
2.C.5) Gertrude Lawrence (1898-1952)
En 1968 sortait un film au titre on ne peut plus simple — Star!. Un titre particulièrement bien trouvé puisqu’il mettait en vedette Julie Andrews dans le rôle de celle qui fut sans doute la plus célèbre Anglaise jamais montée sur une scène de Broadway : Gertrude Lawrence.
2.C.5.a) Jeunesse
Elle était née Gertrud (sans le « e » final) Alexandra Dagmar Lawrence Klasen, le 4 juillet 1898, tout près du célèbre terrain de cricket de l’Oval, au sud de Londres. Son père, d’origine danoise, chantait dans les music-halls sous le nom d’Arthur Lawrence, tandis que sa mère, Alice Louise Banks, était comédienne à ses heures perdues.
Une consommation excessive d’alcool a conduit sa mère Alice à le quitter peu après la naissance de Gertrude. Le couple divorça alors que la petite Gertrud n’avait que deux ans, et elle grandit aux côtés de sa mère et de son beau-père.
En 1904, son beau-père emmène la famille à Bognor sur la côte du Sussex pour le jour férié d’août. Là-bas, ils ont assisté à un concert où les membres du public étaient invités à se divertir. À l’insistance de sa mère, la jeune Gertrude - elle a tout juste 6 ans - chanta une chanson et fut récompensée par un Sovereign (pièce d’or) pour ses efforts. C’était sa première performance publique.
En 1908, afin de compléter les maigres revenus de la famille, sa mère Alice accepta un emploi dans le chœur de la pantomime de Noël au Brixton Theatre. On y cherchait un enfant capable de chanter et de danser pour compléter la troupe, et Alice proposa spontanément sa fille. C’est au cours de cette production qu’Alice entendit parler d’Italia Conti, qui enseignait la danse, la diction et les bases du métier d’acteur. Gertrude passa une audition devant Conti, qui la trouva suffisamment talentueuse pour lui offrir des cours gratuits.
Gertrude rejoignit ainsi la troupe d’Italia Conti pour Where the Rainbow Ends — un spectacle dont la formation des jeunes interprètes devait bientôt conduire Conti à fonder, en 1911, sa célèbre Italia Conti Academy of Theatre Arts. Cette formation permit à Gertrude Lawrence d’apparaître dans The Miracle de Max Reinhardt, monté à Londres, ainsi que dans Fifinella, mis en scène par Basil Dean pour le Liverpool Repertory Theatre. C’est sans doute au cours de cette période que la jeune fille choisit d’adopter le nom de scène de son père — Lawrence — comme nom professionnel.
Basil Dean la distribua ensuite dans sa nouvelle production, Hannele de Gerhart Hauptmann. C’est là, pour la première fois, qu’elle fit la connaissance de Noël Coward, qui n'avait que 11 ans. Cette rencontre marqua le début d’une amitié étroite, parfois orageuse, mais qui allait devenir, pour l’un comme pour l’autre, sans doute la relation professionnelle la plus déterminante de leur carrière.
Mais la situation financière de la famille était difficile et ils devaient souvent déménager en pleine nuit pour fuir les propriétaires mécontents de ne pas être payés. Elle finit par fuguer pour aller vivre chez son père, qui vivait alors avec une danseuse de revue. Ils tombèrent d’accord pour qu’elle les accompagne en tournée dans deux revues successives. Mais à l’issue de ces spectacles, Arthur annonça qu’il venait de signer un contrat d’un an pour un music-hall en Afrique du Sud, laissant Gertrude et sa compagne livrées à elles-mêmes.
Lawrence, qui avait alors seize ans, choisit de ne pas retourner vivre chez sa mère et son beau-père. Elle préféra s’installer au Theatrical Girls' Club de Soho, un foyer destiné aux jeunes filles travaillant dans le milieu du théâtre. Elle travailla régulièrement au sein de diverses compagnies en tournée ce qui fut parfois... épique. Lors d’une représentation à Shrewsbury, après que le directeur du théâtre se fut enfui avec la caisse de la troupe, elle dut même travailler comme barmaid au Red Lion Hotel pour payer son gîte et son couvert. Mais son talent et son professionnalisme finirent toujours par s’imposer. Même si son accent cockney d’origine s’était un peu estompé, il affleurait encore parfois, lui donnant un charme inimitable.
2.C.5.b) Débuts professionnels
En 1916, elle fut engagée par le célèbre impresario André Charlot. Il la choisit comme understudy de sa star, Beatrice Lillie et pour figurer dans le chœur de sa nouvelle production à succès dans le West End londonien. Lorsque le spectacle ferma ses portes, Lawrence reprit en tournée le rôle de Lillie, puis retourna à Londres pour devenir à nouveau sa doublure dans une autre production de Charlot. C’est au cours de cette nouvelle aventure qu’elle fit la connaissance du directeur de la danse, Francis Gordon-Howley. Bien qu’il ait vingt ans de plus qu’elle, ils se marièrent, et eurent bientôt une fille, Pamela, née le 28 mai 1918 — l’unique enfant de Gertrude Lawrence. Le mariage, toutefois, se révéla un échec. Lawrence retourna vivre avec Pamela chez sa mère à Clapham. Le couple resta séparé, sans toutefois divorcer avant dix ans.
Elle participe ensuite à la revue Buzz Buzz, toujours produite par Charlot, qui ouvrit le 20 décembre 1918 au Vaudeville Theatre pour une magnifique série de 613 représentations (jusqu'au 13 mars 1920!). On ne sait si Gertrude Lawrence a joué toute la série...
Au début de l’année 1919, Lawrence accepta un emploi de chanteuse chez Murray's, un célèbre night-club londonien, où elle resta pendant près de deux ans. C’est là qu’elle fit la connaissance du capitaine Philip Astley, officier de la Household Cavalry. Il devint son ami, son cavalier attitré, puis son amant — et c’est lui qui lui apprit à se comporter et à se vêtir selon les codes de la haute société. À la fin de 1920, Lawrence quitta Murray's et entreprit de revenir progressivement vers le théâtre traditionnel. Elle partit en tournée dans un numéro de music-hall en duo avec le chanteur populaire Walter Williams.
Ce n’est en 1921 qu’elle se fait véritablement un nom: en octobre 1921, André Charlot lui demanda de remplacer Beatrice Lillie, souffrante, en tête d’affiche de sa nouvelle revue, A to Z, aux côtés de Jack Buchanan. C’est dans ce spectacle que tous deux créèrent la chanson Limehouse Blues, qui allait devenir l’un des morceaux emblématiques du répertoire de Gertrude Lawrence. Dès lors, elle devient l’une des artistes les plus recherchées, à Londres comme à New York. Malgré la durée des traversées transatlantiques, elle alternera toute sa vie entre les deux continents, accueillie en star à chaque embarquement sur les paquebots reliant Southampton et New York.

Gertrude Lawrence avec Noël Coward
dans «London Calling!»
En 1923, Gertrude Lawrence brille dans la revue London Calling!, une revue musicale britannique produite par André Charlot, avec des musiques et des paroles principalement de Noël Coward (c'est la première fois qu'il compose pour une revue et il l'a fait spécialement pour Gertrude Lawrence). Le spectacle a ouvert ses portes au Duke of York's Theatre à Londres le 4 septembre 1923.
Le spectacle a connu un formidable succès avec 318 représentations. Parmi les chansons, "Parisian Pierrot", interprétée par Gertrude Lawrence, est devenue l'un de ses premiers grands succès et une de ses chansons emblématiques. Le spectacle comprend également des numéros chorégraphiés par Fred Astaire, qui, à l'époque, se produit à Londres avec sa sœur Adele. Astaire enseigne même le tap dance à Coward pour l'occasion.
La participation de Gertrude Lawrence à London Calling! marque le début d'une collaboration artistique fructueuse avec Noël Coward, qui s'étendra sur plusieurs décennies et productions emblématiques du théâtre britannique.
2.C.5.c) Gertrude Lawrence, une star...
Le succès du spectacle incita son producteur à créer André Charlot's London Revue of 1924, qu’il emmena à Broadway avec en tête de distribution Gertrude Lawrence, Beatrice Lillie, Jack Buchanan et Constance Carpenter. Le triomphe fut tel que le spectacle dut être transféré dans un théâtre plus vaste afin de répondre à la demande du public, prolongeant ainsi son exploitation. Après la fermeture à Broadway, la revue partit en tournée aux États-Unis et au Canada. Toutefois, Lawrence dut quitter la troupe après avoir contracté une double pneumonie et une pleurésie. Elle passa alors quatorze semaines à l’hôpital de Toronto pour se rétablir.
La Charlot's Revue of 1926, toujours avec Lawrence, Lillie et Jack Buchanan, ouvrit à Broadway à la fin de l’année 1925. Dans sa critique, Alexander Woollcott salua particulièrement Lawrence, la qualifiant de «personnification du style et du raffinement» et «la star idéale». Comme la revue précédente, le spectacle partit ensuite en tournée. Ce fut toutefois le dernier projet de Lawrence avec André Charlot.
En novembre 1926, elle devint la première artiste britannique à tenir le rôle principal dans une comédie musicale américaine à Broadway, en créant Oh, Kay!, sur une musique de George Gershwin, des paroles d’Ira Gershwin et un livret de Guy Bolton et P.G. Wodehouse. Après 256 représentations à New York, Oh, Kay! fut repris au His Majesty's Theatre de Londres, où le spectacle connut à son tour un succès remarquable avec 215 représentations.
Désormais reconnue comme une interprète complète — chanteuse, danseuse et comédienne de premier ordre — Gertrude Lawrence était devenue une superstar.
En 1927, lorsque Gertrude Lawrence entama une relation amoureuse avec Bert Taylor, un banquier de Wall Street, son amant de longue date, Philip Astley, lui demanda sa main. Lawrence refusa sa proposition de mariage, consciente qu’Astley attendrait d’elle qu’elle abandonne la scène pour s’installer avec lui dans la campagne anglaise. Ils restèrent néanmoins très proches jusqu’au mariage d’Astley avec l’actrice Madeleine Carroll en 1931. Après son divorce d’avec Francis Gordon-Howley, Lawrence et Taylor se fiancèrent. Ils restèrent engagés l’un envers l’autre pendant deux ans, tout en conservant la liberté de mener chacun leur propre vie sociale.
Le 8 novembre 1928, Gertrude Lawrence remonta sur scène à l'Alvin Theatre de Broadway aux côtés de Clifton Webb dans Treasure Girl, une œuvre des frères Gershwin. Elle était persuadée que ce serait un immense succès. Anticipant une longue série de représentations, elle arriva à New York accompagnée de sa fille Pamela, d’une femme de chambre personnelle et de deux automobiles, et s’installa dans un appartement sur Park Avenue. Mais son instinct la trompait: le public eut du mal à l’accepter dans le rôle d’une femme cupide trahissant son amant, et le spectacle ne tint l’affiche que 68 représentations et ferma dès le 5 janvier 1929!

Leslie Howard et Gertrude Lawrence
dans «Candle Light»
En 1929, elle partagea l’affiche avec Leslie Howard dans Candle Light, une pièce autrichienne adaptée par P.G. Wodehouse. La pièce se joua 128 représentations à l'Empire Theatre de Broadway. Lawrence y interprétait le rôle de Marie, une femme de chambre au cœur de quiproquos amoureux dans un hôtel viennois.
Bien que la pièce n'ait pas connu un succès retentissant, elle permit à Lawrence de démontrer son talent dans un registre plus subtil et comique, contrastant avec ses précédents rôles musicaux. Cette performance renforça sa réputation d'actrice polyvalente, capable de briller tant dans les comédies musicales que dans les pièces de théâtre.
Candle Light fut également l'une des dernières collaborations de Lawrence avant son triomphe avec Noël Coward dans Private Lives en 1930, marquant ainsi une étape importante dans sa carrière théâtrale.
(À suivre).
En résumé, cette période voit éclore une génération de créateurs et d’artistes qui posent les bases du musical britannique moderne. S’ils n’avaient pas tous la notoriété internationale de leurs homologues américains, leurs œuvres et interprétations ont durablement marqué la culture populaire du Royaume-Uni. L’association d’auteurs complets comme Coward, de producteurs novateurs comme Charlot/Cochran, et de performers de talent a permis au théâtre musical des années 1920 de se renouveler tout en restant typiquement britannique.