
1.A.5) «The Only Girl» (novembre 1914)
L’été 1913 avait été caniculaire... A un tel point que Victor Herbert avait décidé de ne pas diriger la Première de Sweethearts à New York et s'était réfugié à Lake Placid, un village américain de l'État de New York, pour profiter de la baignade, du canotage et des randonnées. En même temps, Henry Blossom - son plus efficace collaborateur, avec qui il avait créé entre autres Mlle. Modiste et The Red Mill - s’était enfuit dans sa maison d’été dans les montagnes de Pocono en Pennsylvanie. Un soir, il décide d’assister à une représentation estivale de Our Wives, une pièce qui n’avait duré que 40 représentations à Broadway; mais Blossom était toujours à l’affût de nouvelles pièces. Il a vu son potentiel comme base d’une comédie musicale contemporaine. Il a appelé Herbert à Lake Placid et lui a suggéré de lire le scénario.

«The Only Girl» - Broadway 1914
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/510d47e3-5e59-a3d9-e040-e00a18064a99
Herbert fut fasciné par les possibilités de l’intrigue: dans un appartement d’une grande ville, on suit l’histoire d’un librettiste à succès et de ses trois amis qui jurent tous d’éviter la "corde au cou" du mariage. Pourtant, un par un, ses amis tombent victimes de ruses féminines et le désertent alors que chacun se déclare "l’homme le plus heureux du monde", puisqu’il avait trouvé "la fille unique" pour lui. Bien sûr, ils lui disent que le mariage ne changera rien à leur amitié et que leurs épouses seront ses amies de cœur. Le librettiste a des doutes, mais il n’a pas le temps de se marier. Il cherche un compositeur pour accompagner son nouveau livret. Il entend une mélodie exquise de l’appartement du dessus et s'arrange pour rencontrer le musicien qui la joue. À sa grande surprise, le compositeur est une jeune et belle femme. Avec appréhension, il accepte de travailler avec elle, mais seulement après qu’elle ait accepté qu’ils "se traitent comme des machines" et oublient toute romance. Ils travaillent donc ensemble comme deux machines jusqu’à ce qu’ils atteignent le point où ils découvrent le "sexe ex machina". Après six semaines, les vieux amis et leurs femmes se présentent à un dîner, et il devient vite clair que le mariage ne fait pas le bonheur. Les femmes ne se supportent pas, elles disent des méchancetés et la fête s’arrête. Néanmoins, le librettiste - toujours optimiste - déclare qu’il est en fait "l’homme le plus heureux du monde" et a trouvé "la fille unique" pour lui, même si les anciennes relations ont été rompues et que de nouvelles doivent prendre leur place.

«The Only Girl» - Broadway 1914
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
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Herbert a sauté sur l’occasion pour crire une partition pour un spectacle contemporain et complètement différent de tout ce qu’il avait fait auparavant. Il y avait une petite distribution et pas de choeurs. Il y avait aussi un scénario inédit. Blossom s’est immédiatement mis au travail, et Witmark a fait appel à Joe Weber pour le produire. En un mois, Herbert avait le livret complet devant lui. Une semaine plus tard, la partition était terminée, un record même pour lui. Et quelle partition! L’énergie et l’enthousiasme avec lesquels les créateurs se sont lancé dans ce projet transparaissent dans chaque page inspirée. Les chansons font avancer l’intrigue et renforcent le texte humoristique. Pour la mélodie qui réunit les amoureux, Herbert a produit l’une de ses créations les plus belles et les plus durables: "When You’re Away". Poignante, chaleureuse et subtile, elle est un mélange de tout ce qui rend Herbert instantanément attrayant. Harmonieusement riche et mélodiquement originale, c’est un résumé du style d'Herbert en 32 mesures. Seul Victor Herbert aurait pu écrire cette chanson.
Avec "The Only Girl", Herbert abandonne complètement ses racines du XIXème siècle. Voici enfin quelque chose de vraiment moderne. Dans le troisième acte, lorsque les trois anciens célibataires décrivent leur nouvelle vie, « When You’re Wearin’ the Ball and Chain », et que les femmes du trio, « Women’s Rights! », les dominent rapidement, nous savons qu’Herbert et Blossom ont conquis un nouveau territoire.

«The Only Girl» - Broadway 1914
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
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Mais qui devait jouer dans une pièce aussi naturelle? Pas une diva de l’opérette. Revoilà l’été torride de 1913. Joe Weber est allé à Asbury Park, dans le New Jersey, à la recherche de brises marines. Un soir, il assista à un concert au Village Hall, "simplement parce qu’il n’avait rien à faire et était prêt à occuper quelques heures avec quelque chose qui ne soit pas insupportablement ennuyeux." Là, il entend Wilda Bennett, une femme de la localité. Elle vient d’une famille qui n’est pas théâtrale, en fait d’une famille qui s’oppose à ses ambitions théâtrales professionnelles. Elle avait une bonne voix, elle aimait chanter à l’église et rêvait de plus. Au concert auquel Weber a assisté, elle "a chanté aussi bien qu’elle le pouvait". Cette qualité naturelle, fraîche et intacte était un parfait contrepoint avec le star-système du show-biz de Broadway. Dès qu’il l’a entendue, Weber a su qu’il avait trouvé son étoile.
La troupe est assemblée, Fred Latham engagé comme metteur en scène et, après un Try-Out, ouvre au 39th Street Theater le 2 novembre 1914. The Only Girl a connu un succès immédiat. La semaine suivante, le spectacle est transféré au Lyric Theatre, beaucoup plus grand où il va se jouer 10 mois, soit 240 représentations. Avant de partir pendant 2 ans en US-Tour. Il y a même eu une série de trois mois à Londres, pas le lieu le plus accueillant pour l'irlandais Herbert.
The Only Girl est à bien des égards un précurseur des spectacles de Jerome Kern présentés au Princess Theatre (). L'opérette se déroule à l’époque actuelle et dans un seul lieu (l’appartement du héros), elle emploie un petit ensemble de six artistes qui participent à l’action, et il n’y a pas de numéro tape-à-l'œil adjoint à la production, résidus du Vaudeville.
Mantle a déclaré que The Only Girl était « la comédie musicale la plus intelligente de l’année à Broadway », et le New York Times a indiqué que le spectacle « tout à fait agréable » était « rafraîchissant et délicieux » et offrait un « plaisir authentique et splendide » avec une musique « jolie » et « mélodieuse » et de « bonnes » paroles. Hector Turnbull du New York Tribune a trouvé la comédie musicale « tout à fait délicieuse » et a noté qu’Adele Rowland, une comédienne musicale sans emploi, était « pleine de vie » et « rafraîchissante », et que James S. Metcalfe dans le Buffalo Sunday Morning News avait dit qu’elle était « l’une des plus vivaces des soubrettes contemporaines ».
The Only Girl sera reprise à Broadway au 44th Street Theatre le 21 mai 1934, pour 16 représentations. L’action a été déplacée de 1914 à 1934, le casting comprenait Robert Halliday (Alan) et Bettina Hall (Ruth), et Robert Hood Bowers a repris son rôle de la création. La reprise a coupé « Antoinette » et « Equal Rights », et ajouté « I Always Go to Parties Alone » (paroles et musique de James Sheldon) et « I Paused, I Looked, I Fell » (auteur-compositeur et parolier inconnus).
1.A.6) «The Debutante» (décembre 1914)
The Debutante de Victor Herbert a suivi sa précédente opérette The Only Girl d’environ un mois, et alors que The Only Girl a connu, comme nous venons de le voir, un énorme succès de 240 représentations, The Debutante a été flop de seulement six semaines. Mais on peut relever une autre anecdote de dates...
Les 7 et 8 décembre 1914 sont créés à Broadway deux spectacles. Le 7, on commence par The Debutante de Victor Herbert et Harry B. Smith, au Knickerbocker Theater. Le lendemain soir, le New Amsterdam Theater a accueilli la première représentation de Watch Your Step, un « spectacle musical syncopé » d’Irving Berlin et ... Harry B. Smith. Le même librettiste!!! Au moins, il n'avait qu'à traverser la rue! B.) Il semblait que Harry B. Smith écrivait un nouveau spectacle toutes les deux semaines (ensemble et séparément, les frères Smith ont écrit les livrets et/ou les paroles de 134 revues et musicals). On peut en dire un peu de même pour Herbert qui était aussi omniprésent. Et s’il croyait peut-être que ses partitions suffisaient à porter ses spectacles, il aurait dû être plus sélectif en ce qui concerne ses librettistes.
Dans un sens, l’intrigue se résument à des personnages qui vivent en Angleterre pendant le premier acte, puis décident de visiter Paris dans le second. Le New York Sun a ironiquement noté que cet "exode" à Paris était « conforme aux traditions de Harry B. Smith ».
Le scénario est centré sur Elaine (Hazel Dawn) et Philip (Wilmuth Merkyl), tous deux "promis" l’un à l’autre depuis leur enfance. Philip est devenu un peu le "bon vivant parisien" dans sa quête de la danseuse russe Irma (Zoe Bartlett). Elaine décide de lui donner une leçon et de le suivre à Paris. Là, elle assiste à un bal masqué d’artistes, provoque un coup de foudre au rival de Philip mais s’assure que ce dernier tombe amoureux d’elle (et oh! la surprise quand le héros découvre la mystérieuse femme masquée n’est pas moins que la fille de retour à la maison!).
Rappelons qu'à ce moment, la Première Guerre mondiale était déclenchée en Europe, les "canons d’août" avaient annoncé un changement fondamental dans tous les aspects de la société occidentale, dont le théâtre musical américain ne devait pas être exclu. Bien que Harry Smith ait participé à ces deux musicals aux styles musicaux très différents composés respectivement par Victor Herbert et Irving Berlin, et que les critiques aient unanimement préféré la proposition de Victor Herbert, le public a choisi les nouveaux rythmes contagieux d’Irving Berlin. Le public a toujours raison: The Debutante a duré 48 représentations alors que Watch Your Step s'est joué 175 fois avant de partir pour un long US-Tour.
Dillingham, le producteur de génie, qui avait si souvent travaillé avec Herbert, travaillait maintenant avec Irving Berlin. Il l'a très généreusement encadré dans le cadre de la production de Watch Your Step au New Amsterdam Theatre. Le titre du spectacle a été bien choisi, car il était centré sur la danse. Pas de ballet narratif ou illustratif; les rythmes jouaient un jeu égal avec les mélodies. Pour l’incarnation visuelle du nouveau style, Dillingham avait choisi les meilleurs danseurs de salon de l’époque, Vernon et Irene Castle. « Watch Your Step » peut être classé comme une combinaison d'explosion de Ragtime et de delirium dansé. En réalité, ce n’est pas tant à Irving Berlin qu’aux Castle qu’il faut attribuer le succès retentissant de Watch Your Step, bien qu’il s’agisse bel et bien du premier musical d’Irving Berlin.
Soit dit en passant, The Debutante et Watch Your Step présentaient tous deux des morceaux satiriques dans leurs deuxièmes actes. Victor Herbert a proposé une parodie très intelligente et amusante de la "musique moderne". Irving Berlin lui est allé un peu plus loin: "Un numéro d’ensemble dans lequel le fantôme de Verdi apparaît et se plaint auprès des danseurs pour leur irrévérencieuse syncopation de son 'Rigoletto', avant d'être réduit au silence par leur réponse que le gingembre venait d'être injecté dans l’opéra".
Le fantôme de Verdi est apparu sur la scène du New Amsterdam dans Watch Your Step, mais il aurait pu tout aussi bien être né dans l’esprit de Victor Herbert. Ce dernier n’était pas du tout insensible aux impacts que pouvait avoir sur les publics cette nouvelle mode d'intégrer la danse dans les spectacles musicaux. Il l'avait fzit lui-même avec une version ragtime de "The Streets of New York" dans The Red Mill. Mais soudain, le succès de Watch Your Step et l’échec de The Debutante, malgré le fait qu’il ait fourni une meilleure partition, deux ans seulement après le triomphe de Naughty Marietta, l'a profondément ébranlé. Harry G. Sommers, directeur commercial du Knickerbocker Theater, où se jouait son The Debutante, a laissé un portrait émouvant d’Herbert à ce moment décisif de sa carrière:
« Pendant la série de 'The Debutante', Victor Herbert a perdu son esprit exubérant. Il venait au théâtre tous les soirs, s’asseyait sur les marches du balcon et parlait d'un air maussade des vieux jours. »
Harry G. Sommers, directeur commercial du Knickerbocker Theater
Pourtant, même si Herbert était déprimé, il était loin d’être vaincu. Il avait utilisé la danse comme force motrice dans Sweethearts. Si c’était les nouvelles danses que le public désirait, il les fournirait bientôt...
1.A.7) «The Princess Pat» (septembre 1915)
Les grands compositeurs pour la scène musicale sont rares... Nombreux sont ceux qui regrettent que Herbert n'a jamais trouvé son Gilbert, ce librettiste qui a permis au duo Gilbert & Sullivan de briller de mille feux. Il n’est pas étonnant que Herbert n’ait jamais trouvé son « Gilbert », car le grand génie britannique appartenait à cette rare compagnie dont les nombres peuvent être comptés sur les doigts d’une main: Calzabigi, daPonte, Boito, Wagner. Ce sont, à l'époque, les immortels qui ont combiné la théâtralité poétique avec l’originalité pour produire les plus grandes œuvres que la scène musicale ait connues. Il y a, bien sûr, beaucoup d’autres très bons librettistes, et, parmi ces "secondes-cordes" Herbert a eu la chance de trouver Henry Blossom. Ensemble, ils ont créé, entre autres, Mlle. Modiste, The Red Mill, The Only Girl et The Princess "Pat". Le premier d’entre eux a révolutionné le développement du divertissement musical à Broadway. The Princess "Pat" allait être la plus efficace des opérettes dansées qu’Herbert n’ait jamais créées. Après le terrible échec - principalement dû à la nullité du livret de Harry B. Smith et aux côtés surannés des danses - ce succès va être important pour Victor Herbert.
Cette fois, avec The Princess Pat, l’intrigue est contemporaine et structurée pour permettre un maximum de danse. Il s'agit d'un réel nouveau départ pour Victor Herbert. Et ici, il a créé un petit chef-d’œuvre. La liste des numéros musicaux se lit comme un résumé de ses chansons qui sont passées à la postérité:
- « Love Is the Best of All »: l'entrée de Pat, un superbe quintette de valse;
- « For Better or for Worse », un duo dont l’orchestration illustrative est étonnante même pour Herbert;
- « Neapolitan Love Song » de la Princesse ;
- « All for You », l’un de ses duos d’amour les plus efficaces;
- « I Wish I Were an Island in an Ocean of Girls », qui anticipe les routines de danse d’Eddie Cantor;
- « Two Laughing Irish Eyes », hommage de Pat à la danse celtique et à la langue populaire;
- « The Shoes of Husband Number One Are Worn by Number Two », un chef-d’œuvre humoristique de musique lyrique et d’orchestration illustrative pour le mariage;
- et les finales concertées des actes un et deux.
Herbert avait pu développer tout cela grâce au livret de Blossom.
Le personnage-titre, la princesse Pat, alias Princess di Montaldo, née Patrice O’Connor (Eleanor Painter), réalise que son époux, le prince Antonio di Montaldo, alias Prince Toto (Joseph R. Lertora), ne lui accorde pas suffisamment d’attention. Il préfère passer son temps à jouer au billard. Elle décide également que sa meilleure amie, Grace Holbrook (Eva Fallon), est fiancée à la mauvaise personne (le riche et vieil Allemand Anthony Schmalz, joué par Al Shean) parce que son fils Tony (Robert Ober) est clairement amoureux de Grace.
Alors, pourquoi ne pas faire d'une pierre deux coups? Pat flirte avec le vieil Allemand Anthony Schmalz, et prouve ainsi à Grace qu'il ne lui sera pas fidèle. Grace se rend compte que Tony est son véritable amour. Toto est heureux aussi, parce que le flirt inoffensif de Pat avec Anthony a réuni mari et femme.
John Cort, qui possédait et exploitait son propre petit théâtre (1084 places) sur la 48ème rue, fut l'heureux producteur qui encouragea Blossom à créer un livret tout à fait original, purement américain. En fait, Cort avait posé son regard sur une jeune Américaine de l’ouest, qu'il considérait comme une star potentielle. Eleanor Painter (1885-1947), née dans l'Iowa, était partie à 27 ans étudier le chant à Berlin en 1912 où elle à joué pour le Charlottenburg Opera. Andreas Dippel, qui avait produit Natoma, l’avait entendue et ramenée à New York pour une saison d'opérette. Son succès dans l'opérette The Lilac Domino de Charles Cuvillier au 44th Street Theatre (109 représentations), avait été un des événements de la saison précédente, et Herbert souhaitait vraiment l’engager pour sa nouvelle pièce, car elle ne savait pas seulement jouer et danser, elle était en plus une magnifique chanteuse. Herbert écrivit pour elle certaines de ses plus difficiles musiques.
Le casting s’est bien passé. Un excellent haut baryton, Joseph Lertora, a été engagé pour jouer le Prince Antonio di Montaldo face à Eleanor Painter; Al Shean - qui sera bientôt une tête d’affiche du Vaudeville avec son partenaire Gallegher - est engagé pour jouer le rôle d'Anthony Schmalz. Et une nouvelle venue, Angela Palmer (née Pearl Foster) a été choisie pour jouer le rôle de la meilleure amie de Pat, la parfaite ingénue.
Les premières représentations en Try-Out ont eu lieu le 23 août 1915 au Cort Theater d’Atlantic City, puis pendant trois semaines au Lyric Theatre de Philadelphie. Les critiques locales ont encensé Eleanor Painter et félicité l’ensemble de la distribution pour sa qualité. La partition d’Herbert était qualifiée de « délicieuse ». Le spectacle était « l’une des meilleures et des plus brillantes choses qu'Herbert ait écrites... et l’une des meilleures choses entendues dans l’opéra léger depuis plusieurs années». Les paroles de Blossom étaient «à son meilleur, car elles sont humoristiques dans l’idée et brillantes dans les lignes».
Le duo du premier acte entre Eleanor Painter et Angela Palmer a été particulièrement loué:
« Il est captivant, délicat, doux et beau, mais aussi très musical... L’orchestre, aux instruments feutrés, forme un fond polyphonique, tandis que la harpe ajoute un obligato. Eleanor Painter et Angela Palmer ont donné grâce, délicatesse et intelligence à la chanson, ainsi qu’à la parfaite mixité des voix, et donnent ainsi au public un plaisir sans limite. »
Journal de Philadelphie - 1er septembre 1915
La jeune première de 25 ans, Pearl Foster connue sous son nom de scène Angela Palmer, avait attiré l’attention des critiques lors des try-out et semblait être au début d’une grande carrière. Elle se battait depuis de nombreuses années pour obtenir un rôle où elle pourrait montrer ses talents. Mais elle traînait aussi quelques casseroles, dont un certain Herbert Heckler, un ténor d’opérette. Fils d’un riche bijoutier de Chicago, Heckler est tombé fou amouruex d’Angela lorsqu'ils avaient joué ensemble une saison plus tôt et voulait se faincer avec elle, ce qu'elle refusa. Au retour des try-out de Philadelphie, elle était heureuse de son succès mais aussi nerveuse car elle serait accueillie avec autant de bienveillance à Broadway. De son côté, Herbert Heckler était mainteant cantonné à enseigner le chant dans une école de musique locale. Le jour de la Première à Broadway, il est allé chez elle pour tenter de renouer leur relation. Il l'a trouvée très stressée et il lui suggéra qu’un verre de bière pourrait la calmer. Avec un ami, il sortit lui en chercher une. De retour du magasin, il s’est confié à son ami: « Quelque chose ne va pas. Je suis en train de perdre son amour. Elle n’est plus la même. Elle a beaucoup de succès et je crois que la fierté de son travail la pousse à m’oublier. Si je ne peux pas obtenir son amour, je ne veux pas vivre.» Alors l’amant désemparé a éclaté en sanglots. Son ami l'a calmé, et Heckler a apporté la bière chez Angela.
Des personnes présentes dans le bâtiment les ont entendus rire. Mais c’était un rire dans lequel il n'y avait ni joie ni humour. Cela sonnait dur, méprisant, cynique. Et puis il y eut plusieurs cris.
Selon le rapport de police, Heckler a tiré deux fois, puis s’est suicidé. Leurs corps ont été retrouvés côte à côte sur le sol. Heckler était mort. Angela a essayé de parler, mais elle a perdu conscience et est morte plus tard cette nuit-là... la nuit où The Princess Pat devait ouvrir. La nuit qui aurait fait d’Angela une star.
Ces événements ont fait vasciller l’entreprise. Tout s’était bien passé jusqu’à cet événement tragique. Naturellement, la Première fut annulée et reportée. Comme dans un vrai conte fées de Broadway, un membre du chœur a répété dans l'ugence le rôle d'Angela. Deux jours plus tard, le soir du 29 septembre, The Princess Pat a ouvert avec des louanges partagées par tous :
- The Times: "Enchanteur. C’est encore Victor Herbert, mais Victor Herbert à son meilleur."
- The World: "Charme persistant et vivacité étincelante."
- The Press: "Un casting d’un calibre exceptionnellement élevé."
- The American: "Particulièrement mélodieux, splendide casting, beaux costumes."
- The Sun: "Une distribution habile. Le public est ravi."
- The Herald: "Possède une atmosphère piquante de vacances, de mélodie et de plaisir.
- The Tribune: "Une production à grand succès."
- Evening Telegram: "Le plus charmant des opéras comiques."
- Evening Journal: "Le succès de la saison."
- Evening Sun: "Charmant. Atteint un niveau élevé."
- Evening Post: "Victor Herbert était de bonne humeur quand il a écrit The Princess Pat."
- Evening Globe: "Gai, contagieux et très rafraîchissant." -Louis Sherwin
- Evening Mail: "Un succès de Henry Blossom, un succès de Victor Herbert et un succès de John Cort."
- Evening World: "Le meilleur opéra comique américain écrit depuis des années."
Différents extraits de presse
Herbert avait déjà eu des spectacles avec une presse dithyrambique. Ce qui était différent dans le commentaire reflétait ce qui était nouveau dans la production: le rôle joué par la danse.
- « La danse d'Eleanor Painter est envoûtante. Elle danse avec une grâce naturelle, voire innée, qu'aucune école de ballet au monde ne peut enseigner. Il est captivant de la voir marcher sur les mesures du petit chant irlandais que M. Herbert avait réservé pour un des derniers moments de la soirée.
- Le sens aigu de l’humour du compositeur se reflète dans ses rythmes de danse moderne...
- La danse est extraordinaire. Katherine Witchie est non seulement gracieuse, mais aussi assez acrobate...
- Plus tôt, un numéro de danse très divertissant a aiguisé l’appétit du public pour ce qui allait suivre.
- Un des divertissements intelligents est la danse de Witchie et Riggs dans le dernier acte...
- Ils ont fait une danse un peu différente de la danse habituelle, qui a remporté plusieurs rappels enthousiastes...
- Ils ont reçu d'énormes aplplausissements totalement mérités. Leur ballet du dernier acte était le plus apprécié de tous les numéros.
Différents extraits de presse
Après 158 représentations, la production a été transférée au Majestic Theater à Brooklyn, où Eleanor Painter a quitté la troupe. Elle a été remplacée par Ferne Rogers. Rogers n’était pas si fort vocalement, et Joseph Lertora, qui avait si bien chanté avec Painter, a annoncé qu'il quitterait la troupe après la série à Chicago de l'US-Tour. Il fallait maintenant remplacer les deux têtes d'affiche. Victor Herbert partit à Chicago pour y diriger la Premire. Les excellentes critiques furent une occasion de réjouissance.
À la fin avril, le spectacle avait une nouvelle star potentielle, Ruth Welch, qui a apparemment réussi son pari de remplacer Eleanor Painter. Elle était toujours en tête d'affiche quand l'US-Tour s’est terminé un an plus tard à Oakland, en Californie.
Peu de temps après la fin de l'US-Tour, des compagnies privées ont commencé à jouer la pièce, incorporant souvent en vedette des membres du casting de la production originale dans leurs distributions. Pour ces versions «moins élaborées», Herbert a fourni de nouveaux numéros pour remplacer les exigeantes danses du troisième acte.
The Princess Pat, l’une des meilleures créations de Victor Herbert, a longtemps joui d’une popularité bien méritée. Une des œuvres les plus souvent reprises dans le canon de Herbert, sa partition brillante, son livret attrayant et ses danses gracieuses et humoristiques enchante toujours le public partout où l’opérette est appréciée.
1.A.8) Au service de la liberté irlandaise
« En dehors de sa musique et de sa famille, il n’y avait qu’un seul intérêt vital: la cause de la liberté irlandaise. Même la déclaration la plus désinvolte et légèrement désobligeante concernant le peuple irlandais était suffisante pour provoquer une violente crise de colère qui durerait toute la journée. »
Clifford Victor Herbert [le fils de Victor Herbert] - The Philadelphia Gazette - 13 mai 1934
Victor Herbert a embrassé la musique et la culture américaines avec enthousiasme, mais il n’a jamais oublié ses racines irlandaises. De la musique irlandaise, Herbert a parlé en termes personnels les plus proches :
« L’Irlande est pleine de musique. Cela commence au berceau et ne se termine pas à la tombe. C’est de la musique de danse, de la musique de travail, une musique très typique. L’Irlande n’aurait jamais survécu sans ses contes de fées et sa musique populaire... Pourquoi l’Irlande n’a-t-elle pas produit une grande musique nationale qui emplirait le monde de sa beauté, de son éloquence, de sa ferveur, de sa grandeur? Quand les Irlandais vivront plus libres et dans de meilleures conditions, cela se ressentira partout dans le monde: dans l’art, la littérature, la science et toutes les activités pratiques de la vie.
Je vous dis qu’en Irlande, le peuple irlandais accompliraient autant de chose que le reste du monde s’ils n’était pas réprimé et étouffé à mort. »
«Victor Herbert Talks of Music» - Philadelphia Record - 12 mars 1908
Dès que c'était possible, Herbert a fait la promotion de la musique irlandaise. Lors de ses concerts populaires du dimanche soir au Broadway Theater, il a souvent programmé des arrangements de chansons folkloriques irlandaises et la musique d’autres compositeurs d’origine irlandaise. Pour l'annuel Feis Coeil Agus Seanachas, un festival littéraire et musical parrainé par la Gaelic Society au Carnegie Hall, Herbert a saisi l’occasion de présenter la Symphonie en fa mineur de Stanford et sa propre Irish Rhapsody. En 1912, la Gaelic Society lui a remis un éloge sur parchemin en reconnaissance de son travail pour la cause irlandaise. Et il ne se limitait pas à défendre la musique et l’art irlandais, car Victor Herbert était un patriote.
Dans les cinquante premières années de sa vie, ce fut une chose relativement facile pour lui. Il était né en Irlande et avait été élevé par une mère profondément imprégnée d’amour et de respect pour son héritage irlandais. Il fut grandement influencé par l’exemple de ses ancêtres maternel et paternel. Herbert était immensément fier de son appartenance à ce qu’il appelait "la race irlandaise." Son utilisation du terme "race" était typique de la période dans laquelle il vivait, une période où une pseudoscience occidentale, l’eugénisme, se consacrait à l’établissement de définitions de caractéristiques de races "supérieures" et "inférieures". Comme la tradition de la culture allemande dans laquelle il avait été élevé et éduqué affectait profondément son développement personnel et intellectuel, il ne pouvait guère éviter la conscience raciale. Pourtant, depuis son immigration aux États-Unis en 1886, il s’était efforcé d’incarner une image 100% américaine, créant et défendant le développement de l’art musical dans sa terre d’adoption.
Mais cette loyauté tripartite (cultures irlandaises / allemandes / américaines) a été sérieusement mise à mal dans les premières décennies du XXème siècle. Quand en août 1914 la Première Guerre mondiale éclata, quelle tradition guiderait la loyauté d’Herbert ? Un fidèle celte pourrait-il soutenir la cause de l’Albion perfidement contre les intérêts de sa majesté teutonique ? Et quand le Président Wilson a mené son bien aimée Amérique à entrer dans le conflit en 1917, et que son fils Clifford s’est enrôlé et est devenu un héros à la Marne et l’Argonne, que devait choisir cet avocat de la cause irlandaise, cet allemand culturel et ce loyal américain? En vérité, le patriotisme américain n'est pas venu facilement à Victor Herbert alors qu'il approchait les 60 ans. En tant que célébrité, il était actif dans les Liberty Bond (obligations de guerre vendues aux États-Unis pour soutenir la cause alliée lors de la Première Guerre mondiale ); il était immensément fier du service militaire de Clifford, mais dans son cœur, il est resté fidèle à son héritage irlandais et a été un défenseur constant de la cause de la liberté irlandaise.
La première association d’Herbert avec la Communauté irlandaise en Amérique a commencé en 1908, lorsqu’il est devenu membre de la "Society of Friendly Sons of St. Patrick of New York". Cette Société, fondée en 1784, à une époque où l’Irlande jouissait d’un bref répit après la répression britannique, défendait la cause d'un gouvernement autonome irlandais et non pas d’une indépendance irlandaise. La American-lrish Historical Society, à laquelle Herbert a adhéré en 1911, avait un vaste champ culturel, mais, sur le plan politique, ses objectifs étaient clairs : elle travaillait à encourager et à favoriser l’indépendance de l’Irlande. Les qualités de chef naturelles d’Herbert le font rapidement progresser dans les rangs des Friendly Sons. En 1911, il en est élu deuxième vice-président. En 1913, il fonde le Glee Club de Society of Friendly Sons of St. Patrick of New York, qui existe encore aujourd’hui. Ce club programme des répétitions hebdomadaires de musique irlandaise, dirigées par un chef d’orchestre professionnel qui utilise encore la baguette à pointe dorée d’Herbert pour ses concerts annuels. Plusieurs arrangements de chansons folkloriques irlandaises par Herbert font partie du répertoire du club, ainsi que les deux hymnes qu’il a spécialement composés: « The Hail of the Friendly Sons » et « The New Ireland ». En 1914, il est élu premier vice-président et, l’année suivante, il a entamé deux mandats en tant que président. Le 26 janvier 1915, pour souligner les 130 ans de la création de la Society of Friendly Sons of St. Patrick of New York, Herbert dirigea le Glee Club lors d’un concert de ses propres compositions. Mais les temps changeaient, et il devint bientôt évident que les activités culturelles ne suffisaient plus à un homme de la loyauté d’Herbert.
« L’attitude de nombreux Irlandais-Américains envers la liberté pour leur patrie avait changé au cours des vingt années précédant la Première Guerre mondiale. S'ils se contentaient auparavant de n’importe quel type d’autonomie nationale pour l’Irlande, ils réclamaient maintenant une indépendance complète.
Certains étaient amèrement déçus du projet de loi sur l’autonomie (Home Rule Act) que John Redmond, chef du parti irlandais, avait extorqué au Parlement britannique en 1914 et que le roi George V avait signé en septembre 1914, même si sa mise en vigueur est repoussée à la fin de la Première Guerre mondiale. »
«The Irish in America» - Carl Whittle
Alors que la guerre se prolongeait et que les relations entre l’Irlande et l’Angleterre restaient tendues, une nouvelle organisation fortement politique, les "Friends of Irish Freedom,", a été formée lors d’une "Convention de la Race irlandaise" qui s’est tenue à l’hôtel Astor de New York le 4 mars 1916. Cela a débouché sur un message fort et clair au Président Woodrow Wilson à Washington, dont le pays n'entrera en guerre qu'en 1917: soutien pour l’Irlande et l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale.

Les destructions en représailles à la suite de l’insurrection de Pâques à Dublin 1916
Quelques semaines plus tard, le lundi de Pâques du 24 avril 1916, une énorme révolte éclate en Irlande. L’Angleterre a mis brutalement fin à la révolte en pendant seize de ses dirigeants. Cette révolution irlandaise a été un énorme embarras pour ceux qui avaient cherché à dépeindre les Irlandais comme étant à 95 % en faveur de la cause des Alliés.
En octobre 1916, Herbert présida une réunion politique conjointe des sociétés irlandaise et allemande au Madison Square Garden. Son but officiel était les efforts de secours irlandais, mais son but réel était de garder les États-Unis hors de la Première Guerre mondiale. À cette époque, Herbert publia un manifeste personnel qui détaillait ses préoccupations et ses positions concernant la cause irlandaise. Bien qu’on ait prétendu que la déclaration avait été écrite au moins partiellement par son ami, le juge Daniel Cohalan, l'existence d'une copie dactylographiée, préparée à la machine à écrire utilisée par Ella Herbert, qui était secrétaire de son père, et avec des corrections écrites dans la main d’Herbert, il est probable que la déclaration citée ici et publiée dans le New York Sun a été écrite par Herbert. Il s’agit d’un manifeste, dont le style est en grande partie inspiré de la rhétorique révolutionnaire de l’époque. C’est une facette de Victor Herbert que nous n’avions jamais vue auparavant:
« Si l’Angleterre - par chance dans le meilleur intérêt de l’Irlande - lutte maintenant contre des ennemis qu’elle ne peut effrayer ni amadouer, il semble inévitable que l’Empire britannique soit condamné et que nous allons de nouveau vivre dans un monde où il y aura une liberté et une justice, et où les peuples les plus faibles n’auront pas à vivre en constante crainte que leurs pays et leurs droits leur soient retirés. Un tel résultat apportera le bonheur à de nombreux pays, mais jamais autant qu'à celui de la terre de ma naissance. »
L'échec décisif des classes dirigeantes anglaises est grand face à la promesse du bien immédiat et avec les grands changements qui doivent suivre dans le renversement de leur système social lourd supérieur. Le prolétariat attend sans doute avec espoir et confiance le moment où une grande avancée vers le mieux parviendra aux masses populaires... Même un succès rapide dans la guerre ne peut plus sauver l’Angleterre de la révolution et même les plus optimistes de ses dirigeants ne cherchent plus cela.
Les volontaires constituent aujourd’hui, dans toute l’Irlande, un corps d’hommes armés et disciplinés, déterminés à conserver les hommes anglais en Irlande pour servir les intérêts irlandais, et insistent sur le fait que l’Irlande n’a pas de sang à verser dans les querelles anglaises.
La rurale Irelande est restée indifférente aux cris et insensible aux appels des sergents recruteurs. Seuls ceux, que les nécessités ont contraints à le faire, ont revêtu l’uniforme détesté de l’Angleterre.
Les pressions de l’industrie sont exercées sur les Irlandais pour qu’ils perdent leur emploi et soient obligés de se joindre à l’armée... Cette politique, l’Angleterre la poursuit avec zèle et énergie, et une aide abondante est nécessaire si les hommes ainsi jetés de leur emploi doivent être sauvés et maintenus dans le berceau de notre race pour l’aider à réaliser son destin.
Cette aide a été promise lors de la récente Race Convention et elle sera délivrée comme promis... Les Friends of Irish Freedom, dont j’ai l’honneur d’être le président, se répandent déjà dans tout le pays et je suis sûr qu’ils s’avéreront une grande puissance pour l'avènement du bien. Les États-Unis sont aux prises avec des difficultés en cette heure de danger, et nous sommes convaincus qu’il n’y a aucune raison ni excuse pour entrer dans la guerre mondiale...
Il y a ici un petit groupe d’hommes puissants qui souhaitent nous entraîner dans la guerre... mais nous sommes déterminés à faire tout ce qui est nécessaire pour que le pays reste fidèle à sa tradition de paix avec toutes les nations et de ne nouer aucune alliance inextricable... Nous voyons clairement qu’une Angleterre brisée signifie une Irlande forte et libre à laquelle nous, comme nos ancêtres, aspirons et pour laquelle nous prions, et sommes prêts à agir.
Article du New York Sun
Victor Herbert, un révolutionnaire!