
3.B.1) Education musicale à l'école
Porter va entrer au Yale College en 1909. À cette époque, le «musical américain» n'existe pas encore vraiment. Durant cette première décénie du XXème siècle, ce sont majoritairement les œuvres importées d’Europe qui font recette. Bien sûr, des artistes comme George M. Cohan ou Victor Herbert sont célèbres dans le Broadway naissant. Mais ils présentent des œuvres qui sont encore très proches du «Vaudeville» (). La Première Guerre mondiale a étouffé la demande d’opérettes germaniques - très majoritaires durant la première décénie du XXème siècle - tant en Amérique qu'en Grande-Bretagne. Cela va permettre à un Américain, Jerome Kern (), de combler ce vide, ouvrant une nouvelle ère dans le théâtre musical américain. Kern composera 16 partitions pour Broadway entre 1916 et 1920. Mais quand Cole Porter entre au Yale College, nous ne sommes qu'en 1909 et tout cela n'existait pas. Il est donc totalement normal que Cole Porter aient comme source principale d'inspiration le célèbre duo anglais Gilbert et Sullivan (). Et dans la prolongation, c'est naturel qu'il soit tombé amoureux des poètes britanniques du XIXème siècle, en particulier William Wordsworth (1770-1850) et Lord Byron (1788-1824). La musique des mots de ces poésies lui plaît plus que tout.

Cole Porter Au Yale Glee Club
Porter se spécialisa en anglais, suivit quatre cours de musique (instrumentation - harmonie - histoire de la musique - pratique musicale) et il étudia également le français. Il était membre Scroll and Key (une société secrète de Yale fondée en 1842 ayant pour objet de perpétuer les traditions de Yale) et de la fraternité Delta Kappa Epsilon, et a contribué au magazine d’humour du campus The Yale Record. Il a été l’un des premiers membres du groupe de chant a cappella Whiffenpoofs et a participé à plusieurs autres clubs de musique; au cours de sa dernière année, il a été élu président du Yale Glee Club et en a été le principal soliste.
Porter a écrit 300 chansons pendant son séjour à Yale, y compris des chansons d’étudiants telles que les chansons-hymnes de football Boola, Boola, Bulldog et Bingo Eli Yale (alias Bingo, That’s The Lingo!) qui sont toujours jouées à Yale. Pendant ses études universitaires, Porter s’est familiarisé avec la vie nocturne animée de New York, prenant le train pour s’y rendre pour le dîner, le théâtre et les soirées en ville avec ses camarades de classe, avant de retourner à New Haven, dans le Connecticut, tôt le matin. Il a alors découvert deux autres passions: l'habillement et les hommes. Bien que la société américaine condamnait fermement l'homosexualité, les gays et les lesbiennes à condition qu’ils disposent de suffisamment d'argent et qu’ils fassent preuve d’une raisonnable discrétion, pouvaient jouer le jeu de la norme en public et ensuite faire ce qu'ils voulaient en privé. C’est ce qu’a choisi de faire Cole Porter.
Mais à côté de toute cette importante vie sociale, Cole Porter va continuer à grandir musicalement. Pour comprendre l'importance de ce compositeur dans l'histoire du genre, cela vaut la peine d'écouter l'avis de l'un des grands auteurs de Broadway, Alan Jay Lerner, l'auteur entre autres de An American in Paris () et de My Fair Lady ():
« Vous savez, quand le théâtre musical a commencé dans ce pays vers 1919 ou 1920, quand Jerome Kern a opéré la rupture avec l'opérette européenne, on pouvait suivre une sorte de progression de Jerome Kern à Richard Rodgers puis à Gershwin. Mais Cole Porter semblaient jaillir comme Jupiter de la tête de Minerve. Ce qu'il a fait était si spécial, si inexplicable, qu'il est vraiment de tous, d'une manière étrange, le plus irremplaçable.
Vous pensez que ça a à voir avec le fait qu'il était à la fois auteur et compositeur? Oui, bien sûr, parce qu'il pouvait transmettre sa vie à travers des paroles et de la musique et qu'il n'avait pas à faire de concession vis-à-vis d'un compositeur et vice versa. »
Alan Jay Lerner
3.B.2) Les premiers shows scolaires
Ce fut l'époque où Cole Porter a également écrit des musiques de musicals pour sa fraternité, la Yale Dramatic Association puis en tant qu’étudiant à Harvard.
3.B.2.a) Cora (1911)
Cora () a été le premier musical écrit et produit par Cole Porter alors qu’il était étudiant de premier cycle à l’Université Yale. Il a composé les chansons et joué dans le spectacle qui a été mise en scène au Phi Theatre de New Haven. La première, et unique, représentation a eu lieu le 28 novembre 1911 et le spectacle a été un vrai succès. Porter était connu dans toute la communauté de Yale comme un leader de tous les événements musicaux et théâtraux, et comme un terrible cabotin sur scène. Ses talents musicaux et théâtraux ravissaient tous ceux qui venaient l’entendre ou le voir.
Mais son énorme succès dans ce spectacle, son propre spectacle, n’a pas été le lancement vers la gloire qu’il espérait. Il espérait pourtant que ce spectacle aurait le même effet que le premier poème publié par Lord Byron, Childe Harold's Pilgrimage: la reconnaissance immédiate. Quand on s'intéresse aux notes que Porter a écrites à l'époque à propos de Lord Byron, on soupçonne que ce poète romantique était un vrai modèle pour lui, au point de vue artistique mais aussi imitant certains comportements de sa vie privée.Cole porter a noté dans l'un de ses carnets:
« À Venise Byron menait une vie très corrompue, jouissant d’une succession de maîtresses... Tout cela, il l’a fait avec l’argent de sa femme. »
Et il a mentionné avec admiration que Byron « vivait dans un palais sur le grand canal ».
Le style littéraire de Byron a impressionné Porter encore plus que sa vie: « Byron a adapté son style de Francesco Berni, un poète et satiriste du début du XVIème siècle. Byron trouvait ce style attrayant car il commençait à se lasser d’être intense, poétique, spirituel... Il était libre [à la Berni] de changer d’humeur... De la désinvolture à la poésie, de la beauté à l’obscénité... Ce style a dominé Don Juan »
Cole Porter
Et ce style va être omniprésent dans l'œuvre de Cole Porter. Les plus remarquables sont les rimes inattendues et spirituelles et les listes (nous y reviendrons), dont beaucoup sont consacrées à des personnalités de la société de l’époque de Byron ou à des amis de la fraternité des poètes.
Même si ce spectacle n'a pas rendu Porter célèbre, certaines chansons du spectacle seront retravaillées et réutilisées dans d'autres œuvres par la suite. Parmi les plus grands succès, citons les chansons Le Rêve d’Absinthe, Concentration et My Hometown Girl.
3.B.2.b) And the Villain Still Pursuit Her (1912)
Après le succès de Cora (), Porter compose la musique d’un deuxième spectacle, produit cette fois par le Yale Dramat. Il a composé la musique et écrit les paroles. Intitulé And the Villain Still Pursued Her (), il s’agit d’une parodie hilarante du classique américain, La Case de l’oncle Tom. Porter a aidé à la mise en scène et Monty Woolley a joué le rôle du méchant. Et il faut dire que le côté maléfique est celui qui reçoit la meilleure couleur dans l'œuvre, dotée d'un humour terriblement efficace, avec des chansons telles que I’m the Villain, dans laquelle le protagoniste se vante audacieusement d’avoir mis du poison dans la nourriture de sa mère.
I take delight
In looking for a fight
And pressing little babies on the head
Till they're dead.
I have gotten
A rep for being rotten,
I put poison in my mother’s cream of wheat.
Je prends du plaisir
A chercher la bagarre
Et à écraser les bébés sur la tête
Jusqu’à ce qu’ils soient morts.
J’ai obtenu
Une réputation d’être pourri,
J’ai mis du poison dans la crème de ma mère.
Extrait de I’m the Villain - And the Villain Still Pursued Her - Cole Porter
Parmi les autres chansons qui ont été remarquées, citons The Lovely Heroine et Silver Moon.
La première du spectacle a eu lieu à New Haven à la Yale Dramatic Association le 24 avril 1912. Il a ensuite été transféré au Yale Club de New York pour une deuxième représentation le 10 mai 1912.
3.B.2.c) The Pot of Gold (1912)
The Pot of Gold () a été écrit en collaboration avec le librettiste de Yale, Almet Jenks, 14 ans, qui, en tant qu’étudiant de premier cycle, avait reçu le Prix de la Meilleure Pièce par le Yale Dramat. Ce spectacle a été composé comme l'événement d’ouverture pour la fraternité Delta Kappa Epsilon et a été jouée à la Delta Kappa Epsilon House le 26 novembre 1912. Cole Porter a composé les chansons, aidé à la mise en scène et joué dans la production. Figure connue du théâtre musical dans toute la communauté de Yale à ce moment-là, l’apparition de Porter a été accueillie avec enthousiasme. Bien qu’il ne s’agisse que de l’œuvre d’un étudiant de premier cycle, les paroles et la musique montrent des signes du style émergent de Porter. Il faut dire qu'à l'époque, même à Broadway, la comédie musicale américaine ne brille pas par ses paroles qui sont souvent banales, comme ses rimes. Cole Porter du haut de ses 21 ans s'inscrit en rupture totale avec cela. Il a dit au jeune auteur du livret Almet Jenks: «Dis-moi qui tu choisis pour les différents rôles et je vais écrire les chansons qui leur iront comme un gant.» Quatre lettres de Cole à Jenks ont survécu et montrent l’assiduité de Cole quand il s’agit de travail créatif: «Dépêche-toi d'inventer un scénario, dit-il à son collaborateur, pour que je puisse travailler sur les chœurs d’ouverture... N’oublie pas la couleur. Nous devons en avoir beaucoup. Sois naïfs et je pourrai te rejoindre.» Plus loin dans la lettre, Cole Porter demande à Jenks d'être «clair et peu intéressant. Sinon nous aurons un échec, car ma musique n’a jamais été le fruit d’une imagination inspirée.»

De quoi parle The Pot of Gold ()? Le livret s'inspire d'un dicton: «Au pied de l'arc-en-ciel il y a un chaudron d'or«. Il n’est pas caché sous terre, car personne ne le cherche. D’ailleurs personne ne marche jamais jusqu’au pied de l’arc-en-ciel. Dans le musical, l'Arc-en-ciel est un hôtel au bord de la faillite. C'est alors qu'un visiteur, venu rencontrer son riche oncle, tombe amoureux de la fille du propriétaire. Le père accepte de donner son consentement si le jeune homme sauve l'hôtel de la ruine. Sauf que le riche oncle prend un malfrat russe pour son neveu... On va s'arrêter là car, vous l'avez compris, le livret n'est qu'un enchaînement de confusions et de quiproquos. Sur ce livret idiot, Cole Porter va composer des chansons aux paroles, au contraire, spirituelles.
The Pot of Gold () a donc été joué à la la Delta Kappa Epsilon House le 26 novembre 1912 puis le 4 décembre 1912 au Taft Hotel à New Haven. Cole Porter incarne le jeune homme qui tombe amoureux de la fille du propriétaire et chante par exemple en parlant de celle qu'il aime:
Ma petite reine de l'armée du salut
Elle était si pure
Qu'elle bloquait la circulation
Lorsqu'elle tapait sur son tambour
Le «Leitmotiv»
Le mot allemand «Leitmotiv» se traduit par «motif conducteur». Il s'agit d'un motif musical (une mélodie, une harmonie, un rythme, un thème ... ou une combinaison de tous les précédents) répété dans une œuvre et qui caractérise un personnage, une idée ou une situation, par exemple.
Chez Wagner, il s'agissait non pas d'une méthode de composition parmi d'autres, mais de l'élément structurant d'une œuvre. La Tétralogie du Ring inclut plus de 100 leitmotivs qui apparaissent, disparaissent, évoluent et s'allient.
Ce sont des mots qu'on ne retrouvait pas souvent dans les spectacles musicaux.
Quant à la musique, Cole Porter utilise des leitmotivs comme Richard Wagner tout au long du spectacle, avec des motifs différents pour chacun des personnages. Cole Porter décrit lui-même l'ouverture de The Pot of Gold () ainsi: «Ça commence par un motif, le désir de la fille du propriétaire pour le jeune homme, puis une valse qui évoque la difficulté pour le neveu de se faire reconnaître par son oncle, la chanson d'amour du jeune homme et puis une chose en 5/4 qui évoque l'influence étrangère sur l'autel et module en une marche mortuaire qui évoque la monotonie et la décadence du lieu.» Au fil du musical, la musique de Cole Porter se ballade dans la diversité selon les personnages: du Gilbert & Sullivan, de l'opérette viennoise, du folklore russe... Tous cela donne un style combiné avec des paroles brillantes.
Paroles brillantes mais aussi suaves et sophistiquées, avec leur propre marque distinctive d’humour racé, voilà ce qui explique le succès de chansons comme We Are So Aesthetic, It’s Awfully Hard When Mother’s Not Along et le sentimental I Love You So.
3.B.2.d) The Yale Glee Club Tour (hiver 1912-1913)
Durant l'hiver 1912-1913, Cole Porter a participé au Christmas Tour, une série de concerts organisés par le Yale Glee Club. C'était une lourde organisation car ces concerts étaient entourés d'événements sociaux élaborés. Les membres du Yale Glee Club étaient transportés de ville en ville dans des wagons de chemin de fer privés pour bien sûr se produire en concert, mais aussi pour paraître dans des dîners mondains à plusieurs plats, des déjeuners, des goûters, des réceptions de gala et d’autres fêtes. Au vu de ces nombreuses «obligations mondaines», les concerts étaient presque des épreuves pour ces jeunes hommes épuisés.
Cette tournée a connu un succès retentissant. Les chansons originales de Porter, presque toutes drôles, ont reçu des critiques élogieuses. Il apparaissait relativement tard dans la deuxième partie de ces concerts. Il présentait en solo un certain nombre de ses propres créations: Perfectly Terrible, The Motor Car ou A Football King. Puis le piano était poussé au centre de la scène et Porter se lançait dans une série de ce qu’il a appelé lui-même des pianologues: un mélange de chant et de récitatifs, avec un accompagnement au piano. Il recueillait un triomphe - beaucoup plus que ses camarades. Un journal de Cincinnati a écrit: «Cole Porter n’est apparu dans le spectacle qu’une seule fois, mais quand le public l’a eu là, ils ne l’ont pas laissé partir avant plus de 10 rappels.»
Encore très jeune, on peu remarquer que, si Cole Porter était un très bon conteur de blagues, il était aussi très sophistiqué. Tout au long de ses années à Yale, il n’a cessé de griffonner dans des carnets, précieusement conservés aujourd'hui à Yale. Dans l'un d'eux, il parlait de Lord Byron dont, comme nous l'avons vu, Porter admirait manifestement la vie libertine et la liberté poétique. La musique de Porter couvrira bientôt une gamme relativement large d’émotions humaines, toujours avec la coutoisie de Byron et souvent avec ses rimes flamboyantes et audacieuses. Par la suite, Porter se décrivit lui-même comme un « croisement entre Eddie Cantor et le duc de Windsor ».