2.A.3) «Alexander's Ragtime Band» (1911)

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Partitions de «Alexander's Ragtime Band»

En pleine effervescence du ragtime, Ted Snyder, qui en avait déjà publié de nombreux, demande à Irving Berlin s’il peut lui en écrire un. Berlin, déjà imprégné de ce style grâce aux pianistes qu’il côtoyait au Café Pelham, comme Luckey Roberts, se lance sans hésitation. En 1909, il compose ainsi son premier ragtime, *Yiddle on Your Fiddle Play Some Ragtime*, qui s’écoule à 500.000 exemplaires. Ce succès est rapidement suivi, en 1910, par *Try It On Your Piano* et *Innocent Bessie Brown*. En un temps record, Berlin devient l’une des figures incontournables de Tin Pan Alley.

Mais c’est en 1911 qu’il signe l’œuvre qui va le propulser au sommet : *Alexander’s Ragtime Band*. Composée en seulement dix-huit minutes, la chanson est d’abord interprétée dans la revue des *Ziegfeld Follies* de 1911. Malheureusement, le spectacle ne met pas l'oeuvre en valeur et, de plus, le spectacle ne parvient pas à séduire le public et s’arrête après seulement 80 représentations, entraînant avec lui *Alexander’s Ragtime Band* dans l’oubli.

Pendant ce temps, la notoriété d’Irving Berlin ne cesse de croître. Il est admis au très exclusif *New York Friars Club*, un cercle réservé aux grandes figures du spectacle.

Le 28 mai 1911, il joue lui-même *Alexander’s Ragtime Band* lors d’un gala du club au luxueux hôtel Astor. Cette fois, il ajoute une introduction mémorable : **« Come on and hear… come on and hear Alexander’s Ragtime Band. »** Le public est immédiatement conquis. En quelques instants, la chanson déclenche une véritable fièvre nationale pour la danse. De Boston à Philadelphie, de Chicago à Saint-Louis, le morceau se répand comme une traînée de poudre, notamment grâce aux performances d’Al Jolson, qui l’interprète devant un public enthousiaste. Publiée le 18 mars 1911, la partition dépasse le million d’exemplaires vendus avant la fin de l’année. En 1912, un second million s’écoule, y compris en Europe, où *Alexander’s Ragtime Band* séduit aussi bien le Royaume-Uni que la France.

L'engouement s'est alors internationalisé. Avec Alexander's Ragtime Band, l'Amérique a commencé à définir le rythme de la musique populaire pour le monde. Bien sûr, il y eut des voix divergentes:

« Le ragtime est une forme de folie - Alexander's Ragtime Band est une menace publique... L'hystérie est la forme de folie que semble induire un amour anormal pour le ragtime. C'est autant une maladie mentale qu'une manie aigue, elle présente les mêmes symptômes. »

Dr. Ludwig Gruener (Journal allemand)


Plus tard cette année-là, Berlin a été bombardé interprète-vedette dans la maison de Vaudeville d’Oscar Hammerstein I, où il a présenté des dizaines d'autres chansons. Le New York Telegraph a décrit comment 200 de ses amis de la rue sont venus voir " leur boy" sur scène:

« Tout ce que le petit écrivain pouvait faire, c’était de tâter les boutons de son manteau pendant que les larmes coulaient sur ses joues – dans une maison de Vaudeville!. »

New York Telegraph


Ce succès foudroyant fait d’Irving Berlin une star internationale et lui vaut le surnom de **« Roi du ragtime »**. La chanson entre dans la postérité et résonnera bien au-delà de son époque. Des décennies plus tard, elle sera même reprise par des manifestants contre la guerre du Vietnam. George Gershwin lui-même saluera son impact en déclarant : **« Ceci est la musique américaine. C’est ainsi qu’un Américain doit écrire, et c’est le genre de musique que je veux composer. »** Le magazine *Variety* ne tarde pas à consacrer Berlin, titrant : **« Berlin the Hit-Maker » (« Berlin, le créateur de succès »)** **« Le monde entier en est tombé amoureux. »**

En fait, malgré quelques syncope (terme musical: une syncope est une note attaquée sur un temps faible et prolongée sur le temps suivant; très présents dans la musique funk et jazz), Alexander's Ragtime Band n'était pas un vrai ragtime mais plutôt une chanson sur ragtime. Et n’oublions pas que ce sont les Afro-Américains qui avaient inventé puis affiné le ragtime à la fin du XIXe siècle.

Dans la foulée, Irving Berlin enchaîne avec un autre ragtime, *That Mysterious Rag*, poursuivant son ascension irrésistible vers la légende.

2.A.4) Reconnaissance internationale

En 1912, Irving Berlin atteint un sommet impressionnant: avec des revenus annuels s’élevant à 100.000$, il ne se contente plus d’écrire des succès, il devient un véritable homme d’affaires de l’industrie musicale. Il investit dans la *Ted Snyder Company*, qui, sous son impulsion, devient la *Waterson, Berlin & Snyder, Inc.*. Désormais copropriétaire, il installe la société en plein cœur du district théâtral de Broadway, au plus près de l’épicentre du spectacle new-yorkais.

Ce succès financier lui permet enfin d’offrir à sa mère, Leah, un logement digne de ce nom. Quelle belle revanche par rapport à la terrible pauvreté des premières années New-Yorkaises. Quant à lui, il quitte son appartement d’Union Square pour emménager d’abord à proximité de Central Park, avant de s’installer dans un luxueux appartement à l’angle de la 72ᵉ rue et de Riverside Drive, au cœur du très chic quartier de Chatsworth. Berlin n’est plus seulement un compositeur talentueux, il est devenu une figure incontournable de la musique populaire américaine. Il va petit à petit se rapprocher du monde des musicals...

Le 30 novembre 1912, Broadway accueille *The Sun Dodgers*, un musical intégrant plusieurs de ses chansons. Mais cette fois, le succès n’est pas au rendez-vous: après seulement 18 représentations, le spectacle est retiré de l’affiche. Un coup dans l'eau...

Plutôt que de se laisser abattre, Berlin rebondit avec sa légendaire ingéniosité. Il se tourne vers un nouveau phénomène en plein essor : les **ballrooms**, ces grandes salles de danse qui dictent les nouvelles tendances du divertissement. Avec son flair inégalé, il décide d’y créer des danses à succès et d’y imposer ses mélodies.

En 1913, Irving Berlin traverse l’Atlantique pour la première fois et découvre, avec émerveillement, qu’il est autant adulé en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis. *Alexander’s Ragtime Band* s’est vendu à plus de 500.000 exemplaires outre-Manche, consacrant son rayonnement international. À son arrivée à Londres, il prend ses quartiers au prestigieux hôtel *Savoy*, où il est accueilli en véritable star. Lors d’une conférence de presse, les journalistes britanniques s’extasient devant ce génie de la musique qui, paradoxalement, ne sait pas lire une partition. Avec son habituelle simplicité, Berlin leur explique qu’il s’entoure de musiciens capables de transcrire instantanément ses improvisations, et que, lorsqu’il est seul la nuit, il utilise un dictaphone à cylindres de cire pour ne rien perdre de son inspiration.

Démontrant une fois de plus son talent fulgurant, Berlin lance aux journalistes qu’il peut composer une chanson en partant d’un simple titre qu’on lui proposerait. Intrigué, l’un d’eux lui suggère *The Humming Rag*. Piqué au vif, Berlin se précipite dans sa suite et, **une heure plus tard**, réapparaît triomphant, tenant entre ses mains la partition de *The Humming Rag*.

Là où d’autres tergiversent, Irving Berlin crée. Son génie spontané, son audace et sa rapidité d’exécution font de lui un phénomène unique, un compositeur hors norme qui, en quelques années, a redéfini la musique populaire et conquis les scènes du monde entier.

2.A.5) «Watch Your Step» (1914)

En octobre 1913, le Friars Club célèbre avec faste le retour d’Irving Berlin aux États-Unis en lui dédiant un somptueux barbecue en son honneur. Plus qu’un simple hommage, cet événement marque la reconnaissance officielle de son statut de géant de la musique populaire.

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Vernon et Irene Castle

En 1914, le producteur Charles Dillingham (1868-1934) offre à Berlin la chance de composer la partition entière d'un spectacle de Broadway mettant en vedette le couple de danseurs le plus populaire des Etats-Unis à l’époque, Vernon et Irene Castle. Apportant de l'intimité et de l'humour à l'art de la danse de salon, les Castle élaborèrent une flopée de danses populaires, y compris le Turkey Trot, Grizzly Bear, Bunny Hug et le célèbre Foxtrot. Ils popularisèrent aussi le Ragtime, les rythmes de jazz et la musique afro-américaine. A côté de cela, Irene devint une icône de la mode.

Ce couple légendaire était un choix logique pour tenter d’introduire la syncope dans la musique de Broadway. Cela allait donner la revue ragtime Watch Your Step () (1914, 175 représentations) , historiquement la première partition complète de Irving Berlin avec des chansons qui rayonnaient de sophistication tant dans la musique que dans les paroles.

Le librettiste Harry B. Smith a écrit pour cette revue une histoire impliquant un homme et une femme essayant d’obtenir un héritage en prouvant que ni l'un ni l'autre n'avait jamais été amoureux. Déambulant dans Manhattan, ils tombent (bien sûr) l'un pour l'autre. Berlin a fourni plusieurs numéros de danse pour les Castle, dont Syncopated Walk. Le tube du spectacle a été Play a Simple Melody, qui commence par une femme chantant une ballade nostalgique:

Won’t you play a simple melody
Like my mother sang for me?
One with good old-fashioned harmony,
Play a simple melody.
Un homme lui donne alors une réponse, version ragtime:
Musical demon, set your honey a-dreamin’
Won’t you play me some rag?
Just change that classical nag
To some sweet beautiful drag.
If you will play from a copy
Of a tune that is choppy,
You’ll get all my applause,
And that is simply because
I want to listen to rag.

Extrait de «Play a Simple Melody» tirée de «Watch Your Step» (1914)

La chanson Play a Simple Melody est devenue la première des célèbres "doubles" chansons de Berlin dans lesquelles deux mélodies et paroles différentes sont en contrepoint les unes contre les autres.

Watch Your Step () est un peu négligé dans l’importance qu’il a joué dans la croissance et le développement du théâtre musical américain. Les chansons de Berlin étaient de la «variété locale» avec des rythmes syncopés de style ragtime, et il a ouvert la voie à un nouveau genre de musique de Broadway qui a employé des rythmes américains populaires et a évité les traditions de temps-usées de style valse opérette européenne.

À bien des égards, la saison 1914-1915 marque un tournant dans l’histoire du théâtre lyrique américain, car Berlin et Kern (ce dernier avec ses musicals intimistes The Girl from Utah () and Nobody Home ()) introduisent des façons novatrices de raconter des histoires à travers la musique. Berlin a inventé un style de musique américaine très populaire, et Watch Your Step () était en fait consacré à la musique (dans ce cas, un simulacre de bataille entre la musique classique et la syncope). Les deux comédies musicales de Kern ne recourent pas à d'énormes distributions, à des numéros de production élaborés, des décors grandioses et des intrigues exagérées pour tenter de créer des histoires plus intimes avec de petites distributions, des numéros de production modestes et des décors douillets qui reflétaient habituellement un lieu par acte.

La notoriété d'Irving Berlin est désormais telle qu’elle dépasse le seul monde du spectacle. Des figures de la culture et des arts rêvent de collaborer avec lui. Le prestigieux Giacomo Puccini, maître incontesté de l’opéra, songe à écrire une œuvre avec Berlin. Le dramaturge britannique George Bernard Shaw lui envoie ses textes, espérant les voir sublimés par sa musique. Même D. W. Griffith, l’un des pionniers du cinéma, envisage un biopic retraçant l’incroyable parcours de Berlin. Mais face à l’immensité du personnage, Griffith y renonce, convaincu que la vie d’un musicien aussi vibrant ne pourrait être fidèlement racontée dans un film muet.

À cette époque, Berlin prend pleinement conscience d’un fait: la prospérité naît du savoir et de l’éducation. Regrettant son manque de formation académique, il décide d’y remédier à sa manière. Dans ses moments libres, il se plonge dans les plus grandes œuvres de la littérature mondiale, explorant Shakespeare et enrichissant sa culture historique. Il collectionne avec passion les premières éditions dédicacées des grands romans américains et les biographies des figures illustres.

Ainsi, Irving Berlin ne se contente pas d’être un compositeur visionnaire: il est un homme en quête de savoir, un artiste toujours avide d’apprendre, et un symbole éclatant du rêve américain dans toute sa grandeur.

«Mon ambition est d'atteindre le cœur de l'Américain moyen, pas les sur-cultivés ni les sous-cultivés, mais cette caste intermédiaire qui est la véritable âme du pays. Les intellos sont susceptibles d'être superficiels ou hypersensibles. Le sous-cultivés sont déformés. Mon public, ce sont les vrais gens.»    Irving Berlin

2.A.6) Berlin écrit des chansons simples et des ballades

Certaines des chansons écrites par Berlin sont nées de sa propre tristesse. Par exemple, en 1912, il épouse Dorothy Goetz, la sœur de l'auteur-compositeur E. Ray Goetz. Elle est morte six mois plus tard de la fièvre typhoïde contractée pendant leur lune de miel à La Havane. La chanson qu'il a écrite pour exprimer son chagrin, When I Lost You, est sa première ballade. Elle a été un succès populaire immédiat et s’est vendue à plus d'un million d'exemplaires.

The roses each one, met with the sun
Sweetheart, when I met you,
The sunshine had fled,
The roses were dead,
Sweetheart, when I lost you.

Chorus:
I lost the sunshine and roses,
I lost the heavens of blue
I lost the beautiful rainbow,
I lost the morning dew;
I lost the angel who gave me Summer,
the whole winter through.
I lost the gladness that turned into sadness,
When I lost you.

The birds ceased their song,
right turned to wrong,
Sweetheart, when I lost you,
A day turned to years,
The wold seem'd in tears,
Sweetheart, when I lost you.

Extrait de «When I Lost You» (1912)

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Partitions

Il a aussi commencé à se rendre compte que le ragtime n'était pas un bon style musical pour l'expression romantique sérieuse, et au cours des prochaines années il adapté son style en écrivant plus de chansons d'amour. En 1915, il écrit le tube I Love a Piano, une chanson d'amour comique et érotique. Cette chanson fait partie de la revue Stop! Look! Listen! () (1915, 105 représentations) au Globe Theatre à Broadway, qui fut moins bien accueillie que Watch Your Step ().

En 1918, il avait écrit des centaines de chansons qui jouissaient d'une brève popularité. À cette époque, il écrivait plusieurs nouvelles chansons chaque semaine, y compris des chansons destinées aux différentes cultures immigrées arrivant d'Europe.

Une fois, Berlin, dont le visage n'était pas encore connu - à la différence de son nom - était en voyage en train et a décidé de divertir les autres passagers avec un peu de musique. Ils lui ont demandé comment il connaissait tant de chansons à succès, et Berlin a modestement répondu: «C’est moi qui les ai écrites.» Il n'y a rien de plus simple que la vérité... La popularité n'allait plus tarder à survenir!

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Seymour Felix a gagné le
Academy Award for Best Dance Direction
pour cette production spectaculaire de la chanson
«Pretty Girl is Like a Melody»
dans le film «The Great Ziegfeld» (MGM, 1936)

Une chanson importante que Berlin a écrite au cours de sa période de transition de l'écriture ragtime vers les ballades a été Pretty Girl is Like a Melody qui est devenu l'un des "premiers gros canons de Berlin", affirme l'historien Alec Wilder. La chanson a été écrite pour les Ziegfeld Follies of 1919 () et est devenue la chanson principale du show. Sa popularité était si grande qu'elle devint plus tard le thème de toutes les revues de Ziegfeld.

On retrouve aussi la chanson dans le film de 1936 The Great Ziegfeld. Elle était le numéro musical central du film joué sur un immense décor comprenant un escalier en colimaçon, qui a été comparé à un gâteau de mariage ou une «meringue géante». Cette scène retravaillait le numéro original sur scène à une échelle beaucoup plus grande, avec de nombreux danseurs dans divers costumes d'époque…

Alec Wilder met cette chanson au même niveau que les «mélodies pures» de Jerome Kern, et en comparaison avec la musique antérieure de Berlin, il souligne qu'il est «extraordinaire qu'une telle modification de style et de sophistication ait pu survenir en une seule année.»

Irving Berlin est évidemment un pilier du théâtre musical.

Dernière petite annecdote... En fait c'est bien plus qu'une annecdote car elle montre qui était Irving Berlin. En 1916, Izzy fait la connaissance du jeune George Gershwin, qui lui demande de l’aider à décrocher un poste d'arrangeur musical à ses côtés. Après l'avoir entendu jouer au piano, Irving Berlin lui répond qu’il a un talent bien trop grand pour se contenter d’un simple rôle d’arrangeur et l’encourage à tracer son propre chemin. Gershwin conservera toujours une immense admiration pour Berlin, le considérant comme le Franz Schubert de l’Amérique.