ve got to get up this morning!” Someday I’m going to murder the bugler; Someday they’re going to find him dead— I’ll amputate his reveille, And step upon it heavily, And spend the rest of my life in bed.
Extrait de «Oh! How I Hate to Get Up in the Morning»
Berlin l’interprétait avec son accent du Lower East Side («Someday I'm goin' ta moidah da bewg-lah»). La demande de billets a prolongé la semaine de représentations programmées à un mois joué à guichets fermés. Le soir de la dernière de Yip Yip Yaphank (), comme le rappelle son biographe Ian Whitcomb, «le sergent Berlin a conduit la distribution de 300 personnes hors de la scène, marchant dans les allées du théâtre, en chantant We're on Our Way to France, le tout sous des applaudissements tumultueux.» Le cast a terminé en marchant jusqu’aux camions, comme s'il se dirigeait vers l'Europe. Au lieu de cela, ils ont été ramenés au Camp Upton. C'était en septembre 1918, et les combats étaient presque terminés: l'armistice est intervenu deux mois plus tard, et Berlin est revenu à la vie civile. L'armée n'a jamais construit le centre d’accueil, et Berlin n'a jamais réussi à savoir ce qui est arrivé à l'argent que son spectacle avait fait gagner.
Céline Dion chante «God Bless America» live en 2001
Une chanson qu'il a écrite pour le spectacle, mais a décidé de ne pas utiliser, a eu une seconde vie... En 1938, avec la montée d'Adolf Hitler, Irving Berlin, qui était juif et était arrivé en Amérique depuis la Russie à l'âge de cinq ans, a estimé qu'il était temps de la faire revivre comme une «chanson de paix». Cette chanson deviendra: God Bless America.
Un siècle après sa composition, elle est toujours omniprésente: chanson officielle de la campagne électorale du Président Roosevelt en 1940, lors de très nombreuses manifestations sportives ou par Céline Dion dans le Téléthon qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001.
Parallèlement à cette aventure théâtrale, Berlin s’illustre également dans un engagement philanthropique d’envergure. Aux côtés d’autres figures majeures du spectacle juif de l’époque, telles que le magicien Harry Houdini ou le chanteur Al Jolson, il s’investit activement dans la Rabbi’s Sons Theatrical Benevolent Association, une organisation caritative qui collecte des fonds pour les familles des militaires et la Croix-Rouge. D’artiste à patriote, Berlin prouve qu’au-delà des lumières de Broadway, la musique peut aussi servir une cause bien plus grande.