Vincent Youmans est un compositeur américain de comédies musicales, très actif durant les années 1920. On lui doit notamment des airs célèbres comme « Tea for Two » et « I Want to Be Happy », ainsi que des musiques de films (il compose par exemple la chanson « Carioca » pour le cinéma en 1933). Bien que sa carrière ait été relativement brève (une quinzaine d’années d’activité), il a marqué l’histoire de Broadway par ses mélodies entrainantes et demeure l’un des compositeurs emblématiques de l’Entre-deux-guerres.

5.A) Jeunesse et origines familiales

Vincent Millie Youmans naît le 27 septembre 1898 à New York, au sein d’une famille aisée. Son père, Vincent Miller Youmans, est un chapelier prospère qui possède une chaîne de magasins de chapeaux à Manhattan. Durant son enfance, la famille déménage pour s’installer dans la banlieue cossue de Larchmont, dans le comté de Westchester (État de New York). Le jeune Vincent étudie dans des écoles privées prestigieuses – d’abord la Trinity School de Mamaroneck, puis l’Heathcote Hall à Rye. Il envisage un temps une carrière d’ingénieur et entame des études à l’université Yale, qu’il abandonne rapidement.

Au milieu des années 1910, Youmans travaille brièvement comme employé dans une société de courtage à Wall Street, avant d’être mobilisé en 1917 lors de la Première Guerre mondiale. Engagé dans la US Navy, il s’intéresse au spectacle et organise des revues musicales pour divertir les soldats durant son service. Il compose même une marche militaire remarquée par le célèbre chef de fanfare John Philip Sousa, qui la fait adopter par les orchestres de la marine; cette marche sera plus tard adaptée par Youmans sous le titre « Hallelujah! » dans sa comédie musicale Hit the Deck! (1927).

5.B) Débuts dans la musique et l’industrie du spectacle

De retour à la vie civile après la guerre, Vincent Youmans se lance dans le milieu de la musique populaire. En 1919, il devient song plugger (démarcheur musical) dans le quartier de Tin Pan Alley à New York, travaillant pour l’éditeur Jerome H. Remick puis pour la maison T.B. Harms. Peu après, il est engagé comme pianiste répétiteur pour les opérettes du compositeur Victor Herbert, ce qui lui offre une précieuse expérience dans le théâtre musical. Parallèlement à ces emplois, Youmans commence à écrire ses propres chansons et cherche à faire jouer sa musique à Broadway.

Il obtient sa première opportunité à Broadway en 1921 en co-écrivant la partition du spectacle Two Little Girls in Blue avec le jeune parolier Ira Gershwin. Ce premier essai remporte un succès d’estime avec 135 représentations, et l’une de ses chansons (« Oh Me! Oh My! ») devient un hit populaire peu après la tournée du spectacle. Fort de cette expérience, Youmans enchaîne avec de nouvelles collaborations: il travaille notamment avec les librettistes Otto Harbach et Oscar Hammerstein II sur l’opérette Wildflower (1923), qui s’avère être le grand succès de la saison 1922-1923 avec 477 représentations. Il participe ensuite à la création de Mary Jane McKane et de Lollipop (fin 1923 – début 1924), deux comédies musicales aux succès plus modestes. Ces premières œuvres établissent progressivement Youmans comme un compositeur prometteur de la scène new-yorkaise.

5.C) Succès à Broadway dans les années 1920

La consécration arrive avec No, No, Nanette, une comédie musicale dont Youmans compose la musique (sur un livret d’Otto Harbach et Frank Mandel). Créée d’abord en tournée, la pièce est rodée à Detroit et Cincinnati où Youmans ajoute in extremis deux nouvelles chansons écrites avec le parolier Irving Caesar : « Tea for Two » et « I Want to Be Happy ». Ces ajouts s’avèrent déterminants pour le succès du spectacle. No, No, Nanette triomphe à Chicago pendant la saison 1924-1925, avant de partir en tournée nationale puis internationale. À Londres, la production enregistre un record de 665 représentations consécutives. Lorsque le spectacle arrive enfin à Broadway en septembre 1925, il est précédé d’une telle réputation qu’il est déjà un phénomène mondial. La version new-yorkaise conquiert le public à son tour, avec 321 représentations à l’affiche. No, No, Nanette devient la comédie musicale emblématique des années 1920, et ses chansons « Tea for Two » et « I Want to Be Happy » font le tour du monde. Ce succès retentissant propulse Vincent Youmans au rang de compositeur vedette de Broadway.

Après No, No, Nanette, Youmans continue de monter des spectacles, mais sans retrouver immédiatement le même niveau de réussite. Sa revue Oh, Please! (1926), portée par l’humoriste britannique Beatrice Lillie, connaît un échec à New York – même si elle parvient à se rentabiliser en tournée. De ce spectacle avorté émerge néanmoins la chanson « I Know That You Know » (paroles d’Anne Caldwell), qui devient un tube en 1927 grâce à des enregistrements populaires. En 1927, Youmans renoue avec le succès grâce à Hit the Deck!, une comédie musicale à thème naval qu’il coproduit lui-même. Le show reste à l’affiche durant 352 représentations et enrichit le répertoire de Youmans de deux nouveaux standards. D’une part, la chanson entraînante « Hallelujah! » – reprise de la marche militaire qu’il avait composée pendant la guerre – et d’autre part le numéro romantique « Sometimes I’m Happy ». Ce dernier air avait été initialement composé pour un spectacle précédent puis remanié avec de nouveaux paroles, avant de trouver sa pleine popularité dans Hit the Deck!. Grâce à ces succès successifs, Youmans s’impose comme l’un des compositeurs les plus en vogue de la fin des Années folles.

5.D) Collaborations et influence sur la comédie musicale

Vincent Youmans a travaillé avec la plupart des grands paroliers et librettistes de Broadway de son époque. Au fil de sa carrière, il collabore notamment avec Irving Caesar, Otto Harbach, Oscar Hammerstein II, Ira Gershwin, Anne Caldwell, Leo Robin, Clifford Grey, Billy Rose, Edward Eliscu, Edward Heyman, Harold Adamson, Mack Gordon, B. G. “Buddy” De Sylva ou encore Gus Kahn. Cette constellation de collaborateurs prestigieux – beaucoup d’entre eux figurant aussi aux génériques des œuvres de Jerome Kern, George Gershwin ou Cole Porter – illustre le statut de Youmans dans le milieu du théâtre musical. Durant les années 1920, sa popularité et son talent étaient comparés à ceux d’un George Gershwin, tant son œuvre marqua le public de l’époque.

Sur le plan stylistique, Youmans se distingue d’abord par des mélodies simples et accrocheuses, construisant des phrases courtes de deux ou trois notes répétées avec de subtiles variations rythmiques ou harmoniques. Ce sens de l’air entêtant lui valut de nombreux succès commerciaux. Par la suite, influencé par des compositeurs comme Jerome Kern, il évolue vers des lignes mélodiques plus longues et élaborées, cherchant à diversifier son style. Ses chansons, toujours soignées dans leur écriture, ont largement contribué à enrichir le Great American Songbook (le répertoire classique de la chanson populaire américaine). No, No, Nanette fut d’ailleurs la première comédie musicale de Broadway à connaître une tournée internationale, signe de l’influence grandissante de ce genre musical dans les années 1920. L’apport de Vincent Youmans à la comédie musicale américaine se mesure à l’aune de ses standards intemporels et de l’empreinte qu’il a laissée à Broadway aux côtés de ses illustres contemporains.

5.E) Épreuves, déclin et impact des événements historiques

La fin des années 1920 et le début des années 1930 s’avèrent plus difficiles pour Youmans, notamment en raison du contexte économique et des évolutions du spectacle. En 1928, il propose Rainbow (en collaboration avec Oscar Hammerstein II), un spectacle ambitieux mais qui est accueilli tièdement et s’effondre après une première chaotique. L’année suivante, il décide de mieux contrôler la production de ses œuvres face au ralentissement du marché de Broadway provoqué par la Grande Dépression. Il loue le Cosmopolitan Theatre à New York et y monte la comédie musicale Great Day! (1929) en finançant lui-même le projet. Malheureusement, ce show est un nouvel échec critique et financier. Toutefois, Great Day! va donner naissance, une fois le rideau tombé, à plusieurs chansons à succès : le titre « Great Day », ainsi que « Without a Song » et « More Than You Know », qui deviennent des tubes enregistrés par des vedettes de l’époque telles que Bing Crosby ou Ruth Etting. Ce paradoxe – un spectacle qui échoue sur scène mais triomphe dans les hit-parades – se reproduira à plusieurs reprises dans la carrière de Youmans, témoin de son talent mélodique malgré des projets scéniques inaboutis.

En 1930, Vincent Youmans compose Smiles, une nouvelle comédie musicale produite par Florenz Ziegfeld et mettant en vedette Fred et Adele Astaire. Là encore, la pièce ne convainc pas le public de Broadway et s’arrête prématurément, mais elle laisse à la postérité la ballade « Time on My Hands », qui sera popularisée par plusieurs orchestres de danse dès l’année suivante. L’année 1932 voit le compositeur enchaîner deux derniers projets à Broadway : d’une part Through the Years (1932), qu’il produit lui-même et qui fait un flop – hormis la chanson « Drums in My Heart » qui connaît une certaine popularité dans sa version enregistrée – et d’autre part sa participation au spectacle Take a Chance (1932). Pour ce dernier, Youmans n’est pas l’auteur principal de la musique, mais il contribue cinq chansons originales, dont « Rise ’n Shine » qui rencontrera le succès en 1933 dans l’interprétation de Paul Whiteman. Après ces tentatives infructueuses, Vincent Youmans se retire de la scène new-yorkaise en 1934, mettant un terme (définitif, pense-t-il alors) à sa carrière de compositeur pour Broadway.

Parallèlement, un phénomène technologique et culturel bouleverse l’industrie du spectacle : l’avènement du cinéma parlant. Hollywood adapte de nombreuses comédies musicales de Broadway au grand écran dès 1929-1930, et plusieurs œuvres de Youmans font l’objet de versions filmées. Lui-même est sollicité par les studios : en 1933, il part en Californie pour composer la musique du film Flying Down to Rio (1933). Ce film (connu en France sous le titre Carioca) est resté célèbre pour être le premier à réunir le duo de danse Fred Astaire et Ginger Rogers. La contribution de Youmans y est déterminante, avec quatre chansons originales aux sonorités latino-américaines qui deviennent instantanément populaires. On peut citer la trépidante samba « The Carioca » – dont l’enregistrement par l’orchestre d’Enric Madriguera est un succès international, et qui vaudra à Youmans une nomination aux Oscars – ainsi que le tango « Orchids in the Moonlight », la chanson malicieuse « Music Makes Me » et le titre principal « Flying Down to Rio ». Le triomphe de Flying Down to Rio redonne brièvement un éclat à la carrière de Vincent Youmans et prouve sa capacité à s’adapter à un nouveau média.

Malheureusement, cette réussite hollywoodienne sera le chant du cygne du compositeur. En 1934, âgé de 35 ans, Vincent Youmans contracte une tuberculose pulmonaire qui l’oblige à cesser toute activité pendant de longues années. Sur les conseils des médecins, il s’installe dans le climat sec du Colorado pour soigner sa maladie. Éloigné des scènes de Broadway, Youmans envisage alors de se réinventer : il prend des leçons auprès de professeurs de musique classique et rêve de composer une œuvre « symphonique » ambitieuse. Il décline durant cette période plusieurs offres de Hollywood ou de Broadway, préférant se consacrer à son art loin de l’agitation de l’industrie du spectacle.

Au début des années 1940, alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage, Youmans tente un dernier retour dans le monde du spectacle. Il conçoit une revue musicale d’envergure mêlant ballet classique et rythmes latins, The Vincent Youmans Ballet Revue, qu’il produit à Baltimore début 1944 (certains sources mentionnent 1943 pour la conception du spectacle). Ce projet s’avère hélas un désastre : la revue est mal reçue et s’arrête rapidement, provoquant une perte financière colossale – on parle de près de 4 millions de dollars de l’époque envolés dans cette aventure. Cet échec cuisant achève de décourager Youmans, déjà affaibli par la maladie, de reprendre véritablement sa carrière. Il retourne vivre discrètement au Colorado pendant ses dernières années.

5.F) Vie personnelle et anecdotes

La vie personnelle de Vincent Youmans est mouvementée et reflète par bien des aspects l’effervescence des Années folles. Sur le plan sentimental, il épouse en février 1927 une danseuse de revue, Anne Varley, qu’il avait rencontrée alors qu’elle faisait partie du chœur d’Oh, Please!. Le couple accueille des jumeaux (un garçon prénommé Vincent Jr. et une fille, Cecily, nés en août 1927), mais leur union se délite rapidement. Anne Varley demande le divorce quelques jours après la naissance des enfants, reprochant à Youmans ses infidélités répétées. Après une longue procédure, le divorce est finalement prononcé en 1933. Vincent Youmans entame alors une relation durable avec une autre danseuse de ses spectacles, Mildred “Boots” Miller. Ils se marient en octobre 1935. Ce second mariage dure une dizaine d’années, mais finit également par s’achever : en janvier 1946, Boots Youmans engage une procédure de divorce pour “cruauté mentale” – une séparation officialisée quelques semaines avant la mort du compositeur. Aucune de ces deux unions successives ne semble avoir réellement stabilisé la vie affective de Vincent Youmans, dont la réputation de play-boy et de séducteur a souvent défrayé la chronique mondaine de l’époque.

En dehors de ses romances, Vincent Youmans est connu pour son style de vie flamboyant. Doté d’une personnalité extravertie, il profite pleinement de la vie nocturne new-yorkaise durant les années 1920. Il fréquente assidûment les clubs, les fêtes glamour et le milieu artistique de Broadway, développant un goût prononcé pour l’alcool et les célébrations sans fin. Ce train de vie fait de soirées festives et d’excès lui vaut d’être associé à la « Génération perdue » de l’entre-deux-guerres, aux côtés d’autres artistes et intellectuels hédonistes de son temps. Malheureusement, ces excès ont probablement contribué à détériorer sa santé au fil des ans. Même après le diagnostic de sa tuberculose en 1934, Youmans peine à ralentir le rythme. Il continue à mener la grande vie tant que ses forces le lui permettent, ce qui, de l’avis de ses proches, a pu précipiter son déclin physique et sa fin prématurée. Malgré tout, il restera jusqu’au bout un bon vivant passionné par la musique et les plaisirs de l’existence.

5.G) Mort et héritage posthume

Miné par la maladie, Vincent Youmans s’éteint le 5 avril 1946 à Denver, dans le Colorado, à l’âge de 47 ans. Il succombe aux complications de la tuberculose dans la chambre d’un hôtel où il résidait en cure, entouré de quelques amis proches. À sa mort, il laisse derrière lui une quantité importante d’œuvres inachevées ou non publiées, témoignage des nombreux projets qu’il n’avait pu mener à terme. La disparition relativement jeune de Youmans – et le fait qu’il se soit retiré si tôt de la vie publique – conduit son nom à s’estomper quelque peu dans la mémoire collective de l’après-guerre, éclipsé par d’autres grands compositeurs de comédies musicales.

Cependant, l’héritage de Vincent Youmans va connaître un regain d’intérêt notable à partir des années 1970. D’une part, il reçoit des reconnaissances posthumes de l’industrie musicale : en 1970, il est introduit au Songwriters Hall of Fame, institution honorant les auteurs-compositeurs majeurs de la chanson américaine. Cette intronisation consacre la place de Youmans parmi les légendes de la musique populaire. D’autre part, No, No, Nanette – son plus grand triomphe scénique – fait l’objet en 1971 d’une somptueuse reprise à Broadway. Portée par la star des années 1930 Ruby Keeler et mise en scène par le légendaire chorégraphe Busby Berkeley, cette production est un énorme succès et inaugure une vague de nostalgie pour les musicals de l’entre-deux-guerres. Les critiques soulignent alors que ce revival de No, No, Nanette ouvre la voie à de nombreuses redécouvertes de vieux classiques de Broadway dans les décennies suivantes. Enfin, en 1983, Vincent Youmans est admis au American Theater Hall of Fame, le panthéon du théâtre américain, venant parachever la reconnaissance de son apport à l’histoire du spectacle.

Plus de sept décennies après sa mort, l’influence de Vincent Youmans perdure dans le monde du spectacle. Plusieurs de ses compositions sont aujourd’hui considérées comme des standards intemporels du jazz et de la comédie musicale. Par exemple, « Tea for Two » et « I Want to Be Happy », popularisées par No, No, Nanette, comptent parmi les mélodies les plus enregistrées du XXe siècle. De nombreux artistes et orchestres ont repris les chansons de Youmans au fil des ans, contribuant à les ancrer durablement dans la culture populaire. Les œuvres du compositeur font régulièrement l’objet de nouvelles interprétations, d’anthologies discographiques ou de montages scéniques célébrant l’âge d’or de Broadway. À ce titre, Vincent Youmans reste considéré comme l’un des compositeurs majeurs de la première génération de Broadway, aux côtés d’irréductibles comme Irving Berlin, Cole Porter, George Gershwin ou Jerome Kern. Son sens de la mélodie accrocheuse et son rôle dans la diffusion mondiale de la comédie musicale américaine font de lui une figure incontournable, dont l’héritage continue d’inspirer le monde du spectacle bien après sa disparition.