Il est instructif de comparer, sur la même période, le théâtre musical en Grande-Bretagne et celui des États-Unis (principalement Broadway à New York). En effet, si les deux traditions partagent des racines communes et entretiennent un dialogue permanent, elles présentent dans les années '20 des caractéristiques distinctes. Le tableau ci-dessous résume quelques différences et convergences clés entre le musical britannique des années '20 et le musical américain de Broadway à la même époque:

Le terme "édouardien" fait référence à l’époque du règne du roi Édouard VII, soit de 1901 à 1910. Mais dans le contexte culturel (et notamment théâtral), on élargit souvent cette période jusqu’au début de la Première Guerre mondiale (vers 1914), car l’esthétique et les mentalités de l’époque perdurent un peu au-delà du règne proprement dit.

Aspect
Théâtre musical britannique
(West End, années 1920)
Musical américain
(Broadway, années 1920)
Formes dominantes
Revues intimistes élégantes (Charlot, Cochran), opérettes romantiques à l'anglaise, comédies musicales légères héritées de l'ère édouardienne.
Revues spectaculaires à grand déploiement (Ziegfeld Follies, George White’s Scandals), comédies musicales jazzy et vaudevilles, premières œuvres intégrant davantage livrets et chansons (musical plays).
Style
musical
Influence de l’opérette européenne (valse, ballade) toujours forte ; intégration timide mais croissante du jazz et des danses à la mode (charleston, etc.) ; pas de style « signature » unifié (mélange de genres)
Âge du jazz triomphant: compositeurs blancs incorporant ragtime, blues et rythmes syncopés dans la musique populaire; mélodies swing dès la fin de la décennie; apparition des premières chansons «standards» du Great American Songbook
Compositeurs
vedettes
Noel Coward (écriture raffinée oscillant entre opérette et cabaret, Vivian Ellis, Harold Fraser-Simson, etc.
Moins de «grands noms» exportés internationalement à cette époque, la plupart restent connus surtout du public britannique.
George Gershwin, Irving Berlin, Jerome Kern, Cole Porter (début de carrière), Richard Rodgers …
Toute une pléiade de jeunes compositeurs new-yorkais de talent apparaît, constituant la plus brillante génération de l'histoire de la musique populaire américaine. Leurs chansons connaissent souvent un succès national immédiat.
Librettistes
&
auteurs
Livrets souvent écrits par des auteurs britanniques issus du théâtre ou du burlesque local (ex: Clifford Grey, Arthur Wimperis). Ton très «british» avec humour subtil, allusions sociales locales.
Peu d'innovation narrative, intrigues restant légères et fantaisistes.
Livrets généralement minces, légers et souriants typiques des années 1920, écrits sur mesure pour des vedettes (ex: Marilyn Miller, Fred & Adele Astaire, etc.).
Quelques expérimentations vers 1927-1929 avec des livrets plus ambitieux (Show Boat traite de sujets sérieux comme le racisme).
Mise en scène
et
spectacle
Productions de taille moyenne (théâtres plus petits qu'à Broadway) privilégiant la décence élégante sur l'extravagance.
Numéros de danse présents mais moins de grandes chorégraphies de masse (exception faite des revues Cochran qui introduisent parfois des troupes type Tiller Girls).
L'accent est mis sur la conduite d'ensemble soignée et l'interaction avec le public.
Productions à grand spectacle dans de vastes salles. Chorus lines de danseuses à plumes, décors fastueux et machineries innovantes (ex: escalier monumental des Follies).
Approche très visuelle et glamour, parfois au détriment de la cohérence. L'objectif est d'éblouir par la démesure et la variété (on parle de glitz et de showmanship).
Public
et
réception
Public majoritairement londonien, de classes moyennes et aisées.
Succès souvent confinés au Royaume-Uni (certaines œuvres jugées «trop britanniques» pour l'export.
Les chansons à succès deviennent des standards nationaux (au Royaume-Uni) plus que internationaux.
Public new-yorkais et tournées nationales aux États-Unis.
Broadway s'impose comme la référence, exportant ses succès vers Londres et au-delà. Beaucoup de chansons de musicals Broadway des années 1920 deviennent des hits radiophoniques et internationaux (ex: «Swanee» de Gershwin, «Ol’ Man River» de Kern). Le musical américain commence à définir des canons internationaux du genre.


Comme le montre ce tableau, dans les années '20, le West End londonien et Broadway suivent des trajectoires parallèles avec leurs spécificités. Le Royaume-Uni conserve un style empreint de son héritage d’opérette et de son humour national, tandis que les États-Unis vivent leur Jazz Age en l’insufflant dans la comédie musicale naissante.

Néanmoins, les échanges sont constants – artistes, œuvres et influences traversent l’Atlantique dans les deux sens – de sorte qu’on ne peut pas totalement opposer ces deux mondes. En réalité, ils se fécondent mutuellement: Broadway s’inspire du flegme et de la classe britanniques, Londres s’incline devant la modernité rythmée américaine.

La comparaison permet surtout de constater qu’à la fin des années 1920, Broadway a pris une longueur d’avance en tant que nouveau centre névralgique du musical mondial, alors que Londres, qui “n’est plus le centre du théâtre commercial” international, maintient cependant une production locale dynamique et de qualité.