
Vincent Youmans est un compositeur américain de comédies musicales, très actif durant les années '20. On lui doit notamment des airs célèbres comme Tea for Two et I Want to Be Happy, ainsi que des musiques de films (il compose par exemple la chanson Carioca pour le cinéma en 1933). Bien que sa carrière ait été relativement brève (une quinzaine d’années d’activité), il a marqué l’histoire de Broadway par ses mélodies entrainantes et demeure l’un des compositeurs emblématiques de l’Entre-deux-guerres.
5.A) Jeunesse et origines familiales
Vincent Millie Youmans naît le 27 septembre 1898 à New York, au sein d’une famille aisée. Son père, Vincent Miller Youmans, est un chapelier prospère qui possède une chaîne de magasins de chapeaux à Manhattan. Durant son enfance, la famille déménage pour s’installer dans la banlieue cossue de Larchmont, dans le comté de Westchester (État de New York). Le jeune Vincent étudie dans des écoles privées prestigieuses – d’abord la Trinity School de Mamaroneck, puis l’Heathcote Hall à Rye. Il envisage un temps une carrière d’ingénieur et entame des études à l’université Yale, qu’il abandonne rapidement.
Au milieu des années 1910, Youmans travaille brièvement comme employé dans une société de courtage à Wall Street, avant d’être mobilisé en 1917 lors de la Première Guerre mondiale. Engagé dans la US Navy, il s’intéresse au spectacle et organise des revues musicales pour divertir les soldats durant son service. Il compose même une marche militaire remarquée par le célèbre chef de fanfare John Philip Sousa, qui la fait adopter par les orchestres de la marine; cette marche sera plus tard adaptée par Youmans sous le titre Hallelujah! dans son musical Hit the Deck! () (1927).
5.B) Débuts dans la musique et l’industrie du spectacle
De retour à la vie civile après la guerre, Vincent Youmans se lance dans le milieu de la musique populaire. En 1919, il devient song plugger dans le quartier de Tin Pan Alley à New York, travaillant pour l’éditeur Jerome H. Remick puis pour la maison T.B. Harms. Peu après, il est engagé comme pianiste répétiteur pour les opérettes du compositeur Victor Herbert, ce qui lui offre une précieuse expérience dans le théâtre musical. Parallèlement à ces emplois, Youmans commence à écrire ses propres chansons et cherche à faire jouer sa musique à Broadway.
5.B.1) 1921: «Two Little Girls in Blue» - 135 représentations
Il obtient sa première opportunité à Broadway en 1921 en co-écrivant la partition du spectacle Two Little Girls in Blue (). Ce musical de Broadway aujourd’hui largement oublié, a une certaine importance historique, notamment parce qu’il marque les débuts à Broadway de Vincent Youmans et Ira Gershwin (sous le pseudonyme d'Arthur Francis). Ce premier essai remporte un succès d’estime au George M. Cohan's Theatre avec 135 représentations, et l’une de ses chansons (Oh Me! Oh My!) devient un hit populaire peu après la tournée du spectacle.
L’histoire suit Dolly et Polly Sartoris, des jumelles pleines de ressources qui se retrouvent coincées à New York mais qui doivent absolument se rendre en Inde pour réclamer un héritage. Leur plan? Voyager sous un seul nom à bord du S.S. Empress, en prenant soin de ne jamais être vues ensemble et en jouant alternativement le rôle d’une seule et même personne. Évidemment, les choses se compliquent rapidement car Dolly tombe amoureuse de Jerry Lloyd et Polly tombe sous le charme de Bobby Barker. Les deux hommes croient qu’ils courtisent la même fille! Ajoutez à cela deux voleurs de bijoux poursuivis par Scotland Yard, et vous obtenez un cocktail de quiproquos, de romance et d’humour.
Notons qu'il y a eu un projet de production à Londres en 1927, mais le spectacle n'atteignit jamais la scène londonienne.
5.B.2) 1923: «Wildflower» - 477 représentations
Fort de cette expérience, Youmans enchaîne avec de nouvelles collaborations: il travaille notamment avec les librettistes Otto Harbach et Oscar Hammerstein II sur l’opérette Wildflower (1923), qui s’avère être le grand succès de la saison 1922-1923 avec 477 représentations. La musique est signée de Herbert Stothart (qui deviendra célèbre à Hollywood) et Vincent Youmans qui ne sera pas crédité officiellement même s'il a composé plusieurs chansons importantes du spectacle.
L'histoire se déroule en Italie. Nina Benedetto, une jeune fille surnommée «Wildflower» («Fleur sauvage») incarnée à l'origine par Edith Day, est une jeune femme libre et spontanée prise dans un triangle amoureux. Son oncle tente de la forcer à un mariage de convenance, mais elle se rebelle et part chercher l’amour par elle-même. Son cœur balance entre deux hommes: Guido, un garçon sympathique et passionné, et Gaston La Roche, un homme riche, un peu plus âgé, qui souhaite la conquérir.
Le spectacle mêle amour, quiproquos, humour léger et un certain charme romantique très prisé par le public des années '20. C'est un exemple du passage de l’opérette au musical moderne, avec une intrigue légère mais des personnages féminins plus affirmés.
Le musical sera créé à Londres le 17 février 1926 au Shaftesbury Theatre. Il sera transféré à l'Adelphi Theatre le 3 avril puis au His Majestuy's Theatre le 15 mai, s'y jouant jusqu'au 12 juin.
5.B.3) 1923: «Mary Jane McKane» - 151 représentations
Il participe ensuite à l'inauguration de l'Imperial Theatre le 25 décembre 19213 avec la création de Mary Jane McKane () qui était une nouvelle variation du conte de Cendrillon. Dans ce cas, l’héroïne éponyme (interprétée par Mary Hay) quitte sa ville natale de Slab City, Massachusetts, pour se rendre à New York, où elle postule à un emploi. Elle est immédiatement refusée par le patron, Andrew Dunn Sr. (James Heenan), qui craint qu’elle ne soit trop distrayante pour son fils, Andy (Stanley Ridges). Mary Jane décide alors de se déguiser en jeune femme ordinaire et sans attrait avant de postuler à nouveau. Cette fois, elle est embauchée, mais Andy tombe tout de même sous son charme, ce qui pousse Dunn à les renvoyer tous les deux. Andy décide alors de monter sa propre entreprise, la Dandy Dobbin Novelty Company, où lui et Mary Jane deviennent à la fois partenaires en affaires et en amour.
Ce ne fut ni un échec ni un succès: 151 représentations... Loin des blockbusters de l’époque. Aujourd’hui, ce musical est largement oublié, éclipsé par les œuvres ultérieures de Youmans et Harbach.
5.B.4) 1924: «Lollipop» - 151 représentations
Seulement trois semaine plus tard, le 21 janvier 1924, ce sera la création au Knickerbocker Theatre de Lollipop (). Et qui l'eut cru, ce nouveau musical de Vincent Youmans était un autre musical inspiré du conte de Cendrillon, centré cette fois sur Laura "Lollipop" Lamb (interprétée par Ada-May), une orpheline qui ne semble jamais se faire adopter et qui doit donc gagner sa place en travaillant comme servante à l’orphelinat franco-américain. Pour des raisons juridiques n’ayant rien à voir avec l’altruisme, une femme de la haute société, Madame Garrity (Zelda Sears, qui était également librettiste et co-parolière du musical), se voit contrainte d’adopter un enfant. Lollipop est choisie par défaut, simplement parce qu’aucun autre orphelin n’est disponible. Plus tard, Lollipop est accusée à tort d’avoir volé les bijoux de Mme Garrity, mais son innocence est rapidement prouvée. Pendant ce temps, elle entretient une relation compliquée avec Bill Geohagen, le plombier de l’orphelinat (joué par Harry Puck). Leur relation va et vient, surtout parce que Bill n’est pas riche. Finalement, Lollipop hérite de puits de pétrole grâce à un oncle perdu de vue et profite brièvement de la belle vie… jusqu’à ce que le pétrole s’épuise. Heureusement, Bill obtient une augmentation, et ils peuvent enfin fixer un rendez-vous avec le pasteur pour se marier. Mais pas avant que Lollipop n’organise un bal masqué caritatif, où tout le monde danse le "Ballet Moderne".
Une fois encore, ni un échec ni un succès: 152 représentations...
Ces premières œuvres établissent progressivement Youmans comme un compositeur prometteur de la scène new-yorkaise.
5.C) Succès à Broadway dans les années '20
5.C.1) 1924-1925: «No, No, Nanette» - 321 représentations à Broadway et 665 à Londres
La consécration arrive avec No, No, Nanette (), un musical dont Youmans compose la musique (sur un livret d’Otto Harbach et Frank Mandel). La pièce est créée en Try-Out à Detroit le 20 avril 1924 et Cincinnati où Youmans compose in extremis deux nouvelles chansons écrites avec le parolier Irving Caesar: Tea for Two et I Want to Be Happy. Ces ajouts s’avèrent déterminants pour le succès du spectacle. Quand le spectacle arriva au Try-Out suivant, à Chicago, le producteur et meeteur-en-scène H. H. Frazee avait changé une partie importante des artistes, fait réécrire le livret et incorporé les deux nouvelle chansons. Ce fut un triomphe et No, No, Nanette () s'est joué durant 44 semaines à Chicago. Une seconde troupe fut créée et joua 6 mois à Philadelphie en même temps que celle de Chicago. Une troisième troupe fut alors créée pour des visites plus courtes dans différentes villes. Enfin, le musical fut créé le 11 mars 1925 au Palace Theatre, 6 mois avant Broadway! Il recueilli un énome succès avec 665 représentations.
Il y avait donc trois productions itinérantes circulant à travers les États-Unis lorsque la production de Broadway a finalement débuté le 16 septembre 1925 au Globe Theatre, mettant en vedette Louise Groody et Charles Winninger. Il a été joué 321 fois.
No, No, Nanette () devient le musical emblématique des années '20, et ses chansons Tea for Two et I Want to Be Happy font le tour du monde. Ce succès retentissant propulse Vincent Youmans au rang de compositeur vedette de Broadway.
L’action de No, No, Nanette () se déroule dans la maison de ville de Sue et Jimmy Smith à Manhattan, ainsi qu’à Atlantic City, lieu de détente très apprécié à l’époque. À l’insu de Sue (Eleanor Dawn), son mari Jimmy (Charles Winninger), millionnaire et éditeur de bibles, a innocemment versé de généreuses sommes d'argent à trois croqueuses de diamants: Betty de Boston (Beatrice Lee), Winnie de Washington (Mary Lawlor) et Flora de San Francisco (Edna Whistler).
Jimmy, Sue, leur jeune protégée Nanette (Louise Groody), leur ami et avocat Billy Early (Wellington Cross) accompagné de son épouse Lucille (Josephine Whittell), le neveu de Lucille et amoureux de Nanette, Tom Trainor (Jack Barker), ainsi que la cuisinière des Smith, Pauline (Georgia O’Ramey), partent tous en vacances à Atlantic City. Mais les trois jeunes femmes débarquent au «Chickadee Cottage», propriété des Smith, attendant que leur bienfaiteur leur fournisse encore davantage d'argent.
Sue pense alors, à tort, que Billy entretient une liaison romantique avec les trois jeunes femmes et décide évidemment d'en informer Lucille. Heureusement, après une série de confusions et de malentendus, tout finit par se résoudre joyeusement avant la tombée du rideau.
Le musical qui, rappelons-le, avait triomphé à Londres avant Brodway, vécu un premier revival londonien le 8 juillet 1936 au London Hippodrome pour 87 représentations.
À la surprise générale, le 19 janvier 1971, un revival a ouvert à Broadway au 46th Street Theatre (le Richard Rodgers Theatre actuel) et fut un immense succès, lançant ainsi la vague de nostalgie qui allait envahir les musicals, le cinéma, la musique et la télévision. Mais avant tout, il redonna vie à No, No, Nanette (), qui remporta même plusieurs Tony Awards et tint l'ffiche 861 représentations!!!
Mais le véritable coup de génie du casting de la version de 1971 fut le retour de Ruby Keeler dans le rôle de Sue, marquant son grand retour à Broadway après 42 ans d'absence. Et quel retour! Au sommet d’un escalier, l'icône des musicals hollywoodiens des années '30 réapparaît soudainement. Comme si elle était attirée par les accords de I Want to Be Happy, interprétés par un chœur de garçons grattant leurs ukulélés, elle descend les marches et rejoint les danseurs dans un shuffle (claquettes) qui fait littéralement exploser la salle en ovations. Ce fut l’un de ces instants magiques où Broadway chavire: une légende du Hollywood musical des années '30 retrouvait enfin les planches de Broadway pour la première fois depuis 1929, et ce, dans l’un des blockbusters de l’époque.
Cette production a été transférée à Londres au Théâtre Royal Drury Lane où elle ouvrit le 15 mai 1973, avec une distribution mettant en vedette Anna Neagle, Anne Rogers, Tony Britton et Teddy Green. Le musical fut une fois encore un beau succès, avec 277 représentations. Cette fois ce fut Broadway qui fit plus de représentations que Londres.
Le musical fut adapté plusieurs fois au cinéma, notamment en 1930 et 1940.
5.C.2) 1926: «Oh, Please!» - 79 représentations (échec)
Après No, No, Nanette (), Youmans continue de monter des spectacles, mais sans retrouver immédiatement le même niveau de réussite. Oh, Please! (1926), portée par l’humoriste britannique Beatrice Lillie, était annoncé comme "une nouvelle revue burlesque", mais la production était en réalité un véritable musical, avec des paroles d'Anne Caldwell et un livret de Caldwell et Otto Harbach, basé sur la comédie française de 1912 La Présidente.
Lors des répétitions, Beatrice Lillie ne cacha pas son mécontentement à propos des chansons, qu'elle trouvait dépourvues de potentiel comique pour elle. Le biographe de Youmans, Gerald Bordman, rapporte que dès le premier jour de répétitions, elle déclara que les chansons étaient "désespérantes", et ce, en présence même de Youmans (qui la surnomma plus tard "cette dinde"). Le producteur Charles Dillingham prit le parti de sa vedette et, à l'insu de Youmans, l'autorisa à insérer une chanson qui n'était pas de lui (Love Me). Plus tard, une autre interpolation fut validée pour elle (The Girls of the Old Brigade). Comme si cela ne suffisait pas à irriter le compositeur, Dillingham coupa également sa chanson Love and Kisses 'n' Everything peu après la première.
L’intrigue se concentrait sur Nicodemus Bliss (interprété par Charles Winninger), un fabricant puritain de parfums qui désapprouve les spectacles osés. En tant que président de la Purity League, il a fait fermer un spectacle dont la vedette était Lily Valli (jouée par Lillie). Pour se venger, Lily prétend avoir une liaison avec lui, au grand désarroi de son épouse Emma (Helen Broderick). Mais tout se termine bien pour les Bliss, et Lily finit par séduire le séduisant magnat du parfum Robert Vandeleur (Charles Purcell), un concurrent de Nicodemus. Les quelques chansons du spectacle qui ont refait surface sont agréables, et la vive I Know That You Know est l'une des ballades les plus entêtantes de Youmans.
Si Lillie trouvait les chansons de Youmans insuffisantes, elle fut probablement encore plus déçue par le livret, qui lui imposait des scènes romantiques sérieuses avec le fringant Purcell. Elle n'était pas convaincante dans ce registre, et sa personnalité scénique – celle d'une excentrique farfelue et délicieusement caustique – ne put véritablement s'épanouir. Mais l’interprétation de Love Me lui offrit un grand moment, lui permettant d’incarner avec ironie l'esprit et les clichés du musical typique, y compris la fausse modestie d'une star face à un public qui en redemande.
5.C.3) 1927: «Hit the Deck!» - 352 représentations
En 1927, Youmans renoue avec le succès grâce à Hit the Deck!, un musical à thème naval qu’il coproduit lui-même. Ce spectacle fut l’un des plus grands succès de la saison et constituait un parfait pendant au triomphe du compositeur en 1925, No, No, Nanette. Les deux spectacles avaient pour vedette Louise Groody et incarnaient avec brio le style des comédies musicales légères de l’époque, offrant une alternative «moderne» aux opérettes romantiques et désuètes.
L’héroïne du spectacle est Looloo, une jeune femme intrépide interprétée par Louise Groody, qui vit à Newport, Rhode Island et tient un "Mocha and Java filling station" (c'est-à-dire un café) où viennent se retrouver les marins. Elle est amoureuse du marin "Bilge" Smith (joué par Charles King), un séducteur invétéré. Lorsque ses obligations dans la Navy l’envoient à l’autre bout du monde, Looloo décide de le suivre. Entre-temps, elle hérite d’une fortune, mais leur histoire d’amour semble compromise : "Bilge" refuse catégoriquement d’être entretenu par une épouse fortunée. Pour contourner cet obstacle, Looloo renonce à son héritage et place tout son argent en fiducie pour leurs futurs enfants, assurant ainsi un avenir où son amour et son indépendance sont préservés.
L’histoire suit un groupe de marins en permission à San Francisco, cherchant l'amour et l'aventure. L’un d’eux, Bilge Smith, tombe amoureux de Loulou, la fille d’un amiral, mais les complications surgissent en raison des différences de classe et des malentendus romantiques. Le show reste à l’affiche durant 352 représentations et enrichit le répertoire de Youmans de deux nouveaux standards. D’une part, la chanson entraînante « Hallelujah! » – reprise de la marche militaire qu’il avait composée pendant la guerre – et d’autre part le numéro romantique « Sometimes I’m Happy ». Ce dernier air avait été initialement composé pour un spectacle précédent puis remanié avec de nouveaux paroles, avant de trouver sa pleine popularité dans Hit the Deck!.
La production fut saluée pour son réalisme, notamment grâce au décor impressionnant du U.S.S. Nebraska, conçu par Ward et Harvey. Ce décor, qui occupait toute la scène, représentait le pont avant du navire avec son mât en toile et ses tourelles de canon. J. Brooks Atkinson, dans le New York Times, trouva le décor "spectaculaire", mais jugea l’incursion militaire "purement superflue".
Le spectacle est aussi créé à Londres, au London Hippodrome, le 3 novembre 1927. Il vivra aussi un beau succès avec 277 représentations. Deux adaptations au cinéma seront tournée: 1929 et 1955.
La partition donna naissance à deux standards intemporels : la ballade "Sometimes I'm Happy" et le spirituel entraînant "Hallelujah!". Même si ce spectacle connut une tournée nationale florissante, une production londonienne populaire et une adaptations cinématographique dans les années '20, ce fut aussi le dernier succès de Youmans à Broadway: bien qu'il ait continué à composer des chansons remarquables par la suite, il ne retrouva jamais un succès aussi retentissant. Hit the Deck! dut être une victoire particulièrement douce pour Youmans après la déception de Oh, Please! plus tôt dans la saison.
5.D) Épreuves, déclin et impact des événements historiques
Vincent Youmans a travaillé avec la plupart des grands paroliers et librettistes de Broadway de son époque. Au fil de sa carrière, il collabore notamment avec Irving Caesar, Otto Harbach, Oscar Hammerstein II, Ira Gershwin, Anne Caldwell, Leo Robin, Clifford Grey, Billy Rose, Edward Eliscu, Edward Heyman, Harold Adamson, Mack Gordon, B. G. “Buddy” De Sylva ou encore Gus Kahn. Cette constellation de collaborateurs prestigieux – beaucoup d’entre eux figurant aussi aux génériques des œuvres de Jerome Kern, George Gershwin ou Cole Porter – illustre le statut de Youmans dans le milieu du théâtre musical. Durant les années 1920, sa popularité et son talent étaient comparés à ceux d’un George Gershwin, tant son œuvre marqua le public de l’époque.
La fin des années 1920 et le début des années 1930 s’avèrent plus difficiles pour Youmans, notamment en raison du contexte économique et des évolutions du spectacle.
En 1928, il propose Rainbow au Gallo Theatre (en collaboration avec Oscar Hammerstein II qui venait de signer Show Boat), un spectacle ambitieux mais qui est accueilli tièdement et s’effondre après une première chaotique. Il ouvre le 21 novembre 1928 et ferme après 29 représentations.
L’histoire suit Harry Stanton (Allan Prior), un soldat qui tue en état de légitime défense un fauteur de troubles, le Major Davolo (Rupert Lucas), et est condamné à la prison. Il s’évade et part en Californie pendant la Ruée vers l’or. En chemin, il épouse Virginia (Louise Brown), la fille de son ancien commandant. Il ouvre une maison de jeu dans un saloon de Sacramento, mais son mariage se délite. Finalement, son dossier militaire est blanchi, il retrouve Virginia, et est réintégré dans l’armée.
Le spectacle comprenait une galerie de personnages pittoresques: muletiers, soldats, joueurs, tenanciers de bar… Le critique Ralph Wilk (Minneapolis Star) nota l’atmosphère vivante du musical. Le biographe de Youmans, Gerald Bordman, trouva des similitudes avec Show Boat: tous deux explorent le passé américain, Harry est un joueur, son couple traverse une séparation, et certains personnages rappellent ceux de Show Boat (par exemple, Lotta rappelle Julie).
La première new-yorkaise fut catastrophique. Le premier acte se termina vers 23 heures, avec des temps morts interminables entre les scènes. Certains critiques suggérèrent de couper des passages superflus pour alléger le spectacle, mais il était trop tard. Malgré des commentaires élogieux sur l’ambition du musical, le public trouva probablement Rainbow trop long et trop cher (le billet atteignait 6,60 $), et comme nous l'avons dit, après 29 représentations, le rideau tomba définitivement.
Cet ambitieux Rainbow fut donc non seulement un terrible flop mais il marqua surtout le début du déclin de sa carrière à Broadway. Il ne retrouvera jamais le succès national et international de No, No, Nanette ou de Hit the Deck!.
Mais on peut aussi dire que l’échec de Rainbow marqua aussi une période difficile pour Oscar Hammerstein II, qui coécrivit les paroles et le livret. Il enchaîna plusieurs revers (The Gang’s All Here en 1931 avec 23 représentations, Free for All en 1931 avec 15 représentations, Very Warm for May en 1939 avec 59 représentations, etc.), malgré quelques succès modérés, comme Music in the Air (1932; 342 représentations). Il ne retrouvera le succès - enfin on peut même parler de gloire - que quand il travaillera avec Richard Rodgers et créera Oklahoma!.
Après Rainbow, Vincent Youmans enchaîna les déconvenues:
- 1929: «Great Day!» - 36 représentations Youmans décide cette fois de mieux contrôler la production de ses œuvres face au ralentissement du marché de Broadway provoqué par la Grande Dépression. Il loue le Cosmopolitan Theatre à New York et y monte Great Day! en finançant lui-même le projet. Malheureusement, ce show est un nouvel échec critique et financier. Toutefois, Great Day! va donner naissance, une fois le rideau tombé, à plusieurs chansons à succès : le titre « Great Day », ainsi que « Without a Song » et « More Than You Know », qui deviennent des tubes enregistrés par des vedettes de l’époque telles que Bing Crosby ou Ruth Etting. Ce paradoxe – un spectacle qui échoue sur scène mais triomphe dans les hit-parades – se reproduira à plusieurs reprises dans la carrière de Youmans, témoin de son talent mélodique malgré des projets scéniques inaboutis.
- 1930: «Smiles» - 63 représentations Sur le papier, cela semblait fabuleux, et il paraissait évident que Smiles était destiné à être le triomphe incontestablede la saison. De nombreux mois avant la première à Broadway, et même avant que le spectacle ait un titre, d'alléchantes publicités en pleine page étaient présentes dans les programmes de théâtre new-yorkais. Elles présentaient une photo des sommités de la comédie musicale, Fred et Adele Astaire ainsi que Marilyn Miller, accompagnée d'une légende annonçant qu'ils seraient «prochainement en tête d'affiche d'une nouvelle production de Ziegfeld avec une musique de Vincent Youmans.» Plus tard, le pétillant comique en pleine ascension Eddie Foy Jr. rejoignit la distribution, tandis que rien de moins que le légendaire décorateur Joseph Urban fut chargé de créer les décors du spectacle. Mais Smiles s'avéra être un fiasco retentissant, perdant une petite fortune et ne parvenant à tenir l'affiche que moins de deux mois au Ziegfeld Theatre de Broadway.
- 1932: «Through the Years» - 20 représentations Vincent Youmans et le producteur Florenz Ziegfeld s’étaient affrontés à plusieurs reprises lors de l’éprouvante aventure de Smiles. Aussi, pour son projet suivant, Through the Years, le compositeur était déterminé à contrôler chaque aspect de la production sans subir d’ingérence extérieure. En conséquence, Youmans finança lui-même le spectacle, mais son obsession du détail se retourna contre lui, rendant cette nouvelle production encore plus éprouvante que Smiles. Le musical traversa une période de Try-Out chaotique, au cours de laquelle Youmans licencia de nombreux membres de la distribution, dont l’un des rôles principaux. Il ne recula devant aucune dépense pour la production dont un orchestre de 44 musiciens. Mais le musical perdit l’intégralité de son investissement et, avec seulement 20 représentations, il devint le spectacle de Youmans à la carrière la plus courte.
L’histoire débutait en Irlande en 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, où la romance entre l’héroïne Kathleen (Natalie Hall) et le héros Kenneth (Michael Bartlett) était contrariée par l’amertume de son oncle, John Carteret (Reginald Owen). Celui-ci haïssait Kenneth, car en 1874, l’un des ancêtres du jeune homme, Jeremiah (également interprété par Bartlett), avait assassiné par jalousie la fiancée de John, Moonyean (jouée par Hall). La moitié du deuxième acte consistait d’ailleurs en un long flashback retraçant ces événements de 1874. Kenneth partait à la guerre et, à son retour en 1919, il retrouvait John, devenu un homme adouci, qui donnait enfin sa bénédiction aux jeunes amants. Quant au fantôme de Moonyean, il apparaissait pour emmener John avec elle dans l’éternité, afin qu’ils puissent être réunis through the years (« à travers les années »).
Après ces tentatives infructueuses, Vincent Youmans se retire de la scène new-yorkaise en 1934, mettant un terme (définitif, pense-t-il alors) à sa carrière de compositeur pour Broadway.
Parallèlement, un phénomène technologique et culturel bouleverse l’industrie du spectacle : l’avènement du cinéma parlant. Hollywood adapte de nombreuses comédies musicales de Broadway au grand écran dès 1929-1930, et plusieurs œuvres de Youmans font l’objet de versions filmées. Lui-même est sollicité par les studios: en 1933, il part en Californie pour composer la musique du film Flying Down to Rio (1933). Ce film (connu en France sous le titre Carioca) est resté célèbre pour être le premier à réunir le duo de danse Fred Astaire et Ginger Rogers. La contribution de Youmans y est déterminante, avec quatre chansons originales aux sonorités latino-américaines qui deviennent instantanément populaires. On peut citer la trépidante samba « The Carioca » – dont l’enregistrement par l’orchestre d’Enric Madriguera est un succès international, et qui vaudra à Youmans une nomination aux Oscars – ainsi que le tango « Orchids in the Moonlight », la chanson malicieuse « Music Makes Me » et le titre principal « Flying Down to Rio ». Le triomphe de Flying Down to Rio redonne brièvement un éclat à la carrière de Vincent Youmans et prouve sa capacité à s’adapter à un nouveau média.
Malheureusement, cette réussite hollywoodienne sera le chant du cygne du compositeur. En 1934, âgé de 35 ans seulement, Vincent Youmans contracte une tuberculose pulmonaire qui l’oblige à cesser toute activité pendant de longues années. Sur les conseils des médecins, il s’installe dans le climat sec du Colorado pour soigner sa maladie. Éloigné des scènes de Broadway, Youmans envisage alors de se réinventer : il prend des leçons auprès de professeurs de musique classique et rêve de composer une œuvre « symphonique » ambitieuse. Il décline durant cette période plusieurs offres de Hollywood ou de Broadway, préférant se consacrer à son art loin de l’agitation de l’industrie du spectacle.
Au début des années 1940, alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage, Youmans tente un dernier retour dans le monde du spectacle. Il conçoit une revue musicale d’envergure mêlant ballet classique et rythmes latins, The Vincent Youmans Ballet Revue, qu’il produit à Baltimore début 1944 (certains sources mentionnent 1943 pour la conception du spectacle). Ce projet s’avère hélas un désastre: la revue est mal reçue et s’arrête rapidement, provoquant une perte financière colossale – on parle de près de 4 millions de dollars de l’époque envolés dans cette aventure. Cet échec cuisant achève de décourager Youmans, déjà affaibli par la maladie, de reprendre véritablement sa carrière. Il retourne vivre discrètement au Colorado pendant ses dernières années.
Vincent Youmans est mort de la tuberculose le 5 avril 1946, à l’âge de 47 ans.
5.E) Vie personnelle et anecdotes
La vie personnelle de Vincent Youmans est mouvementée et reflète par bien des aspects l’effervescence des Années folles. Sur le plan sentimental, il épouse en février 1927 une danseuse de revue, Anne Varley, qu’il avait rencontrée alors qu’elle faisait partie du chœur d’Oh, Please!. Le couple accueille des jumeaux (un garçon prénommé Vincent Jr. et une fille, Cecily, nés en août 1927), mais leur union se délite rapidement. Anne Varley demande le divorce quelques jours après la naissance des enfants, reprochant à Youmans ses infidélités répétées. Après une longue procédure, le divorce est finalement prononcé en 1933.
Vincent Youmans entame alors une relation durable avec une autre danseuse de ses spectacles, Mildred “Boots” Miller. Ils se marient en octobre 1935. Ce second mariage dure une dizaine d’années, mais finit également par s’achever: en janvier 1946, Boots Youmans engage une procédure de divorce pour “cruauté mentale” – une séparation officialisée quelques semaines avant la mort du compositeur. µ
Aucune de ces deux unions successives ne semble avoir réellement stabilisé la vie affective de Vincent Youmans, dont la réputation de play-boy et de séducteur a souvent défrayé la chronique mondaine de l’époque.
En dehors de ses romances, Vincent Youmans est connu pour son style de vie flamboyant. Doté d’une personnalité extravertie, il profite pleinement de la vie nocturne new-yorkaise durant les années 1920. Il fréquente assidûment les clubs, les fêtes glamour et le milieu artistique de Broadway, développant un goût prononcé pour l’alcool et les célébrations sans fin. Ce train de vie fait de soirées festives et d’excès lui vaut d’être associé à la « Génération perdue » de l’entre-deux-guerres, aux côtés d’autres artistes et intellectuels hédonistes de son temps. Malheureusement, ces excès ont probablement contribué à détériorer sa santé au fil des ans. Même après le diagnostic de sa tuberculose en 1934, Youmans peine à ralentir le rythme. Il continue à mener la grande vie tant que ses forces le lui permettent, ce qui, de l’avis de ses proches, a pu précipiter son déclin physique et sa fin prématurée.
Malgré tout, il restera jusqu’au bout un bon vivant passionné par la musique et les plaisirs de l’existence.
5.F) Mort et héritage posthume
Miné par la maladie, Vincent Youmans s’éteint le 5 avril 1946 à Denver, dans le Colorado, à l’âge de 47 ans. Il succombe aux complications de la tuberculose dans la chambre d’un hôtel où il résidait en cure, entouré de quelques amis proches.
À sa mort, il laisse derrière lui une quantité importante d’œuvres inachevées ou non publiées, témoignage des nombreux projets qu’il n’avait pu mener à terme. La disparition relativement jeune de Youmans – et le fait qu’il se soit retiré si tôt de la vie publique – conduit son nom à s’estomper quelque peu dans la mémoire collective de l’après-guerre, éclipsé par d’autres grands compositeurs de comédies musicales.
Cependant, l’héritage de Vincent Youmans va connaître un regain d’intérêt notable à partir des années 1970. D’une part, il reçoit des reconnaissances posthumes de l’industrie musicale: en 1970, il est introduit au Songwriters Hall of Fame, institution honorant les auteurs-compositeurs majeurs de la chanson américaine. Cette intronisation consacre la place de Youmans parmi les légendes de la musique populaire. D’autre part, comme nous l'avons vu, No, No, Nanette – son plus grand triomphe scénique – fait l’objet en 1971 d’une somptueuse reprise à Broadway. Cette production est un énorme succès et inaugure une vague de nostalgie pour les musicals de l’entre-deux-guerres. Les critiques soulignent alors que ce revival de No, No, Nanette ouvre la voie à de nombreuses redécouvertes de vieux classiques de Broadway dans les décennies suivantes.
Enfin, en 1983, Vincent Youmans est admis au American Theater Hall of Fame, le panthéon du théâtre américain, venant parachever la reconnaissance de son apport à l’histoire du spectacle.
Plus de sept décennies après sa mort, l’influence de Vincent Youmans perdure dans le monde du spectacle. Plusieurs de ses compositions sont aujourd’hui considérées comme des standards intemporels du jazz et de la comédie musicale. Par exemple, « Tea for Two » et « I Want to Be Happy », popularisées par No, No, Nanette, comptent parmi les mélodies les plus enregistrées du XXe siècle. De nombreux artistes et orchestres ont repris les chansons de Youmans au fil des ans, contribuant à les ancrer durablement dans la culture populaire. Les œuvres du compositeur font régulièrement l’objet de nouvelles interprétations, d’anthologies discographiques ou de montages scéniques célébrant l’âge d’or de Broadway. À ce titre, Vincent Youmans reste considéré comme l’un des compositeurs majeurs de la première génération de Broadway, aux côtés d’irréductibles comme Irving Berlin, Cole Porter, George Gershwin ou Jerome Kern. Son sens de la mélodie accrocheuse et son rôle dans la diffusion mondiale de la comédie musicale américaine font de lui une figure incontournable, dont l’héritage continue d’inspirer le monde du spectacle bien après sa disparition.