De très nombreuses œuvres de théâtre musical ont vu le jour ou ont été à l’affiche à Paris dans les années 1920. Voici une liste (non exhaustive) des spectacles les plus marquants de la décennie, qu’il s’agisse de comédies musicales (opérettes) ou de revues de music-hall.

1.C.1) Principales opérettes et comédies musicales de l’époque

1.C.1.a) Phi-Phi (1918) - opérette bouffe de Henri Christiné (musique) et Albert Willemetz (livret)

Phi-Phi fut la première œuvre créée après l’armistice de la Première Guerre Mondiale, le 11 novembre 1918. Contrairement à une idée largement répandue, sa création n’était pas prévue pour le 11 novembre et n’a pas eu lieu le 12 – une erreur que l’on retrouve jusque dans la partition. La générale était en réalité programmée pour le 9 à 14h, suivie de la première le même jour à 20h30. Finalement, ces représentations eurent lieu les 12 (générale) et 13 novembre 1918 (première) au Théâtre des Bouffes Parisiens.

Cette pièce peut être considérée comme fondatrice du genre musical tel que nous l’entendons: c’est la première à intégrer pleinement les rythmes alors nouveaux du jazz band (one step, fox-trot…), dans une intrigue privilégiant l’humour au détriment du romantisme à la viennoise en vogue entre 1890 et 1914. Quelques œuvres antérieures annonçaient déjà ce tournant, mais Phi-Phi ouvre la voie dans laquelle tout le genre s’engouffrera durant les années 1920.

De quoi parle Phi-Phi? L’action se déroule dans l’atelier du sculpteur Phidias, alias Phi-Phi, quelque 600 ans avant Jésus-Christ.

  ACTE I:  Phi-Phi, artiste de renom, se voit confier par l’État une commande ambitieuse : un groupe sculpté représentant « L’Amour et la Vertu fondent le Bonheur Domestique ». Pour incarner la Vertu, il choisit une jolie gamine des rues d’Athènes, la pétillante Aspasie. À peine est-elle dans son atelier qu’il lui fait une cour des plus appuyées. Mais la jeune fille, tentant de se défendre avec son ombrelle, provoque une catastrophe archéologique : les bras de la Vénus de Milo tombent, suivis de la tête de la Victoire de Samothrace!

Madame Phidias entre alors en scène, piquée de jalousie — et il faut dire qu’elle n’a pas tout à fait tort. Elle renvoie vertement Aspasie, puis, restée seule avec Le Pirée, le fidèle serviteur de la maison, elle lui confie qu’elle-même a éconduit un soupirant un peu trop pressant. Ce soupirant n’est autre que le Prince Ardimédon, qui arrive justement à l’instant. Madame Phidias, bien embarrassée, s’éclipse. Ardimédon, resté seul avec Phi-Phi, se fait engager comme modèle pour représenter… l’Amour.

  ACTE II:  Le grand Périclès, maître de la Grèce, vient visiter Phi-Phi. Ne le trouvant pas, il tombe sur Aspasie… et s’en éprend illico. Mais Mme Phidias, décidément très active, reparaît, congédie Aspasie sous prétexte que son mari a changé d’avis, et s’autoproclame meilleure incarnation possible de la Vertu. Phi-Phi, à contrecœur, accepte sa proposition. Il fait poser sa femme avec le Prince Ardimédon. Mais il trouve la scène un peu trop figée, pas assez “vivante”. Il s’absente… et Ardimédon en profite aussitôt pour initier sa très vertueuse partenaire à une session de pose plus intime dans la chambre voisine.

  ACTE III:  Le lendemain, Phi-Phi surprend sa femme et Ardimédon dans une posture qu’il juge, enfin, naturelle. Il les félicite chaleureusement et se met à sculpter avec ardeur, sans même que sa femme ne s’inquiète de son escapade nocturne. Étrange… Arrive Aspasie: elle vient d’épouser Périclès, mais cela ne semble pas l’empêcher de poursuivre une liaison bien entamée, la nuit précédente, avec Phi-Phi. Périclès entre à son tour. Il insiste pour qu’Aspasie figure, elle aussi, dans le groupe sculpté. Pourquoi pas ? Elle incarnera l’Économie.

L’œuvre portera donc ce titre définitif: « L’Amour et la Vertu, aidés par l’Économie, fondent le Bonheur Conjugal. » Un final en forme de morale... toute grecque !

Le succès fut retentissant, sans doute accentué par les circonstances de l’époque. À titre de comparaison, le très modeste Chu-Chin-Chow de Frederic Norton connut en Angleterre un sort semblable: 2.238 représentations entre 1916 et 1921.

La première exclusivité de Phi-Phi — qui ne s’acheva qu’avec la création de Dédé, du même duo d’auteurs — dura 1.013 jours aux Bouffes-Parisiens. Deux brèves interruptions déplacèrent le spectacle : au Théâtre Édouard VII pour 40 jours (février 1919), puis aux Nouveautés pour 22 jours (mai 1921). On note également une curieuse période de "duplex", où Phi-Phi fut jouée simultanément aux Bouffes et au Ba-ta-clan, du 19 août au 20 octobre 1921.

Avant 1944, la pièce fut plusieurs fois remontée à Paris. Deux reprises se détachent par leur éclat:

  • Mai 1924, avec une toute nouvelle distribution — Dranem, Lucien Baroux, Adrien Lamy, Jean Gabin, Jeanne Perriat, Davia, Suzette O'Nil — souvent jugée supérieure à celle de la création. Mais malgré ce casting impressionnant, la reprise ne tint que quinze jours, probablement en raison d’engagements estivaux déjà pris par les interprètes.
  • Juin 1933, avec Mireille dans le rôle d’Aspasie (à peine deux mois après l’échec cuisant de sa Belle Bergère), et Urban et Dréan retrouvant leurs rôles d’origine.

Anecdote savoureuse : Phi-Phi devait initialement être montée au Théâtre de l’Abri. Gustave Quinson, directeur des deux salles, préféra finalement la faire migrer aux Bouffes-Parisiens, où La Revue des Bouffes (avec Boucot et Florelle) peinait à remplir. Le Théâtre de l’Abri accueillit donc à la place, dès le 8 novembre, Au béguin des dames d’Albert Chantrier. La pièce y tint deux mois — une durée honorable pour l’époque — mais n’a laissé aucune trace, ni sonore, ni imprimée.

1.C.1.b) Dédé (1921) - Opérette de Christiné et Willemetz

La pièce fut créée le aux Bouffes-Parisiens le 7 novembre 1921, soit presque trois ans jour pour jour après sa grande sœur Phi-Phi, qui, depuis sa création en 1918, y avait été jouée quasiment sans interruption. Dédé ne resta «que» 18 mois à l’affiche, mais ce retrait précoce s’explique surtout par le calendrier surchargé du théâtre, où elle fut rapidement remplacée par Là-Haut (voir ci-dessous ), qui connut à son tour une belle carrière de neuf mois. A la création, elle proposait Maurice Chevalier dans le rôle-titre et créa un standard: Dans la vie faut pas s’en faire. Jouée plus de mille fois, Dédé établit Chevalier comme la nouvelle coqueluche du music-hall.

L’action se déroule à Paris, en 1921, dans un magasin de chaussures au nom prometteur: Le Pied Meurtri.

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«Dédé» - Maurice Chevalier et Alice Cocéa

  ACTE I:  Dédé, de son vrai nom André de la Huchette, est un jeune homme élégant, noceur, et accessoirement tombé sous le charme d’une certaine Odette, croisée lors d’un bal. Odette est aussi jolie que mariée — mais ça, Dédé l’ignore. Son époux, Monsieur Chausson, est en grande difficulté financière. Astucieuse, Odette a convaincu son soupirant d’acheter la boutique de son mari, sous prétexte que ce lieu ferait un excellent nid discret pour leurs rendez-vous galants.

Dédé, ravi, a accepté sans discuter… pensant simplement s’offrir un coin tranquille pour ses amours. La boutique est désormais dirigée par Denise, une jeune femme sérieuse, secrètement éprise de son patron. Elle est entourée de vendeuses, toutes aussi jolies que peu expertes en chaussures — il faut dire que leurs véritables talents s’expriment sur la scène du Casino de Paris, où elles dansent le soir venu.

Dédé, peu porté sur la gestion, confie la direction du magasin à son ami Robert Dauvergne, un fêtard invétéré qui a déjà dilapidé sa propre fortune. Voilà le cadre planté. Odette fait sa première apparition depuis le rachat. Dédé se précipite pour lui faire la cour, la presse de questions sur son identité, et la menace même de la faire suivre si elle ne parle pas. Affolée, Odette improvise : elle prétend être la femme du Préfet de Police ! Mais hélas pour elle, Denise a tout entendu.

  ACTE II:  Ignorant que le Préfet est en réalité célibataire, Denise, rongée par la jalousie, envoie une lettre anonyme à la Préfecture pour dénoncer l’infidélité de la prétendue "Madame le Préfet".

Pendant ce temps, un nouveau trouble agite la boutique : une grève du Syndicat de la Chaussure est lancée. Une délégation de grévistes se présente, exigeant la fermeture immédiate du magasin. Heureusement, les vendeuses-danseuses ne sont pas à court de talents… et réussissent à distraire ces messieurs de leurs revendications initiales.

Dans cette ambiance déjà bien embrouillée, Dédé se retrouve enfin seul avec Odette. Mais au moment fatidique, elle aperçoit son mari à travers la vitrine: panique, et fuite vers la réserve!

La boutique devient alors le théâtre d’un joyeux chaos: tout le monde débarque, y compris un commissaire de police venu enquêter sur les grévistes. Mais Dédé et ses acolytes sont convaincus qu’il s’agit du Préfet en personne, venu défendre l’honneur de son épouse. Pour sauver la mise, Denise surgit en déshabillé et se fait passer pour la maîtresse officielle de Dédé.

Le stratagème fonctionne: pendant que tout le monde est distrait, Odette parvient à s’éclipser discrètement. Le commissaire révèle enfin sa véritable identité et la raison de sa venue. Dédé, de plus en plus confus, se pose la seule vraie question : Mais qui est donc le mari d’Odette ?!

  ACTE III:  Le rideau se lève sur un Dédé revenu à la raison. Il comprend que son bonheur ne se cache pas dans les jeux de séduction, mais dans les bras de Denise. Il lui demande sa main, sincèrement cette fois. Le magasin ? Il n’en a plus besoin. Dans un geste de générosité inattendu, il l’offre à Chausson, qui n’en demandait pas tant — et qui retrouve au passage sa prospérité perdue.

De son côté, Robert n’a pas perdu son temps non plus. Profitant du recentrage sentimental de son ami, il se rapproche d’Odette avec une certaine efficacité. Quand elle apprend la bonté de Dédé, elle propose à son mari de garder Robert comme gérant de la boutique. Chausson, tout à sa nouvelle fortune, accepte avec enthousiasme.

Et voilà : tout le monde est casé, le magasin relancé, et l’histoire se termine — comme il se doit — sur une pirouette sentimentale et commerciale.

Comme Phi-Phi, Dédé a connu de nombreuses reprises. La première eut lieu en juin 1934, avec Georgius dans le rôle de Robert, à l’origine créé par Maurice Chevalier.

Bien plus tard, une version modernisée fut montée à Paris en 1973, avec Antoine et James Sparrow, mais l’orchestre resta remarquablement fidèle à la partition originale – ce qui est assez rare pour être souligné. Une nouvelle reprise eut lieu en 1993 à Lyon, cette fois avec James Sparrow à nouveau, accompagné de Jean-Pierre Lucet.

1.C.1.c) L’Amour masqué (1923) – Comédie musicale d’André Messager sur un texte de Sacha Guitry.

La pièce de Sacha Guitry était à l'origine une commande du compositeur belge Yvan Caryll, qui souhaitait se faire jouer en France, après une longue carrière à Londres puis à Broadway. Le décès de Caryll en 1921 laissa Guitry avec un livret sans compositeur, jusqu'à la reprise par le compositeur André Messager. Guitry, alors au sommet de sa popularité en tant qu’auteur, acteur et homme de théâtre, confie l'écriture de la musique à Messager, qui, bien qu’appartenant à une génération précédente, parvient à mêler son élégance mélodique aux rythmes alors en vogue. Ce sera sa dernière œuvre scénique: il avait plus de 70 ans à l’époque. La partition, d’une grande finesse, épouse parfaitement le ton du livret: chic, léger, piquant.

Pour l'anecdote, les représentations londoniennes prévues par Charles Cochran (déjà producteur de plusieurs succès français, comme "Afgar" de Cuvillier ou "Maggie" de Lattès) furent interdites par Lord Chamberlain en raison de l'immoralité de la pièce!

L’action repose sur un quiproquo amoureux dans la meilleure tradition du marivaudage:

  ACTE I:  Elle a vingt ans et s'apprête à fêter son anniversaire; elle n'aime pas ses deux chevaliers servants, le Baron Agnot et le Maharadjah, mais profite cyniquement de leurs largesses; son coeur appartient à un homme (Lui) dont elle a dérobé le portrait chez un photographe; l'homme, plus âgé qu'elle, vient le reprendre; il accepte l'invitation à un bal birman, organisé le soir même, où paraîtra, non pas lui-même, mais son fils déguisé censé figurer sur le cliché.

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«L'Amour masqué» - Représentation. Au centre, Yvonne Printemps et Sacha Guitry (1923)

  ACTE II:   Les deux servantes d'Elle sont déguisées à l'identique, mais avec un signe distinctif qui les désignent pour leur véritable maîtresse aux deux amants empressés autour de leur conquête: le Baron Agnot et le Maharadjah ne seront pas dupes au même point. Les huit autres invités (quatre dames et quatre messieurs) s'accordent de leur côté. Elle cède à celui qu'elle prend pour le fils de son hôte du matin. L'heure est aux invites hédonistes.

  ACTE III:   Chacun semble avoir mis la nuit à profit, notamment la seconde servante avec le Baron Agnot. La première servante a substitué au Maharadjah détrompé l'interprète, facilement débauché (il se contentait jusque là de traduire les paroles du prince exotique). Lui est parvenu à ses fins, mais ne sait comment clarifier sa situation sentimentale et avouer la supercherie (Lui, à part: "Elle ne veut pas me tromper, c'est épatant, c'est embêtant !"). Une piqûre de rose fait réaliser l'identité de son amant à Elle qui ne prend pas ombrage de la différence d'âge de celui qui sait être si jeune dans l'intimité.

Créée aux Bouffes-Parisiens avec Guitry lui-même et son épouse Yvonne Printemps. L’alchimie entre eux a largement contribué au succès de la pièce. Elle, fine chanteuse et comédienne vive, donne au personnage féminin un mélange de fraîcheur, d’ironie et de sensualité. Lui, avec son phrasé inimitable et son air faussement détaché, joue l’homme mûr, séducteur, un peu ridicule mais terriblement touchant.

L’œuvre devient rapidement emblématique de leur duo scénique, au même titre que certaines de leurs comédies dialoguées. On la rejouera régulièrement par la suite, souvent en rendant hommage à cette première distribution.

Bien que moins fréquemment montée que Phi-Phi ou Dédé, L’Amour masqué reste une œuvre chérie par les amateurs de théâtre musical à la française. Elle a connu plusieurs reprises, notamment une adaptation télévisée dans les années 1970. Et des recréations ponctuelles, souvent dans des festivals dédiés à l’opérette ou à Guitry. Elle est aujourd’hui perçue comme une œuvre-charnière : entre la tradition élégante de l’opérette Belle Époque, et les audaces plus rythmées des comédies musicales modernes.

1.C.1.d) Ta bouche (1922) – Comédie musicale de Maurice Yvain, livret d’Henri Falk et Maurice Hennequin.

"Ta bouche" fut, après Phi-Phi, le plus grand succès de son temps. Mais surtout, c’est celui qui connut le plus de reprises dans les théâtres de quartier — pas moins de 32 avant 1944! Un record qui s’explique sans doute, au-delà de ses qualités artistiques, par la simplicité de sa mise en scène et la faible distribution requise : six personnages et trois choristes, pas un de plus.

  Acte I : 1920, à Truc-sur-Mer  Eva et Bastien s'aiment. Leurs parents sont favorables à une union. Deux bonnes raisons pour que les jeunes gens prennent quelques acomptes et anticipent en quelque sorte le mariage envisagé. En réalité, la mère d'Eva, une pseudo-comtesse, n'a plus le sou. Elle espère trouver en Bastien un parti avantageux pour sa fille. Or, Monsieur du Pas-de-Vis, le père du jeune homme est également ruiné. Il cherche pour Bastien une riche héritière. Quand les parents apprennent l’état réciproque de leurs finances, ils s'opposent au mariage de leurs enfants. Eva et Bastien sont désolés, mais la comtesse et Monsieur du Pas-de-Vis restent inflexibles. Mélanie, la gouvernante du père et Jean le serviteur de la comtesse font les malles, et tout ce beau monde s'en va chercher fortune ailleurs.

  Acte II : 1921, à Pouic-les-Flots  Monsieur du Pas-de-Vis a épousé Mélanie, qui a hérité une grosse fortune. La comtesse a convolé en justes noces avec son fidèle Jean, qui jadis s'était ruiné pour elle. Jean s'appelant Leduc de son nom de famille, la comtesse devient naturellement Madame "la duchesse". Bastien s'est marié avec une orpheline à la fois riche et laide. Eva est très courtisée. Elle s'est constituée une dot en acceptant les cadeaux de ses admirateurs, tout en refusant de céder à leurs avances! A Pouic-les-Flots, tous nos personnages se retrouvent. Jean et Mélanie d'une part, Monsieur du Pas-de-Vis et la duchesse d'autre part, semblent se plaire. Bastien et Eva fêtent amoureusement leurs secondes fiançailles. A l'auberge des Trois Ecus, où les deux amants filent le parfait amour, la femme de Bastien poursuit une aventure avec son cousin, le petit Martel. Bastien surprend cette intrigue. Il décide de divorcer. Persuadé que son infortune l'a rendu ridicule aux yeux d'Eva, il décide de partir.

  Acte III : 1922, à Truc-les-Bains  Monsieur du Pas-de-Vis et Mélanie, Jean et la comtesse ont divorcé. Mélanie ayant touché un nouvel héritage, nous la retrouvons mariée avec Jean. De son côté, Monsieur du Pas-de-Vis a épousé la comtesse. Bastien a, lui aussi, divorcé. A Truc-les-bains, il retrouve Eva. Les deux jeunes gens s'aiment toujours. Avec la bénédiction de leurs parents, ils décident de se marier, cette fois-ci pour de bon.

Ce succès nous confronte aussi à une difficulté typique lorsqu’on redécouvre ces œuvres près d’un siècle plus tard: elles sont constellées d’allusions, musicales ou textuelles, à d’autres œuvres très en vogue à l’époque, mais aujourd’hui largement oubliées. Prenons par exemple la valse parodique du deuxième acte, "Ô Volupté de la seconde étreinte" — notée avec un clin d’œil dans la partition : "bien pompier". Ce pastiche renvoie directement à une autre valse, très populaire en son temps : "Ô Troublante volupté de la première étreinte", entendue quatre ans plus tôt dans La Reine joyeuse de Charles Cuvillier. Hélas, bien des interprètes modernes abordent cette valse au premier degré, façon Franz Lehár, et manquent ainsi complètement l'effet comique voulu par les auteurs!

Dans le même esprit, une petite perle du fameux quatuor mérite d’être relevée. Jane Cheirel y chante, s’adressant à Mary-Hett:
Vous avez un chapeau qui est un vrai délice
N’est-ce pas qu’il est gentil? Il sort de chez Lewis
(à part) Sûrement cet immondice d’après tous les indices sort des magasins du 6.90

On pourrait croire à une simple moquerie snob... Mais surprise! Le programme original le confirme: le chapeau venait bel et bien de chez Lewis, chapelier ultra-chic de l’époque, fournisseur officiel de la couronne britannique. Une blague d’époque, fine et grinçante, qui risque bien d’échapper à l’auditeur contemporain.

Créée au Daunou le 1er avril 1922, cette œuvre pétillante remporte un grand succès populaire, grâce notamment à ses airs de fox-trot entraînants. Elle assoit la réputation de Yvain comme compositeur phare des années folles.

1.C.1.e) Là-haut (1923) – Opérette fantastique de Maurice Yvain (musique) sur un livret de Bousquet et Henri Falk.

Créée au Bouffes Parisiens le 31 mars 1923, l’action loufoque (qui se déroule au Ciel !) et les rythmes de one-step séduisent le public. Après Ta bouche, ce deuxième triomphe consécutif de Yvain confirme la vogue de la comédie musicale française.

Évariste Chanterelle (Maurice Chevalier), jeune homme élégant à l’esprit léger, se retrouve au Ciel après un décès manifestement prématuré. Sur Terre, il laisse derrière lui une charmante veuve, Emma, qui ne semble pas totalement insensible aux avances de son cousin, le fougueux Martel. Au Paradis, Évariste se lie d’amitié avec Frisotin (Dranem), un ange gardien plein de bonne volonté — et accessoirement chargé de veiller sur Emma.

Inquiet de voir sa veuve céder trop facilement aux charmes du cousin, Évariste implore Saint-Pierre de lui accorder une permission spéciale pour redescendre sur Terre, ne serait-ce qu’un jour, afin de remettre de l’ordre dans cette affaire. Permission accordée, à condition que Frisotin l’accompagne.

Les deux compères débarquent donc sur Terre sous l’apparence de deux aviateurs tombés du ciel — littéralement. Évariste, heureux de constater qu’il n’a pas été oublié, profite des petits pouvoirs célestes de Frisotin pour discréditer le cousin indésirable et se rapprocher d’Emma, troublée par la ressemblance saisissante entre cet inconnu et son défunt mari.

Mais tout ne se passe pas exactement comme prévu : Frisotin, un peu éméché, tente de courtiser Emma à son tour, au moment même où Évariste retrouve charnellement les faveurs de sa veuve. Le retour au Ciel, prévu pour minuit, prend du retard — d’autant plus qu’Emma décide de suivre son mystérieux soupirant dans l’au-delà.

À leur arrivée, Saint-Pierre est furieux. Non seulement ils sont en retard, mais en plus Évariste revient accompagné de son épouse... enceinte d’un garçon, comme le révèle une échographie céleste express. Excédé, Saint-Pierre chasse tout ce petit monde.

Et soudain, retour sur Terre : Évariste se réveille dans son jardin, après un déjeuner bien arrosé. Tout cela n’était qu’un rêve! L’ange gardien avait les traits familiers de son chauffeur, Saint-Pierre ceux de son vieil oncle, et les Élues du Paradis n’étaient autres que les invitées du jour. Mais qu’importe! En attendant la vie éternelle, on célèbre les plaisirs bien terrestres du seul véritable paradis: Paris.

"Là-Haut" fut d’emblée un triomphe personnel pour Dranem, qui éclipsa totalement Maurice Chevalier, qui jeta l’éponge très rapidement, abandonnant son rôle. Il fut remplacé tour à tour par Boucot, Serjius, puis Harry Arbell. Quant à Yvonne Vallée, l’épouse de Chevalier, elle suivit son mari dans la défection, cédant le rôle de Marguerite à Suzette O’Nil — qui, cela tombe bien, était la compagne de Dranem. On restait en famille, en somme!

Lors de la reprise de 1944, l’orchestration fut remise au goût du jour, et Maurice Yvain composa deux airs inédits. Mais ces nouveautés ne connurent pas une grande fortune: elles disparurent rapidement des reprises ultérieures, emportées par l’oubli.

1.C.1.f) Ciboulette (1923) – Opérette en trois actes de Reynaldo Hahn, livret de Robert de Flers et Francis de Croisset.

Créée aux Variétés le 7 avril 1923, Ciboulette est un petit bijou d’opérette à la française, et sans doute l’un des plus beaux fleurons du répertoire de Reynaldo Hahn, avec un livret ciselé par Robert de Flers et Francis de Croisset. Elle incarne ce moment délicieux où l’opérette flirte élégamment avec l’esprit raffiné de la comédie musicale à la française, toute en grâce, esprit, et mélodies qui font sourire l’âme. Ciboulette rencontre un succès d’estime et reste comme l’une des dernières opérettes de style classique avant la déferlante jazz.

L’action se déroule à Paris et à Aubervilliers, en 1867.

  Acte I - 1er tableau :   Le cabaret du Chien qui fume

  Acte I - 2e tableau :   Le carreau des Halles.

Ciboulette, jeune maraîchère au cœur aussi frais que ses légumes, travaille aux Halles de Paris. Sa voisine, la truculente mère Pingret, lui prédit un avenir amoureux brillant, mais sous certaines conditions insolites : elle devra découvrir son futur mari sous un chou, blanchir une rivale rousse et recevoir un faire-part sur un tambour basque. De son côté, Antonin de Mourmelon, riche et naïf, vient de se faire planter par Zénobie, une cocotte ambitieuse qui lui préfère un fringant capitaine. Déprimé, il erre dans les Halles et tombe sur Ciboulette. Le courant passe entre eux, mais ils doivent vite se séparer.

  Acte II - 3e tableau :   Chez le père Grenu, à Aubervilliers

Par un heureux hasard (ou un caprice du destin), Antonin s’endort dans la carriole de Ciboulette, dissimulé sous une pile de choux — première prophétie accomplie ! En route pour la ferme de son oncle Grenu, Ciboulette est accompagnée de Duparquet, vieux bohème attachant qui n’est autre que le Rodolphe de La Vie de Bohème, quelques décennies plus tard.

À la ferme, les deux jeunes gens se rapprochent, mais Antonin reste tiraillé entre le souvenir de Zénobie et le charme discret de la maraîchère. Zénobie, justement, débarque en grande pompe avec ses amis. Jalouse, Ciboulette enferme Antonin dans la cave pour l’empêcher de retomber dans ses bras. Les deux femmes se chamaillent, et, hop ! la deuxième prophétie se réalise quand un panier de farine se renverse sur la tête flamboyante de Zénobie.

Plus tard, Antonin reproche à Ciboulette sa jalousie : la dispute éclate, et, croyant encore aux sentiments de Zénobie, il quitte la ferme. Ciboulette est furieuse, blessée — mais Duparquet veille. Ayant repéré le talent naturel de la jeune fille, il décide de faire d’elle une étoile parisienne sous le pseudonyme flamboyant de Conchita Ciboulero.

  Acte III - 4e tableau :   Une soirée chez Olivier Métra

Duparquet présente Ciboulette à Olivier Métra, célèbre compositeur de valses, qui la lance dans le grand monde. Lors d’une soirée fastueuse, tous les personnages se retrouvent — mais Ciboulette, déguisée et masquée, reste méconnaissable. Antonin, invité par Duparquet, erre dans la fête, rongé par le chagrin. Il a rompu avec Zénobie mais a perdu toute trace de Ciboulette. Désespéré, il décide de mettre fin à ses jours et rédige son propre faire-part, qu’il confie à Duparquet pour qu’il soit remis à Conchita… sur un tambour basque. Troisième prophétie cochée! En découvrant le message, Ciboulette comprend tout. Elle révèle son identité à Antonin, qui la reconnaît enfin. Tous les signes sont réunis: l’amour peut éclore en paix. Et cette fois, plus de doutes, plus de rivales: Ciboulette et Antonin se jettent dans les bras l’un de l’autre pour de bon.

La musique de Hahn est un enchantement : élégante, légère sans être superficielle, pleine de pastiches subtils et de clins d’œil stylistiques. On sent chez lui l’héritage de Fauré et de l’art de la mélodie française, mais aussi une vraie tendresse pour l’univers de l’opérette. Ciboulette, c’est un peu l’enfant bien élevé de La Fille de Madame Angot et de La Vie parisienne, avec un charme mélancolique en plus.

1.C.1.g) Pas sur la bouche (1925) – Comédie musicale de Maurice Yvain, livret d’André Barde.

Voilà une perle d’opérette enlevée et délicieusement piquante, typique de l’esprit des années 1920 — chic, légère, un brin irrévérencieuse, mais toujours avec ce raffinement à la française qui fait tout le charme du genre. Créée en 1925 au Théâtre des Nouveautés à Paris, Pas sur la bouche est l’œuvre d’André Barde (livret) et Maurice Yvain (musique). La musique de Maurice Yvain est un vrai bijou de sophistication légère: rythmes dansants, mélodies limpides, harmonies jazzy mais pas tapageuses. Le tout porté par des orchestrations modernes pour l’époque, avec banjo, saxophone et cuivres sautillants. Yvain, c’est un peu le Cole Porter parisien avant l’heure, et Pas sur la bouche en est une des plus jolies illustrations. Des chansons comme "Pas sur la bouche", "C’est si bon de faire l’amour quand on s’aime" ou encore "La leçon de danse" sont des modèles d’équilibre entre humour, séduction et rythme. Tout y est élégant, jamais vulgaire, et d’une redoutable efficacité scénique.

Gilberte Valandray a un secret : autrefois, en Amérique du Sud, elle a épousé un Américain du nom d’Eric Thomson. Mais le mariage, jamais régularisé devant le consul de France, est resté discret… et caché à son mari actuel, Georges Valandray. Ce dernier, homme confiant et ouvert, ne s’inquiète nullement des soupirants qui gravitent autour de sa jeune épouse, fantasque et pleine de feu — un tempérament qu’on attribue volontiers à ses origines péruviennes. D’ailleurs, n’a-t-il pas toujours soutenu qu’une femme ne peut trahir l’homme qui l’a initiée à l’amour?

Mais voilà que le passé refait surface : Thomson, l’ancien mari, revient dans l’entourage de Georges à l’occasion d’un projet d’affaires, et les deux hommes doivent se rencontrer lors d’un dîner donné en l’honneur de l’Américain. Pour éviter tout scandale, Mademoiselle Poumaillac, la tante bienveillante qui a élevé Gilberte, prend les devants et persuade Thomson de garder le silence sur son ancienne union. L’Américain accepte, non sans trouble.

Le premier acte ne s’arrête pas à cette tension feutrée : il s’enrichit de personnages plus légers et hauts en couleur, tirés tout droit de la tradition vaudevillesque. Il y a Faradel et Charley Brunner, deux anciens flirts de Gilberte, et Huguette Verberie, jeune fille moderne et effrontée, qui s’est amourachée de Charley, désormais peintre d’avant-garde.

  Acte II  nous plonge dans une soirée organisée par Gilberte, durant laquelle Charley doit présenter un ballet de sa composition. L’occasion pour Thomson de revoir son ex-femme, et de sentir renaître un amour qu’il croyait éteint. Mais Gilberte, elle, aime sincèrement Georges. Pour décourager l’Américain, elle choisit une stratégie radicale : feindre une liaison avec Charley et adopter une conduite frivole pour se rendre indigne aux yeux de cet homme à la morale rigide.

Mademoiselle Poumaillac, toujours désireuse d’arranger les choses, tente alors de caser Huguette avec Thomson. Mais l’Américain, marqué par un baiser forcé d’institutrice à l’âge de douze ans, souffre d’un blocage psychologique : un profond rejet du baiser sur la bouche, devenu chez lui une véritable "phobie buccale".

Le coup de théâtre final de l’acte : Georges croit apprendre que Thomson aurait été marié… à une certaine Poumaillac!

  L’acte III  nous emmène sur le quai Malaquais, dans la garçonnière de Faradel, lieu évoqué à la fin de l’acte précédent. Par un petit pot-de-vin à la concierge, Thomson s’y installe à la place de Charley. Ce dernier y retrouve Huguette, qu’il choisit finalement, renonçant à Gilberte.

Mais Gilberte, toujours décidée à convaincre Thomson qu’elle a réellement un amant, insiste pour que Charley la prenne dans ses bras. C’est alors que Georges entre… et les surprend. Lui, qui commençait à accepter l’idée que sa femme ait eu un premier mari, vacille face à cette "preuve" d’infidélité. De son côté, Thomson est persuadé d’avoir été dupé.

Heureusement, l’inépuisable Mademoiselle Poumaillac intervient : pour sauver la réputation de sa nièce, elle prétend être l’ancienne épouse de Thomson. Coup de théâtre… et coup de foudre ! Car, contre toute attente, elle parvient à faire tomber les barrières du puritain américain, qui découvre enfin le plaisir du baiser sur la bouche auprès d’une femme toujours fougueuse malgré les années. Une nouvelle union se profile !

Dans la foulée, Huguette sort de la chambre et révèle à Georges que Charley n’était là que pour elle. Les malentendus se dissipent, les jeunes gens décident de se marier, et le couple Valandray sort grandi et renforcé de cette joyeuse tempête sentimentale.

Si l’œuvre a connu un joli succès à sa création, elle est ensuite restée relativement discrète jusqu’à sa résurrection éclatante en 2003 grâce au film de Alain Resnais, qui en propose une adaptation fidèle, délicieusement stylisée et pleine de second degré. Avec Sabine Azéma, Lambert Wilson, Audrey Tautou et consorts, Pas sur la bouche retrouve alors un nouveau public et un statut d’œuvre culte.

1.C.1.h) No, No, Nanette (adaptation française, 1926) – Comédie musicale américaine de Vincent Youmans

Quoique la première "officielle" ait eu lieu à New York en septembre 1925 au Globe Theatre, selon la tradition américaine, la pièce avait été étrennée en province 18 mois plus tôt (Detroit, 20.04.1924, Chicago, Harris theatre, 04.05.1924, Boston...) puis à Londres (Palace theatre, 11.03.1925) (voir ). Dès novembre 1925, la version française était annoncée à l'Apollo, mais ce fut finalement au Theatre Mogador qu'elle fut créée en français 6 mois plus tard, le 29 avril 1926.

Cette pièce est chronologiquement la première vraie comédie musicale de Broadway à avoir été jouée sur le territoire français. Il s'agit véritablement d'une révolution même si de nombreux extraits de comédies musicales (Gershwin, Kern...) étaient déjà joués dans les dancings depuis la fin de la guerre.

La version française, tout simplement intitulée Nanette, ne se contente pas de traduire l’original. On y fait ce que les Parisiens savent faire de mieux: s’approprier l’œuvre, en adapter les dialogues, épicer les situations, affiner les réparties, et introduire un petit je-ne-sais-quoi de plus frivole et coquin. Les dialogues sont signés André de Croisset et Albert Willemetz, deux pointures du livret à la française. Il s'agit donc d'une adaptation très libre (et très parisienne).

La musique reste globalement fidèle à Youmans, mais certains airs sont retravaillés, orchestrés avec une touche plus continentale — plus "Mogador", dirait-on.

La mise en scène s’inscrit dans le style de la revue chic et dynamique de l’époque. On soigne les costumes, les décors Art Déco, on met en avant la danse et le visuel tout autant que les chansons. Nanette devient une coquette parisienne, et l’ensemble transpire ce mélange de légèreté, de flirt et d’élégance typiquement années folles.

Le spectacle cartonne : le public découvre une forme de théâtre musical encore neuve dans l'Hexagone, plus rythmé, plus moderne dans sa construction, avec des scènes courtes, des chansons intégrées à l'action, et une dose d’humour anglo-saxon bien balancée par la sauce parisienne.

No, No, Nanette à Mogador marque l’un des premiers ponts entre Broadway et Paris, bien avant que les "imports" de musicals deviennent monnaie courante. Elle montre qu’il est possible d’adapter avec succès une œuvre américaine pour le public français — à condition de faire preuve de finesse, de doigté, et d’un sens aigu de la transposition culturelle.

C’est aussi un jalon dans l’histoire du Théâtre Mogador, qui s’impose à cette époque comme la maison du musical à Paris, bien avant ses reprises de Cats, Le Roi Lion ou Chicago au XXIe siècle.

1.C.1.i) Rose-Marie (adaptation française, 1927) – Opérette romantique (de Friml et Stothart)

"Rose-Marie" détient un record impressionnant: 906 représentations consécutives dans une seule et même salle, le Théâtre Mogador ! Certes, Phi-Phi, aux Bouffes-Parisiens, fait mieux en nombre total de jours à l’affiche — plus de 2000 entre 1918 et 1944 — mais avec de nombreuses interruptions, et dans des théâtres de moindre capacité. En avril 1929, la direction de Mogador ne cachait pas sa fierté : "Trente millions de recettes" proclamait-on avec emphase!

Le Théâtre Mogador, qui venait juste de devenir une vraie scène de musicals à la française sous la direction de Louis Léon Martinelli, monte Rose-Marie en 1927, avec un soin tout particulier pour les décors et la mise en scène — on y reconstruit même des montagnes sur scène ! C’est une adaptation française, bien sûr, avec dialogues traduits (souvent adaptés plus que fidèlement…) et des paroles en français, généralement signées par des lyricistes français de l’époque comme André Mauprey ou Jean Le Seyeux, selon les sources.

Pourquoi c’est important?

Parce que cette production de 1927 est l’un des premiers grands succès de Broadway adaptés à Paris. C’est un moment charnière: après No, No, Nanette l'année précédente, Rose-Marie confirme l’ouverture de Mogador aux spectacles anglo-saxons, et montre que le public français peut adorer ces œuvres, malgré leur "américanité".

Le public parisien est séduit par cette œuvre venue d'ailleurs, un peu kitsch peut-être, mais pleine de charme, de musique catchy et de décors spectaculaires. On en parle comme d’un « opéra des bois » exotique. C’est un succès, et ça pavera la voie à des spectacles comme Show Boat, qui suivront peu à peu, bien que le vrai boom du musical américain en France ne se produira que bien plus tard.

Et pourtant, ce succès colossal reste difficile à expliquer, même s'il s'agit d'un import de Broadway (voir ). Comme pour Le Pays du sourire, autre carton inexplicable (et pourtant fort médiocre) des années suivantes, le livret de Rose-Marie est d’une naïveté confondante, et la musique, pour le moins convenue. Mais ce sont justement des œuvres comme celle-ci qui vont ouvrir la voie à ce qu’on appellera le genre "Mogador-Châtelet", né au milieu des années 1930, et qui culminera après-guerre avec les opérettes exotiques de Francis Lopez.

On est alors bien loin du pétillant esprit de la comédie musicale à la française, et même de l’explosion visuelle qu’offrira L’Auberge du Cheval Blanc dans sa version de 1932.

Petite précision musicologique: si le nom de Rudolf Friml est souvent mis en avant, c’est parce qu’on lui doit les airs les plus marquants de la partition. Mais en réalité, les deux tiers de la musique sont signés Herbert Stothart, qui compose notamment les ensembles et les scènes orchestrales. Un travail qui annonce déjà sa future carrière prolifique à Hollywood dès les débuts du cinéma parlant.

1.C.1.j) Show Boat (adaptation française Mississipi, 1929)

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Affiche du spectacle (Paris-1929)

Show Boat est créé en français le 15 mars 1929, un peu plus d'un an après Broadway où le musical est une véritable révolution.

La version française est jouée au Théâtre du Châtelet, temple des grandes opérettes et spectacles à grand spectacle depuis le début du siècle. Le Châtelet avait déjà accueilli de gros shows, mais Show Boat, c’est un cran au-dessus: un véritable fleuve dramatique, avec son cortège de douleurs, de luttes, et de musique qui vous colle à la peau.

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Programme de «Mississipi - Show Boat»
au Châtelet à Paris en 1929

Le titre reste simplement Show Boat (pas de traduction farfelue à la française comme Bateau de Scène, ouf) ou parfois Mississipi. L’adaptation française est confiée à André Mauprey et Jean Le Seyeux, deux figures bien connues de l’époque pour leurs traductions et adaptations d’œuvres anglo-saxonnes. Certaines chansons sont traduites/adaptées, d’autres laissées en anglais (souvent celles qui étaient les plus « identitaires » pour l’œuvre, comme « Ol’ Man River »).

C’est la première fois que le public parisien entend des morceaux comme « Ol’ Man River » dans un contexte dramatique aussi fort. L’orchestration est respectée, et le Châtelet, qui a les moyens, met le paquet sur le décor (le bateau à aubes!), les chœurs, les costumes.

C’est un succès critique, mais pas forcément un triomphe populaire immédiat. Le spectacle ne tiendra l'affiche que 87 soirs! Pourquoi ? Le public français est encore habitué aux opérettes à paillettes, aux histoires d’amour sucrées et aux danses de revue. Show Boat, avec son regard sur la condition des Afro-Américains, sa narration étalée sur plusieurs décennies, son réalisme social… c’est un peu trop dense pour une partie du public. Mais les critiques saluent la puissance du livret, la beauté de la partition, et le souffle épique du spectacle.

Ce n'est donc pas le triomphe de Broadway, mais c'est très loin d'être un bide. Et rétrospectivement, Show Boat à Paris, c’est la preuve que le musical américain peut conquérir le public français, même sans concession majeure. Un tournant.

Pourquoi c’est important? C’est l’une des premières incursions du "musical moderne" à Paris, bien plus ambitieuse que No, No, Nanette ou Rose-Marie.

Hammerstein s’impose en France comme un auteur dramatique sérieux, pas juste un faiseur de hits.

Et cette production du Châtelet plante une graine qui mettra du temps à pousser, mais qui germera plus tard, quand des œuvres comme West Side Story ou My Fair Lady seront accueillies à bras ouverts dans les décennies suivantes.