
1.D.11) «Sunny» (septembre 1925)
Après ce terrible flop, Kern et ses collaborateurs, Oscar Hammerstein II et Otto Harbach, ont voulu réitérer l’exploit de Sally () (1920) en offrant à nouveau à Marilyn Miller, la star montante du moment, un nouveau rôle taillé sur mesure.
Sunny () de Jerome Kern a été un énorme succès, dans une production somptueuse de Charles Dillingham. Le musical a été joué pendant 517 représentations et est devenu le sixième Book-musical ayant la plus longue série de la décennie. Il a introduit un standard, la chanson Who?. .
Outre Marilyn Miller, le casting comprenait le jeune Paul Frawley, l’acide Clifton Webb, la soubrette Mary Hay, le danseur Jack Donahue et un certain nombre d’interprètes spécialisés qui ont tous sublimé le deuxième acte, y compris Cliff Edwards (alias «Ukulele Ike»), et la comique Pert Kelton, qui a joué un numéro qu’elle avait écrit elle-même; et une Linda, qui avec Marjorie Moss et Georges Fontana ont offert numéros de danse spécialisés.
Il s'agit essentiellement d'une histoire d'amour, centrée autour de trois couples, et, comme toutes les meilleures romances, elle se termine bien. Sunny (Marilyn Miller) est une artiste de cirque en Angleterre qui qui tombe par hasard sur son ancien amour Tom (Frawley), prêt à prêt à embarquer pour rentrer chez lui aux Etats-Unis. Elle embarque clandestinement sur le S.S. Triumphant cherchant à échapper à un mariage forcé avec M. Wendell-Wendell. Tom voyage avec sa fiancée Marcia sur le même bateau. Réalisant qu'elle va se voir refuser l'entrée en Amérique, Sunny s'arrange pour épouser l'ami de Tom, Jim, étant entendu qu'ils divorceront dès qu'elle aura son permis d'entrée. Jim est d'accord, mais s'inquiète de l'effet sur sa petite amie anglaise, Weenie. Après de nombreux problèmes, Sunny et Jim se rendent compte qu'ils s'aiment, et dans la scène finale du Hunt Ball, Weenie et M. Wendell-Wendell acceptent de se marier, et Tom et Marcia annoncent leurs fiançailles. Tout est donc bien qui finit bien…
Le musical est créé à Broadway au New Amsterdam Theatre le 22 septembre 1925. La spectacle a été produit par Charles Dillingham et mis en scène par Hassard Short, avec des décors et des costumes de James Reynolds. La distribution comprenait Marilyn Miller (Sunny), Jack Donahue (Jim Deering), Clifton Webb (Harold Harcourt Wendell-Wendell), Mary Hay ("Weenie" Winters), Joseph Cawthorn, Paul Frawley (Tom Warren), Cliff Edwards, Pert KeMoss & Fontana, Esther Howard (Sue Warren), Dorothy Francis et l’orchestre George Olsen. Les chorégraphies pour Marilyn Miller ont été créées par Fred Astaire. Le musical a fermé le 11 décembre 1929 après 517 représentations.
Le musical est ensuite produit à Londres au London Hippodrome, ouvrant le 7 octobre 1926 et se terminant le 16 juillet 1927, après 364 représentations.. Cette version proposait en tête d'affiche Binnie Hale (Sunny) et Jack Buchanan (Jim Deming).
Le musical a été adapté au cinéma en 1930, dans une réalisation de William A. Seiter et avec une musique supplémentaire de Kern. En 1941, une deuxième version cinématographique est produite, réalisée par Herbert Wilcox. Le premier film mettait en vedette Marilyn Miller, le second (avec une intrigue très révisée) mettait en vedette Anna Neagle, avec Ray Bolger dans son premier rôle au cinéma après avoir joué l’épouvantail dans Le Magicien d’Oz (1939).
Cependant, contrairement à Show Boat (), ce musical n’a pas vraiment connu de revival majeur. Mais il marque la première collaboration entre Jerome Kern et Oscar Hammerstein II, qui, deux ans plus tard, donneront naissance à Show Boat () (1927).
1.D.12) «The City Chap» (Octobre 1925)
Un mois après la création du triomphal Sunny, The Chip Chap a ouvert au Liberty Theatre. Le livret était cette fois de James Montgommery et les paroles des chansons d'Anne Caldwell. Mais The City Chap a connu un échec cuisant: il n’a pas attiré le public, sa partition est l’une des plus méconnues du compositeur, et la production a fermé après seulement deux mois à Broadway (72 représentations).
Le musical était basé sur la pièce de théâtre The Fortune Hunter, une comédie populaire de 1909 écrite par Winchell Smith, qui avait connu 345 représentations et mettait en vedette John Barrymore dans le rôle de Nat Duncan. Contrairement au schéma habituel, ce dernier quittait la grande ville pour chercher fortune dans une petite ville (dans son cas, en épousant une riche héritière).
Dans la version musicale, le "city chap" (jeune homme citadin) est Richard ("Skeets" ou "Skeet") Gallagher, qui décide de s’installer dans un coin perdu et de s’y bâtir une réputation d’homme respectable. Il prend même un emploi dans une pharmacie délabrée appartenant à Sam Graham (joué par Charles Abbe) et, par son travail acharné, il redresse l’établissement en transformant une partie en ce que Time a décrit comme un "salon de thé jazz", où l’on jouait de la musique entraînante et où l’on servait de l’alcool (l’histoire se déroulant avant la Prohibition). Nat porte d’abord son attention sur Josie Lockwood (Ina Williams), la fille du riche banquier de la ville, mais il réalise bientôt que la véritable femme faite pour lui est Betty, la fille de Graham (interprétée par Phyllis Cleveland).
The New York Times a qualifié The City Chap de "tourbillon de succès" et a prédit que "Walking Home with Josie" allait "rivaliser" avec les autres ballades de Kern et s’imposer comme le "tube musical" du spectacle. Time a estimé que la comédie musicale ne serait pas une "sensation", mais qu’elle remplissait "suffisamment son objectif", avec quelques chansons "excellentes", des danses "frénétiques" et une "petite réserve de blagues". Le Brooklyn Daily Eagle a salué un spectacle "bien équilibré et satisfaisant".
1.D.13) «Criss Cross» (octobre 1926)
Criss Cross était un spectacle typique pour Fred Stone, conçu comme une suite à Stepping Stones (, une précédente collaboration entre Stone et Jerome Kern de 1923 (). La spécialité de la star était son jeu clownesque acrobatique, et il n’a pas déçu son public en livrant ses célèbres cascades et pitreries, dont certaines étaient directement empruntées à ses précédents musicals.
Ce spectacle familial mettait en avant des thèmes et personnages inspirés des contes de fées. Et "familial" était le mot-clé, car la comédie musicale était une «affaire de famille», servant de vitrine aux membres du «clan Stone»: Fred, son épouse Allene (Crater) Stone, et leur fille Dorothy. Plus tard, leur fille Paula rejoindra l’aventure, et encore plus tard, leur fille Carol fera également ses débuts à Broadway. Paula coproduira même la reprise de 1945 du hit de Fred en 1906, The Red Mill () (dans lequel Allene avait joué), et Dorothy tiendra le rôle principal de cette nouvelle production, aux côtés de son mari Charles Collins, à qui un rôle spécifique avait été écrit pour l’occasion.
Le spectacle s’ouvrait sur un «prologue hors sujet», situé dans un «Fable Land», servant d’hommage à Fred Stone lui-même. Plusieurs membres de la distribution étaient présentés sous les traits de personnages de contes de fées, notamment Le Chat Botté, Belle, Humpty Dumpty, Jack Horner, Raggedy Andy, Rose Red, Sinbad et Cendrillon. Certains personnages issus des anciens spectacles de Fred faisaient aussi leur apparition, comme l'Épouvantail du Wizard of Oz () de 1903 qu’il avait incarné. Tous ces personnages portaient d’ailleurs des masques à l’effigie de la star.
L’histoire principale suivait Cendrillon (jouée par Dorothy Stone), qui, pour le reste du spectacle, devenait Dolly Day, une jeune héritière étudiant dans le sud de la France et amoureuse du Capitaine Carleton (interprété par Roy Hoyer), une sorte de Prince Charmant. Bien sûr, il y avait aussi des «méchants», notamment la comtesse de Pavazac (jouée par Allene Crater Stone) et Ilphrahim Benani (incarné par Oscar Ragland), ce dernier kidnappant Dolly et l’emmenant de force à Alger.
Le «climax du spectacle» reposait sur le sauvetage spectaculaire de Dolly, forcée d’épouser Benani. C’est là qu’intervenait Fred Stone, jouant le rôle de Criss Cross. À ce moment précis, un avion factice traversait la scène et survolait Dolly, tandis que Criss descendait à l’envers depuis une échelle de corde pour l’aider à grimper à bord. De là, l’appareil transportait Dolly directement dans les bras de son capitaine bien-aimé.
Quant à la partition de Jerome Kern, elle fut jugée «légèrement décevante», n’engendrant aucun grand classique mémorable. Cependant, certaines chansons furent bien accueillies, notamment: You Will—Won't You?, et I Love My Little Susie, une chanson spécialement conçue pour Fred Stone.
Malgré son ambition et ses moments spectaculaires, Criss Cross () n’a pas marqué l’histoire autant que d’autres collaborations de Kern, en partie à cause d’un livret qui servait avant tout à «mettre en valeur les prouesses de Fred Stone», plutôt qu’à proposer une intrigue véritablement solide.
Le musical a tenu l'affiche six mois rentables à Broadway, et deux jours après sa fermeture, il a entamé un US-Tour commençant par le Colonial Theatre de Boston, avec toute la famille Stone au grand complet.
J. Brooks Atkinson, dans le The New York Times, a décrit le spectacle comme un «tourbillon de danse, de bouffonnerie, d’acrobaties et de chants», porté par les trois membres de la famille Stone, établissant ainsi «un haut niveau de divertissement simple et agréable». Les Tiller Sunshine Girls étaient, selon lui, «les danseuses les plus élégantes du moment sur la scène musicale», et la partition de Kern, qu’il qualifia d’«habile», permettait à Criss Cross () de «se distinguer d’un simple spectacle de cirque» (Atkinson souligna notamment les trois chansons mentionnées précédemment).
Pourquoi Criss Cross () est-il tombé dans l'oubli ?
- Un musical conçu pour une star spécifique: comme beaucoup de véhicules pour vedettes, l’intrigue et la mise en scène étaient entièrement construites autour de Fred Stone, rendant difficile toute reprise sans lui.
- Une partition oubliable: contrairement à Show Boat () (1927) ou Sunny () (1925), la musique de Criss Cross () n'a pas laissé de titres immortels.
- Un spectacle ancré dans son époque: l’accent mis sur les acrobaties et la pantomime en faisait une œuvre plus proche d’un numéro de vaudeville qu’un musical narratif tel qu’ils allaient évoluer à la fin des années '20.
1.D.14) «Lucky» (mars 1927)
Lucky () était un méli-mélo malchanceux qui a tenu l'affiche moins de deux mois à Broadway, une série trop courte pour permettre au spectacle de récupérer ses énormes coûts de production.
Jerome Kern a composé certaines des chansons, mais, comme pour sa partition de Criss Cross () plus tôt dans la saison, ses contributions à Lucky () furent décevantes et n'ont donné naissance à aucun standard durable.
Le spectacle était littéralement «éparpillé aux quatre coins du monde». Le premier acte se déroulait à Ceylan, mettant en scène des contrebandiers de perles et une chasse au trésor englouti. Puis, dans le deuxième acte, la plupart des personnages se retrouvaient à New York, immergés dans l’univers des cabarets et des speakeasies (bars clandestins qui opéraient aux États-Unis pendant la Prohibition).
Le rôle-titre de cette «version de Cendrillon» était tenu par Mary Eaton, que le producteur Charles Dillingham voulait transformer en nouvelle Marilyn Miller (cette dernière ayant été la star de son grand succès Sunny ()). Mais Eaton n’était pas Miller, et Lucky () était loin d’être aussi ensoleillé que Sunny (. Eaton avait déjà été en vedette dans Kid Boots (), un succès de Dillingham porté par Eddie Cantor, mais Lucky () fut un échec cuisant et n’a pas réussi à la propulser au sommet de la hiérarchie de Broadway. Cependant, plus tard dans l’année, elle connut un vrai succès avec The 5 O'Clock Girl (), où elle interpréta avec Oscar Shaw la ballade à succès Thinking of You.
Dans Lucky (), l’héroïne Lucky (Mary Eaton) vit à Ceylan avec son père cruel et manipulateur, Barlow (interprété par Paul Everton). Elle travaille pour lui comme «plongeuse de perles» - bien que le critique de presse Burns Mantle, du Rochester Democrat and Chronicle, ait ironisé en disant que la «blancheur éclatante» de Mary Eaton laissait penser qu’elle faisait «toutes ses plongées dans une chambre à coucher vitrée». Elle rencontre Jack Mansfield (Joseph Santley), un jeune homme du commerce des perles, et lorsqu’ils se rendent tous à New York pour le second acte, elle découvre que le jeune et séduisant Jack est en fait un millionnaire.
C’est là que les rebondissements deviennent encore plus invraisemblables: il s’avère que Barlow n’est pas son véritable père, que son vrai père est mort en mer et lui a légué, ainsi qu’à son frère, une fortune de 2 millions de dollars. De plus, Lucky devient la «coqueluche du monde du cabaret», où elle fait carrière en tant que chanteuse et danseuse.
Quand on pesne que son prochain musical sera Show Boat ()!!! L’intrigue de Lucky (Mary Eaton) était difficile à croire, même pour un musical, mais le spectacle aurait pu fonctionner avec une partition solide et quelques chansons marquantes. Malheureusement, aucune des chansons ne s’est imposée, et la partition manquait de cohérence, reflétant le désordre de l’intrigue. On peut carrément dire que la partition était chaotique et disparate. La musique de Lucky () était un mélange hétéroclite de styles, sans véritable direction artistique:
- Certaines chansons étaient composées par Jerome Kern, avec des paroles de Bert Kalmar et Harry Ruby.
- D’autres morceaux étaient uniquement de Kalmar et Ruby, sans Kern.
- Quelques paroles étaient signées Otto Harbach.
- Une chanson, Once in a Blue Moon, était une interpolation de Stepping Stones () (1923), comme nous l'avons vu, un musical précédent de Kern.
- D’autres chansons provenaient d’anciens spectacles des Ziegfeld Follies
- Pour Ruby Keeler, qui venait de triompher dans Bye Bye, Bonnie (), la production a même recyclé le succès de 1905 If the Man in the Moon Was a Coon de Fred Fisher.
En plus de cela, la production incluait une performance de Paul Whiteman et son orchestre, qui faisaient une apparition dans le second acte. Whiteman et son groupe, qui jouaient non loin de Broadway dans un club de la 48ème rue, interprétaient des morceaux comme: Rhapsody in Blue de George Gershwin, Sam, the Accordion Man, In a Little Spanish Town ou Sunday.
Et pour ajouter au chaos, certains morceaux présents dans le spectacle n’avaient même pas d’auteur clairement identifié. Le programme annonçait Lucky () comme étant une œuvre de Otto Harbach, Bert Kalmar, Harry Ruby et Jerome Kern, ce qui donnait l’impression que ces quatre hommes avaient écrit l’intégralité des chansons. Cependant, beaucoup de critiques ont cru à tort que Kern était l’unique compositeur, alors qu’en réalité, selon Gerald Bordman, biographe de Kern, seules deux chansons (When the Bo-Tree Blossoms Again et That Little Something) étaient assurément de Kern. Trois autres morceaux (Cingalese Girls, The Same Old Moon et Dancing the Devil Away) étaient de Kalmar et Ruby, bien que Harbach ait peut-être contribué à la dernière. Il est également spéculé que le ballet The Pearl of Ceylon pourrait être une composition de Kern.
Comment la presse a-t-elle réagi?
- Le The New York Times trouvait que la partition était «toujours agréable, toujours entraînante et parfois plus qu’un peu familière», avec «des qualités accrocheuses et enjouées».
- Le Time affirmait que la musique «plaisait», sans plus.
- Variety qualifiait la partition de «charmante, originale et jamais lassante», bien qu’elle ne soit que «fonctionnelle».
Pourquoi Lucky () a-t-il échoué?
- Une intrigue brouillonne et invraisemblable: même pour un musical, l’histoire était difficile à suivre et peu crédible.
- Un manque de direction musicale: trop de compositeurs et de styles différents ont conduit à une partition sans identité claire.
- Aucune chanson marquante: contrairement à Sunny () ou Show Boat (, Lucky () n’a pas produit de hit durable.
- Une star pas à la hauteur: Mary Eaton, bien que talentueuse, ne pouvait rivaliser avec Marilyn Miller, l’icône que Dillingham espérait recréer.
- Un excès de numéros indépendants: l’ajout de performances de Paul Whiteman et de chansons recyclées a nui à la cohérence du spectacle.
Lucky () avait de grandes ambitions, mais le projet était mal structuré et incohérent. Malgré quelques critiques positives sur la partition et des performances honorables, le spectacle a sombré en moins de deux mois, incapable de récupérer ses énormes coûts de production.
Bien que souvent oublié, Lucky () demeure un exemple parfait de ce qui arrive lorsqu’un musical manque d’une vision unifiée. Il illustre également comment même un compositeur de renom comme Jerome Kern ne pouvait pas toujours garantir un succès si le livret et la production étaient défaillants.
1.D.15) Show Boat