
Le théâtre musical britannique des années 1920 se développe dans la continuité de la période précédente (fin du XIXème siècle et ère édouardienne), tout en introduisant des inflexions notables quant au style musical et aux thématiques abordées.
2.D.1) Héritages victorien et édouardien
Guide de lecture: époques UK
Le terme "édouardien" fait référence à l’époque du règne du roi Édouard VII, soit de 1901 à 1910. Mais dans le contexte culturel (et notamment théâtral), on élargit souvent cette période jusqu’au début de la Première Guerre mondiale (vers 1914), car l’esthétique et les mentalités de l’époque perdurent un peu au-delà du règne proprement dit.
Donc, un peu d’histoire rapide:
- Époque victorienne: 1837–1901 - sérieuse, moralisatrice, très rigide
- Époque édouardienne: 1901–1910 (voire jusqu’à 1914) — c’est une ère de transition, plus insouciante, plus frivole, mais encore très marquée par les hiérarchies sociales
- Ensuite, on entre dans les années folles post-Première Guerre, et c’est tout un autre monde.
Avant les années 1920, on peut dire que la scène britannique était dominée par deux grands courants majeurs :
- les opérettes satiriques de Gilbert et Sullivan (de 1871 à 1896) avaient imposé un modèle d’humour pince-sans-rire, de critique sociale parodique et de virtuosité verbale (fameuses chansons à « patter ») dans un cadre musical sophistiqué inspiré d’Offenbach
- la 'musical comedy édouardienne', à partir des années 1890, avait pris le relais avec des œuvres plus légères en intrigue, mais plus somptueuses en production. Des spectacles comme A Gaiety Girl (1893) ou The Arcadians (1909) misaient sur des chœurs de jolies danseuses (les Gaiety Girls), des romances optimistes et des décors fastueux, captant l’optimisme et la bonne humeur de l’ère édouardienne.
Pendant la Grande Guerre, ce divertissement a fait office de réconfort patriotique (on pense à The Bing Boys Are Here, revue de 1916 très populaire auprès des soldats en permission). En somme, avant 1920, le ton oscillait entre la satire raffinée (G&S) et le romanesque frivole (Edwardian musical comedy).
2.D.2) Nouveautés des années 1920
Après la guerre, plusieurs évolutions se font jour.
2.D.2.a) Diversification des formes
D’abord, on constate une diversification des formes (comme détaillé plus haut): la revue intimiste apparaît comme une formule inédite, plus libre et mordante que les spectacles en trois actes bien ficelés d’autrefois. Cette fragmentation en numéros permet d’aborder des sujets d’actualité avec humour, ce que ne faisaient pas les comédies musicales édouardiennes focalisées sur de pures intrigues fictives.
Ainsi, les revues de Charlot ou Cochran n’hésitent pas à caricaturer les travers de la société londonienne des années folles, le tout avec une élégance toute britannique. C’est là une différence de ton: l’ironie satirique de Gilbert & Sullivan renaît en quelque sorte dans ces sketches de revue, mais transposée au monde moderne (politique, nouvelles modes, émancipation féminine, etc.), souvent de manière plus subtile ou mondaine.
2.D.2.b) Nouvelles sonorités importées principalement des États-Unis
Sur le plan musical, les années '20 introduisent de nouvelles sonorités importées principalement des États-Unis. Là où les opérettes édouardiennes tournaient surtout autour de valses, de marches militaires et de ballades sentimentales, les partitions des années '20 commencent à intégrer du ragtime puis du jazz. Certes, la comédie musicale britannique de cette décennie n’a pas encore de couleur musicale propre très affirmée, mais elle emprunte çà et là des éléments syncopés. Par exemple, le charleston ou le foxtrot deviennent des danses obligées dans nombre de spectacles, reflétant la vogue de ces rythmes chez la jeunesse urbaine. Des chansons comme “Shimmy with Me” ou “Do the Black Bottom” apparaissent dans certaines revues (notamment Blackbirds en 1926) pour capitaliser sur ces crazes venues d’Amérique. Cela tranche avec les danses en couple plus guindées de l’ère pré-1914.
De plus, l’influence du blues commence à se faire sentir via des mélodies à la tonalité plus «blue», bien que composées par des musiciens blancs – un processus similaire à ce qui se passe à Broadway à la même époque où des auteurs comme Gershwin intègrent la musique noire américaine dans la musique populaire.
En résumé, l’ambiance musicale du théâtre britannique s’américanise légèrement, même si globalement les orchestrations restent assez traditionnelles (les grandes réorchestrations jazzy seront surtout l’apanage des comédies musicales américaines).
2.D.2.c) Aborder la modernité sociale
Sur le plan thématique, un changement notable tient à l’époque elle-même: les années '20 apportent leur lot de modernité sociale que les spectacles reflètent plus ou moins. Par exemple, la figure de la «flapper» (jeune femme moderne, aux mœurs plus libres, aux cheveux courts) fait son apparition sur scène.
Dans This Year of Grace (1928), Coward propose des numéros autour de la vie nocturne, du jazz-band, de la libération féminine (chanson “Dance, Little Lady” sur le mode de vie d’une party girl). Ce sont des thèmes inconnus des édouardiens.
La mode vestimentaire aussi change radicalement: adieu corsets et longues robes, bonjour robes à franges et smoking pour les gentlemen – une évolution visible dans les costumes de scène. De plus, l’expérience traumatique de la guerre se traduit indirectement par une teinte d’errance ou de mélancolie chez certains auteurs. Noël Coward notamment insuffle une touche « world-weary » (de lassitude du monde) dans ses œuvres de la fin des années 1920, ce qui contraste avec l’optimisme innocent d’avant 1914. Ses personnages de Bitter Sweet regardent le passé avec nostalgie, et des chansons comme “World Weary” (justement dans This Year of Grace) expriment ce sentiment de désillusion élégante qui parcourait la génération de l’entre-deux-guerres.
2.D.2.d) Mais aussi des continuités marquées
En revanche, il y a aussi des continuités marquées. Le public britannique reste attaché à certaines conventions héritées de l’époque précédente:
- Le happy end romantique demeure la norme dans la plupart des comédies musicales (les mariages finales, retrouvailles heureuses, etc., n’ont pas disparu).
- L’accent mis sur l’humour est toujours présent, quoique moins farcesque et plus raffiné peut-être.
- Et surtout, le patriotisme feutré qui caractérisait nombre d’opérettes édouardiennes (exalter la « merry England » ou flatter la Couronne implicitement) subsiste à travers quelques œuvres. Par exemple, The Maid of the Mountains (qui continue d’être joué dans les années 1920 suite à son succès en 1917) contient des messages d’honneur et de loyauté qui résonnent particulièrement alors que l’Empire britannique atteint son apogée dans l’entre-deux-guerres. De même, certaines revues de fin de décennie commencent à célébrer l’Empire ou l’histoire nationale, anticipant les grandes fresques patriotiques des années 1930 (telle Cavalcade en 1931).
Ainsi, malgré la frénésie moderne, le théâtre musical britannique reste très ancré dans sa culture. On retrouve très souvent dans les dialogues ou les chansons des choses très classiques et anciennes:
- le flegme britannique,
- l'auto-dérision,
- l’attachement à la monarchie
- des idylles champêtres typiquement anglaises.
2.D.2.e) Petite synthèse
Pour synthétiser, l’évolution des années '20 par rapport à la période précédente se traduit par une mise au goût du jour du théâtre musical britannique: les formes se diversifient (naissance de la revue de genre intime, renouvellement de la comédie musicale), la musique s’ouvre aux rythmes neufs du jazz, et les sujets reflètent davantage la société des Roaring Twenties. Cependant, le genre conserve un fond traditionnel – hérité des opérettes et musical comedies d’avant-guerre – qui lui donne sa coloration nationale distincte de l’Amérique. Le résultat est un théâtre musical en équilibre, marqué par une transition entre deux époques, sans révolution brutale mais avec de nombreux ajustements stylistiques et thématiques.
2.D.3) Transformations à l’horizon des années '30
À l’aube des années '30, le théâtre musical britannique se trouve à la veille de profonds changements. Plusieurs facteurs – techniques, économiques et culturels – vont influencer l’évolution du genre et l’amener à se moderniser encore davantage durant la décennie suivante.
2.D.3.a) Impact de l'essor du cinéma parlant
Un élément déterminant est l’essor du cinéma parlant. En 1927, Hollywood sort The Jazz Singer, premier film sonore avec des segments chantés, inaugurant la mode du film musical. Le Royaume-Uni embraye rapidement: dès 1929, le studio Gaumont-British produit des «films-revues» (par exemple Elstree Calling, 1930) et des adaptations d’opérettes à l’écran. Le public, fasciné par cette innovation technologique, se précipite dans les cinémas pour voir et entendre des numéros musicaux filmés.
Cette concurrence nouvelle oblige le théâtre musical à se repositionner. L’influence du cinéma se fait sentir de deux façons:
- d’une part, le théâtre doit offrir ce que le film ne peut pas donner – la présence live, la participation du public, le luxe authentique des décors –, ce qui pousse les producteurs à rechercher une grandiloquence scénique accrue (décors plus mobiles, effets spéciaux sur scène, troupes plus nombreuses pour des chœurs imposants).
- d’autre part, le langage scénique emprunte au cinéma certains codes:
- on raccourcit la durée des spectacles,
- on enchaîne les tableaux de façon plus rythmée (quitte à imiter un montage dynamique),
- on introduit parfois des projections filmées sur scène en toile de fond. Par exemple, la revue Cochran’s 1930 Revue intègre des interludes filmés réalisés par le jeune Alfred Hitchcock, signe de la porosité croissante entre scène et écran.
2.D.3.b) Le public se transforme
Le public lui-même se transforme durant les années 1930, ce qui impacte le théâtre musical.
La Grande Dépression économique touche le Royaume-Uni à partir de 1930-31, réduisant le pouvoir d’achat d’une partie de la population. Le West End, traditionnellement fréquenté par la classe moyenne aisée et l’aristocratie, cherche à élargir sa base de spectateurs pour remplir les salles. On voit alors émerger des œuvres visant un public plus populaire ou du moins plus intergénérationnel.
Un exemple emblématique est Me and My Girl (1937), comédie musicale dont le héros est un Cockney (un londonien modeste) héritant d’un titre de noblesse. En mettant en scène un personnage de la classe ouvrière qui triomphe tout en conservant son accent et ses manières, le spectacle séduit un public bien plus large que les habitués du théâtre chic. La chanson entraînante “The Lambeth Walk” issue de ce show devient d’ailleurs un phénomène national, dansée dans les pubs et les fêtes, preuve que la comédie musicale peut désormais descendre dans la rue et toucher toutes les couches de la société britannique.
Cette évolution témoigne d’une certaine démocratisation du public du musical, amorcée en réaction à la crise (il fallait attirer aussi les Londoniens moins fortunés, via des tarifs réduits ou des matinées populaires).
2.D.3.c) L’influence de Broadway sur la scène londonienne s’intensifie dans les années '30
En parallèle, l’influence de Broadway sur la scène londonienne s’intensifie dans les années '30.
Les compositeurs américains continuent d’innover:
- Gershwin compose Porgy and Bess en 1935, première folk-opera jazz
- Rodgers & Hart signent des comédies pétillantes
- Cole Porter apporte son élégance sophistiquée
et nombre de ces œuvres traversent l’Atlantique rapidement vers Londres.
Londres crée également ses propres succès en tentant d’égaler la qualité américaine. C’est ainsi qu’apparaît la figure d’Ivor Novello, qui va dominer la production locale dans les années 1935-1940. Ivor Novello, déjà cité plus haut comme acteur, se révèle compositeur de talent: il triomphe avec Glamorous Night (1935) puis The Dancing Years (1939), des opérettes romantiques aux orchestrations somptueuses influencées par la musique classique et viennoise. Novello apporte une touche de romantisme suranné très appréciée du public d’alors, en partie pour contrer la modernité un peu froide du jazz.
Noël Coward, quant à lui, continue d’expérimenter: sa pièce musicale Conversation Piece (1933) mêle dialogues et chansons de manière intégrée, et préfigure les comédies musicales plus sérieuses de l’après-guerre.
En somme, la scène britannique cherche dans les années 1930 soit à s’aligner sur Broadway en termes de professionnalisme et de rythme (les échanges entre Londres et New York sont constants), soit à cultiver une alternative locale plus européenne (la veine opérette actualisée par Novello par exemple).
2.D.3.d) L’influence de Broadway sur la scène londonienne s’intensifie dans les années '30
La décennie 1930 voit aussi la montée en puissance du film musical britannique – avec des vedettes comme Jessie Matthews ou Gracie Fields – ce qui rejaillit sur le théâtre.
Certains spectacles sont adaptés au cinéma (Coward voit Bitter Sweet adapté en film en 1933, Maid of the Mountains en 1932, etc.), assurant une postérité médiatique aux chansons.
Inversement, des films inspirent des revues ou numéros sur scène.
Cette synergie naissante annonce une ère de multimodalité du musical, qui ne sera plus cantonné au seul plateau du théâtre.
2.D.3.e) Renouvellement thématique dans les années '30
Enfin, notons un certain renouvellement thématique dans les années '30: les comédies musicales commencent à intégrer des sujets plus contemporains et satiriques.
Par exemple, l’importation à Londres de Of Thee I Sing (Gershwin, 1931) – satire politique – ou la création de revues satiriques anti-fascistes vers la fin de la décennie montrent que le musical peut aborder autre chose que la romance pure. Ce n’est encore qu’une tendance mineure, mais qui se renforcera pendant la Seconde Guerre mondiale et après.
En résumé, les transformations à venir dans les années 1930 pour le musical britannique s’articulent autour de la modernisation du genre (sous la double pression du cinéma et de Broadway), de l’évolution du public (plus large, cherchant l’évasion face à la crise) et d’un enrichissement des styles (opérette néo-classique vs. musical swing, coexistence de l’héritage et de la nouveauté). Le théâtre musical anglais aborde ainsi les années 1930 en se réinventant, posant les jalons de l’« âge d’or » qui culminera durant la période de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1950.