5.C.1) 12 février 1924 au Aeolian Hall: «Rhapsody in Blue»

5.C.1.a) Création dans l'urgence

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Comme nous l’avons vu (), c’est en 1924 que la célébrité va survenir, suite à l’invitation du chef d'orchestre Paul Whiteman faite à George de composer une pièce classique devant s'intégrer à une soirée intitulée An Experiment in Modern Music ("Une expérience dans la musique moderne").

Le concert devait présenter des œuvres de Victor Herbert, George Gershwin et d’Irving Berlin. La presse s’en était fait l’écho dès le 4 janvier: «George Gershwin is at work on a jazz concerto, Irving Berlin is writing a syncopated tone poem, and Victor Herbert is working on an American suite.» (New York Tribune). La légende raconte que c'est son frère Ira qui, suite à la lecture de cet article, informa George Gershwin qu'il devait composer une œuvre pour début février. Or pas une note n'était écrite.

Pressé par le temps, Gershwin compose une esquisse du morceau dans le train entre New York et Boston. Il aurait eu l’idée du célèbre glissando de clarinette en entendant un ami musicien s’amuser à faire glisser les notes de son instrument.

5.C.1.b) Immense succès populaire

Dans ce concert à trois compositeurs, c'est évidemment l'oeuvre dIrving Berlin que tout le monde attend. Mais le soir du concert, le «syncopated tone poem» prévu par Berlin s’est transformé en un «Semi-symphonic Arrangement of Popular Melodies», soit, pour être direct, un nom fantaisiste et pompeux pour un medley (Alexander's Ragtime Band, A Pretty Girl Is Like a Melody et An Orange Grove in California de la Music Box Revue () de l’année). Gershwin a lui présenté la première mondiale de Rhapsody in Blue.

Le partie du concert signée Irving Berlin avait lassé une partie du public. Mais quand Gershwin commence à jouer, la magie opère. Le célèbre glissando de clarinette qui ouvre l’œuvre capte immédiatement l’attention. La combinaison du piano virtuose et de l’orchestration jazzy donne naissance à une œuvre hybride, entre jazz, musique classique et Broadway.

Certains critiques sont déroutés, trouvant l’œuvre trop jazzée pour être de la musique sérieuse. D'autres, comme le compositeur Sergei Rachmaninov, sont enthousiasmés. Malgré les débats, Rhapsody in Blue devient un immense succès populaire et propulse Gershwin au rang de compositeur reconnu.

Le jeune Gershwin — «le gamin» comme l’appelait Irving – était lui «le seul auteur de chanson qui était devenu compositeur» et ne devait pas seulement écrire Rhapsody in Blue; il était également en train de préparer, avec son frère parolier Ira et Guy Bolton, un nouveau musical de Broadway pour décembre.

Aujourd’hui, Rhapsody in Blue est l’une des œuvres les plus jouées du répertoire américain. On l’entend dans les concerts symphoniques, les films (Fantasia 2000 de Disney lui rend un hommage spectaculaire), et même dans la culture populaire (elle est associée à New York, notamment grâce aux publicités d’United Airlines).

Pour en revenir à George Gershwin, on peut dire qu'en une seule œuvre, il vient de prouver que le jazz peut avoir sa place dans les salles de concert, ouvrant la voie au genre du jazz symphonique dont il devient le chef de file.

5.C.2) Décembre 1924: «Lady Be Good» - Triomphe - 330 représentations

Après le succès de Rhapsody in Blue en février 1924, George Gershwin s’affirme comme un compositeur incontournable. Il se tourne vers Broadway pour composer un spectacle complet, en collaboration avec son frère Ira Gershwin, qui écrit les paroles. Il s’agit du seconde musical de Gershwin mais le premier avec des paroles écrites par son frères Ira. Ce musical est commandé par le producteur Alex A. Aarons et Vinton Freedley, qui souhaitent capitaliser sur l’essor du jazz et du swing dans le théâtre musical. "Lady, Be Good!" est spécialement conçu pour Fred et Adele Astaire, qui étaient déjà connus à l’époque mais allaient devenir des stars. Leur talent en danse et en comédie est exploité au maximum dans cette production.

Le livret de Fred Thompson et Guy Bolton suivait l’histoire de Dick et Susie Trevor, un frère et une sœur (joués par Fred et Adele Astaire), chanteurs et danseurs, traversant une mauvaise passe financière. Pour se sortir de leurs ennuis financiers, Susie accepte d’épouser un riche homme qu’elle n’aime pas. Mais Dick, avec l’aide de ses amis, va tout faire pour empêcher ce mariage arrangé et rétablir la situation. Évidemment, tout cela se déroule dans une avalanche de danses et de numéros chantés.

La musique de Lady, Be Good! est un cocktail explosif de jazz, de ragtime et de mélodies irrésistibles. Certaines chansons sont devenues de véritables standards, notamment :

  • "Fascinating Rhythm" – En règle générale, George écrivait d’abord les mélodies, les jouant ensuite plusieurs fois jusqu'à ce qu'Ira ait une idée pour les paroles. Quand George a joué pour la première fois son nouveau morceau, un air saccadé et insistant, Ira lui a demandé: «Pour l'amour de Dieu, George, quel genre de paroles peut-on écrire pour un rythme comme celui-là?» Ira réfléchit un instant avant d'ajouter: «C'est un rythme fascinant» … et Fascinating Rhythm était née. Il a été repris par de nombreux artistes, notamment Ella Fitzgerald et Tony Bennett.
  • "Lady, Be Good" – Dans le spectacle Lady, Be Good!, est chantée par Daisy Parker, un personnage secondaire. Elle supplie un homme de lui accorder son amour, avec une mélodie fluide et des paroles pleines de charme et d'humour. Bien que cette chanson ne soit pas nécessairement le numéro central du spectacle, elle va rapidement dépasser le cadre du musical et devenir un tube indépendant, ce qui était fréquent à l'époque où les musicals servaient souvent de tremplins à des chansons populaires. Elle est bien plus qu’une chanson de Broadway: elle est un des piliers du jazz et du swing, traversant les époques et les styles. Elle est aujourd'hui un classique du Great American Songbook.
  • "The Half of It, Dearie, Blues" – Un morceau à mi-chemin entre le blues et le swing.
  • "Little Jazz Bird" – Un morceau charmant qui illustre l’influence du jazz naissant.

Les Astaire ont triomphé à Broadway au Liberty Theatre du 1er décembre 1924 jusqu'au 12 septembre 1925, soit 330 représentations. Le New York Times ne mit pas en avant une chanson en particulier, mais salua une musique « excellente » et des paroles « toujours habiles, parfois même remarquables. » Le décor signé Norman Bel-Geddes était décrit comme « d’une élégance exceptionnelle », tandis que les chorégraphies de Sammy Lee étaient exécutées par le chœur avec « une énergie exaltante et un sens du rythme envoûtant. » La critique s’enthousiasmait en titrant : « Adele Astaire fascine dans le mélodieux Lady, Be Good! : elle évoque avec éclat Beatrice Lillie. » Le journaliste la trouvait « aussi charmante et divertissante qu’aucune autre actrice de comédie musicale en ville depuis des lunes. » Elle était une « comédienne aussi hilarante » que Beatrice Lillie et, après son passage à Londres dans Stop Flirting, elle était revenue à Broadway « avec une fraîcheur renouvelée et un talent pour la danse jusque-là insoupçonné. » Quant à Fred Astaire, il offrait « une performance plus qu’honorable » et participait « avec enthousiasme et brio » à la plupart des numéros dansés de sa sœur.

Le Time saluait la musique envoûtante de Gershwin, le décor somptueux de Bel-Geddes, la chorégraphie « agile et spectaculaire », ainsi que le talent éblouissant des Astaire, Catlett et Edwards. Brett Page, dans le Great Falls Tribune, affirmait que les Astaire « atteignaient le sommet de leur carrière » avec Lady, Be Good!, sublimés par la musique « excellente » de Gershwin et une troupe « remarquable ». Quant à Burns Mantle, dans le Pittsburgh Post-Gazette, il soulignait que les Astaire, « tout juste revenus de Londres, étaient encore meilleurs, leur succès outre-Manche leur ayant insufflé une nouvelle assurance. »

La version londonienne de Lady, Be Good! ouvrit ses portes le 14 avril 1926 au prestigieux Empire Theatre - dont ce fut le dernier spectacle - où elle triompha durant 325 représentations. Fred et Adele Astaire y reprirent avec éclat leurs rôles de Broadway, entourés d’une distribution talentueuse : William Kent (J. Watterson Watkins), Buddy Lee (Jeff), George Vollaire (Jack Robinson) et Irene Russell (Shirley Vernon).

Pour cette adaptation britannique, quelques numéros furent omis, notamment "Weatherman", "Rainy-Afternoon Girls", "Leave It to Love" et "Little Jazz Bird". Mais George Gershwin, toujours prolifique, enrichit la partition de nouvelles compositions, toutes sublimées par les paroles de Desmond Carter. Parmi elles, le pétillant "I'd Rather Charleston", qui devint rapidement un favori du public londonien. Il est possible que "Laddie Daddie" ait été ajouté pour cette version, bien que les paroles aient peut-être été écrites par Ira Gershwin avant d’être finalement écartées.

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La foule devant l'Empire Theatre de Londres lors des représentations de «Lady Be Good»

Heureusement, grâce à cette production londonienne, nous avons conservé des enregistrements originaux des Astaire, témoignages précieux de leur interprétation légendaire.