
3.B.2.e) The Kaleidoscope (1913)
The Kaleidoscope () est un musical en deux actes produit par la Yale University Dramatic Association et créé au Taft Hotel de New Haven le 30 avril 1913 puis joué une seconde fois une semaine plus tard au Yale Club de New York. La musique et les paroles ont été écrites par Cole Porter et le spectacle mettait en vedette Newbold Noyes, Rufus King et le poète Archibald MacLeish.
La majorité de la partition de The Kaleidoscope () a disparu aujourd'hui. Il ne nous reste que la chanson I love You. Elle sera plus tard rebaptisée en 1915 Esmeralda pour la revue Hands Up () à Broadway. Ce sera la première chanson de Porter chantée sur une scène de Broadway. C'est un très bel exemple de «List Song» :
Esmerelda,
Then Griselda,
And the third was Rosalie.
Lovely Lakme
Tried to track me,
But I fell for fair Marie.
Eleanora
Followed Dora,
Then came Eve with eyes of blue.
But I swear I ne’er loved any girl
As I love you.
Esmerelda,
Puis Griselda,
Et la troisième fut Rosalie.
La charmante Lakme
a essayé de me suivre,
mais j'ai succombé à la belle Marie.
Eleanora
Suivie de Dora,
Puis vint Eve avec ses yeux bleus.
Mais je jure que je n’ai jamais aimé aucune fille
Comme je t’aime toi.
Extrait de As I love You - The Kaleidoscope - Cole Porter
reprise sous le titre Esmeralda dans la revue Hands Up
Porter adorait ces «List Song» qui deviendront une de ses spécialités: une liste avec une punchline à la fin. Cole Porter voyait ses chansons comme des petites constructions. Il ne fallait pas s'ennuyer de couplets en couplets...
Les deux représentations de The Kaleidoscope () ont été un grand succès. Les critiques ont annoncé que Porter était un génie en tant que parolier, auteur-compositeur et comédien.
Ce succès n'empêchera pas Porter de laisser une autre empreinte essentielle à l'université de Yale: les hymnes de l'équipe de foot. A Yale. il a écrit 400 chansons. Il a réussi à en faire publier une à New York mais surtout il soumet une chanson de football qu'il a écrite, Bingo Eli Yale, à un concours lancé par l'université. Non seulement, il remporte le prix mais sa chanson devient le premier cri de ralliement de la saison de foot. Cela finit de rendre Cole Porter célèbre et très populaire sur le campus. On lui en demandera d'en écrire bien d'autres qui demeurent encore aujourd'hui les hymnes officiels de Yale.
A l'été 1913, après avoir obtenu son diplôme, Porter, à la demande de son père, s'inscrit à la faculté de droit de Harvard où il partage sa chambre avec le futur secrétaire d’État Dean Acheson.. Mais très vite, les choses ne vont pas se passer comme prévu. Un de ses camarades de classe s’est souvenu du jour historique où un professeur a interrogé Porter à propos d’une affaire marquante. De toute évidence, Porter ne s’était pas préparé. Le professeur a dit de manière très très hautaine: «Monsieur. Porter, pourquoi n’apprenez-vous pas plutôt à jouer du violon?» et Cole Porter s’est levé, est sorti de la classe et n’est jamais revenu à la faculté de droit de Harvard. Il n’a cependant pas marché bien loin: il est entré à l’école de musique de Harvard où il étudia l’harmonie et le contrepoint avec Pietro Yon. Sa mère ne s’opposa pas à ce déménagement, mais J.O. n’en a été informé qu’au cours de sa deuxième année. Avec le recul, Porter observa que si des hommes plus âgés et plus sages «n’avaient pas été aussi sûrs que je ne serais jamais devenu juge en droit, je ne serais peut-être jamais devenu un aussi bon juge dans d’autres domaines».
Durant sa première année à Harvard, Porter tint une promesse: créer une dernière fois un musical à Yale. Et même s'il était maintenant à Harvard, il avait été tellement heureux à Yale...
3.B.2.f) Paranoia (1914)
Claude Debussy
En posant en 1894 avec Prélude à l'Après-midi d'un faune le premier jalon de la musique moderne, Debussy place d’emblée son œuvre sous le sceau de l’avant-garde musicale. Il est brièvement wagnérien en 1889, puis anticonformiste le reste de sa vie, en rejetant tous les académismes esthétiques.
Paranoïa () est donc le dernier spectacle écrit par Cole Porter pour la communauté de Yale et a été créé le 24 avril 1914. La partition est musicalement extrêmement sophistiquée et contient de nombreuses pépites musicales mais aussi verbales. Slow Sinks the Sun, le chœur d’ouverture de l’Acte II, par exemple, était une parodie du Prélude à l'Après-midi d'un faune que Claude Debussy avait composé 20 ans plus tôt. Porter avait une admiration folle pour Debussy. Mais il s'agit vraiment d'une parodie si on se réfère aux paroles:
Le soleil descend lentement comme un gros Bec Bunsen
Evocateur de quelque chose de Turner
La mer pourpre comme le lac de Côme
Essayant de ressembler à une carte postale chromo
Les zéphyrs qui balancent les grands cyprès, vous voyez
Murmurent des tons entiers à la manière de Debussy
Les nuits d'été quand vous n'avez que 20 ans
Fournissent la perfection du doux farniente
Extrait de Slow Sinks the Sun - Paranoia - Cole Porter
C'est remarquable que Cole Porter ait déjà si jeune connaissance du style de Claude Debussy qui était connu par un nombre relativement restreint de personnes, principalement celles qui étaient assez riches pour fréquenter les grandes universités de l'Est des États-Unis. Mais même si Cole Porteur est issu d'une famille aisée et fréquente les riches, certaines de ses paroles suggèrent qu'il n'était pas toujours impressionné par eux. Cole Porter avait une grande culture musicale, sans aucun doute, mais aussi une culture au sens large comme le montre la référence à Turner dans cette même chanson.
Une autre chanson de Paranoïa () a marqué: I've a shooting box in scotland. Elle sera d'ailleurs reprises dans See America First () en 1915 à Broadway - nous y reviendrons. Ici encore, il s'agit d'un exemple de «List Song», comme le montre le refrain ci-dessous:
I’ve a shooting box in Scotland,
I’ve a chateau in Touraine,
I’ve a silly little chalet
In the Interlaken Valley,
I’ve a hacienda in Spain,
I’ve a private fjord in Norway,
I’ve a villa close to Rome,
And in traveling
It’s really quite a comfort to know
That you’re never far from home!
J'ai un stand de tir en Écosse
J'ai un château en Touraine
J'ai un petit chalet ridicule
Dans la vallée d'interlaken
J'ai une hacienda en Espagne
J'ai un fjord privé en Norvège
J'ai une villa près de Rome
Et en voyageant
Il est vraiment réconfortant de savoir
Qu'on n'est jamais loin de chez soi!
Refrain de I've a shooting box in scotland - Paranoia - Cole Porter
I’ve a Shooting Box in Scotland, au-delà de sa réutilisation dans See America First (), a perduré dans le répertoire des chansons de Porter en tant que chanson pleine d’esprit.

Élisabeth Marbury
Cole Porter est donc dans une situation très paradoxale. Il est à l'école de musique de Harvard. Il est, comme toujours soutenu par sa mère, mais son grand-père désapprouve son choix de s'écarter du droit pour devenir «saltimbanque». Il a du talent comme le montre les 'musicals soclaires' auxquels il a participé à Yale. Mais son objectif est évidemment tout autre. Son objectif est BROADWAY...
La mère de Porter, reconnaissant qu’il ne ferait jamais graver son nom sur le papier à en-tête d’un cabinet d’avocats, l’a exhorté à s’essayer à l’écriture de chansons. Comme toujours, elle est derrière lui... Et c'est là que va intervenir Élisabeth Marbury. Qui est-elle? Une très importante agent et productrice théâtrale - l'une des premières femmes productrices. Elle a découvert, puis représenté, un éventail exceptionnel d’interprètes et d’auteurs de théâtre à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. Et elle a vu Paranoïa () à New Haven et l'excellence de Cole Porter. Et elle a su qu'elle venait de découvrir une perle en ce jeune garçon de 23 ans.
3.B.3) Les premiers shows professionnels
3.B.3.a) Des chansons...

Partition de
«I'm simply crazy over You»
du musical «Hands Up»
Élisabeth Marbury va parler partout autour d'elle de sa nouvelle découverte, Cole Porter. Et elle connait beaucoup de monde. Elle va par exemple parler de Porter à Lew Fields, un très important producteur - et artiste - de l'époque. Et c'est donc grâce à elle que Porter est paru pour la première fois à Broadway en juillet 1915 avec la revue Hands Up () qui contenait une seule de ses chansons: Esmerelda. Cette chanson avait été créée dans The Kaleidoscope () (1913) et Porter l'a retravaillée pour l'intégrer dans ce show de Broadway. Sa chanson fut remarquée. Le début d'une longue histoire... Pour Porter, c'était déjà comme un aboutissement. Tout fier, il a écrit avec enthousiasme à sa mère: «Dis à grand-père que le producteur Lew Fields m’a donné 50$ pour chaque chanson que je lui vendais. »
Quelques mois plus tard, une pièce de théâtre avec des chansons, dont plusieurs de Jerome Kern. et à nouveau une de Cole Porter est présentée à Broadway. Il s'agit de Miss Information () qui se joue au George M. Cohan's Theatre du 5 octobre au 2 novembre 1915, pour 47 représentations. La chanson de Cole Porter est Two Big Eyes.
Élisabeth Marbury est plus que jamais convaincue du talent de Porter, croyant que dans la jeune génération il est l'un des seuls à pouvoir atteindre le niveau d'Arthur Sullivan (du célèbre duo créatif anglais Gilbert et Sullivan (). Elle va aller jusqu'à produire son premier musical...

«See America First»
Le premier musical de Cole Porter, un terrible flop
3.B.3.b) Et enfin un musical complet
Grâce à ce magnifique soutien, en 1916, Porter va pouvoir créer son premier musical - c'est-à-dire celui dont il était le seul compositeur - à Broadway. Ce musical s'intitule See America First () (1916, 15 représentations).
«Ne quittez pas l'Amérique! Restez aux États-Unis! Encouragez l'Amérique! Criez pour elle, même si vos cordes vocales risquent d'éclater! Voir l'Amérique d'abord!» Il y a beaucoup de chansons drôles et ironiques dans ce premier musical de Cole Porter à Broadway. Elle n'ont pas toutes été composées pour l'occasion. Certaines sont reprises de celles qu'il a écrites à la Yale University.
See America First () été écrit comme une parodie des musicals patriotiques de l'époque (nous sommes en pleine Première Guerre Mondiale en Europe) généralement associés à George M. Cohan. Cole Porter et le librettiste T. Lawrason Riggs ont rajouté une couche en assaisonnant leur travail par une touche de satire du style Gilbert et Sullivan. Il s'inspirent tout particulièrement d'une de leurs œuvres majeures, Iolanthe () qui pastichait le gouvernement, la loi et la société de Grande-Bretagne.
Quarante ans plus tard, en 1955, dans un article intitulé «Cole Porter parle de ses musicals». Voici ce qu'il écrivait sur l'influence de Gilbert et Sullivan () :
« Une chanson n'est intéressante que si elle est efficace sur scène. Je ne me suis jamais assis en me disant: "Je vais écrire un tube." De toute façon, comment on pourrait faire ça? Je m'intéresse de moins en moins aux rimes délicates. Je pense que j'avais l'habitude d'en faire trop avec. A Yale, j'étais fou de rimes. C'était dû au fait que j'étais fou de Gilbert et Sullivan. Ils ont eu une grande influence sur ma vie. Aujourd'hui, mes chansons sont plus simples qu'elles ne l'étaient autrefois. A la fois sur le plan de la musique et des paroles. Mais je n'ai jamais été capable d'obtenir une simplicité complète comme le fait Irving Bberlin. Moi il me faut de 25 minutes à 2 jours pour écrire une chanson. En fait, il s'agit d'écrire un mauvais vert pour mieux faire briller le suivant. C'est comme quand vous plantez des fleurs pour faire un beau jardin. »
Cole Porter - 1955
Des try-out eurent lieu:
- le 22 février 1916 au Van Curler Opera House de Schenectady
- le 24 février au Harmanus Bleecker Hall d'Albany
- le 28 février au Lyceum Theatre de Rochester
- le 22 mars 1916, après une pause, un nouveau try-out eut lieu au Shubert Theatre de New Haven. Ce fut un vrai désastre lorsqu’un âne utilisé dans le deuxième acte a refusé de jouer devant le public. Il a complètement arrêté le spectacle avec ses pitreries, ruinant toute continuité dramatique entre les actes.
- le 23 mars 1916, le lendemain, les choses se déroulèrent mieux au Grand Opera house de Providence.
La production de Broadway a enfin ouvert le 28 mars 1916 au Maxine Elliott Theatre. La veille au soir, Elisabeth Marbury avait organisé un gala pour ses amis de la haute société et ses associés d'affaires. Ils étaient tous enthousiasmés par le spectacle.
Mais le lendemain, les critiques furent féroces et le spectacle s'est arrêté après seulement 15 représentations, le pire flop de la saison. Les critiques l'ont qualifié de spectacle universitaire typique, juste un peu amélioré. Il est vrai que certaines des chansons avaient d’abord été entendues dans les spectacles de Porter à Yale. Le Brooklyn Daily Eagle a observé que le public de la première soirée était «indéniablement pro-Yale» et a suggéré que le spectacle ne serait un succès que «s’il y a suffisamment d’hommes et de femmes dans les collèges en ville», car sinon il semblait peu probable que «la foule habituelle du théâtre de Broadway soit enthousiaste». Cette production fut aussi considérée comme vaniteuse. La productrice Elisabeth Marbury avait été à l’origine du nouveau genre de musicals américains intimes incarné par les spectacles du Princess Theatre de Jerome Kern (), et elle était convaincue que Porter, lui aussi, avait quelque chose de frais et de nouveau à offrir à Broadway. Elle n'avait pas tort. Mais cette fois, c'était raté...
Nombreux ont imputé la responsabilité de l'échec à T. Lawrason Riggs et à son livret. Selon ce dernier, l'échec était dû en grande partie au fait que Porter et lui avaient consenti une adaptation complète de la pièce pour répondre aux capacités des interprètes et au goût supposé du public. Après cet échec, dans une lettre au magazine des anciens de Yale, T. Lawrason Riggs, qui avait investi 35.000$ dans la production du spectacle, a annoncé qu'il abandonnait le théâtre musical comme vocation. Il s'est converti au catholicisme, est devenu prêtre et est finalemet revenu à Yale en tant qu'aumônier.
Pour Porter cet échec fut une terrible désillusion, même si son travail musical est fort peu critiqué par les journalistes... . Quelques années plus tard, Cole Porter se rappellera de cette effroyable nuit de la dernière:
« Je ne l'oublierai jamais. A la fermeture de mon premier spectacle, alors qu'il démontaient les décors et les transportaient par camion, j'ai cru sincèrement que j'étais déshonoré pour le reste de ma vie.
Je suis littéralement retourné en cachette au Glee club et je me suis précipité dans le hall jusqu'à l'ascenseur. Je me suis caché dans ma chambre »
Cole Porter
Après ce terrible échec à Broadway - ce Broadway qu'il voulait si fort conquérir - Cole Porteur semble démissionner... Il quitte New York en direction de Paris et il va s'y installer durant la Première Guerre mondiale. Il y conservera durant 20 ans un hôtel particulier tout près des Invalides.