
3.A.2) L’œuvre
Dans Die Dreigroschenoper () (The Threepenny Opera - L'Opéra de quat'sous), Monsieur Jonathan Peachum fait profession d’accoutrer en infirme des hommes valides et de les envoyer mendier dans les rues de Londres. Dans le monde du crime londonien, il n’a qu’un adversaire sérieux, Mackie Messer, chef de gang et séducteur invétéré. Ce dernier a séduit et enlevé Polly, la fille de Peachum, et l’a épousée à la «va-vite» dans un sous-sol. Quand Peachum est mis au courant du mariage de sa fille, il engage contre Mackie et sa bande une guerre impitoyable. Une virée dans l’univers des gangs de Soho à Londres où le sexe, l’argent et les affaires cohabitent dans une joyeuse immoralité. Les préoccupations et les méthodes de ces truands ne sont pas sans rappeler celles d’autres gangsters, en col blanc ceux-ci. Après de nombreuses péripéties, Mackie est arrêté et condamné à mort. Mais il sera gracié par la Reine Victoria et anobli et doté d'une rente à vie. Les problèmes étant résolus, la réconciliation est générale.
La conception de Brecht et de Weill d'un opéra à caractère politique et social vise à faire réfléchir sur les conditions et contradictions de la société capitaliste. L'œuvre est un singspiel, des parties chantées et parlées se succèdent: chansons, ballades, duos, récitatifs, mouvements de tango, fox-trot, etc., écrites dans le style sec, dépouillé, voire agressif propre à Kurt Weill. Il puise dans le répertoire du cabaret, de la chanson des rues, du jazz, dans la musique savante, l'opérette. Il crée un nouveau type de chant-joué, coupant et acide, pathétique et réfléchi, en parfaite correspondance avec l'esthétique épique de Brecht.
Dans la première chanson du spectacle, The Ballad of Mack the Knife, un chanteur de rue raconte les viols et les meurtres de Mackie, notant qu’un requin a des dents mais que Mackie lui a son couteau dague, dans un endroit moins évident. La mélodie accrocheuse et entraînante de la chanson contraste avec les paroles horribles.
Le requin, lui, il a des dents,
Mais Mackie a un couteau :
Le requin montre ses dents,
Mackie cache son couteau.
Ses nageoires sont rouge-sang
Quand le requin est en chasse,
Mais Mackie, lui, porte des gants
Et ne laisse aucune trace.
Sur les bords de la Tamise
Des gens s'écroulent tout à coup.
Epidémie ? Qu'on se le dise :
C'est Mac qui a fait le coup.
Un dimanche, en pleine ville,
Un homme, un couteau dans le cœur :
Cette ombre qui se défile,
C'est Mackie-le-Surineur.
Schmul Meier, qu'est-il devenu,
Et plus d'un autre richard ?
Mackie vit de leurs revenus,
Ignoré de Scotland Yard.
On a trouvé Jenny Trowlen
Un poignard entre les seins ;
Sur les quais, Mackie se promène,
Il n'est au courant de rien.
Où est le roulier Alphonse ?
Oui, le saura-t-on jamais ?
Ne demandez pas la réponse
A Mackie, qui n'en peut mais.
A Soho, dans l'incendie,
Sept enfants y sont restés.
Dans la foule on voit Mackie
Filer sans être inquiété.
Une veuve jeune et sage,
Estimée dans son quartier,
Subit les derniers outrages...
Mackie n'en eut pas pitié.
Extrait de Bertolt BRECHT, L'Opéra de quat'sous (Texte français : Jean-Claude Hémery), dans Théâtre complet 2, Paris, L'arche, 1974.
Chanté par Polly Peachum le jour de son mariage clandestin, Das lied der seeräuber Jenny (la chanson de Jenny des pirates) évoque le jour de vengeance des humiliés, dans une apocalypse d’ultra-violence. Aux hommes ("Meine Herren") qui se rient d’elle, Jenny, femme et prolétaire, chante le grand soir qui verra, par le feu et le sang, sa prise de pouvoir sur la ville :
Ce jour-là, vers midi, quel silence sur le port,
Quand on me demandera qui mourra.
Et vous m’entendrez dire : « Tous ! », et faire
A chaque tête qui tombera : « Hop-là ! »
Extrait de Bertolt BRECHT, L'Opéra de quat'sous (Texte français : Jean-Claude Hémery), dans Théâtre complet 2, Paris, L'arche, 1974.
3.A.3) Un tournant révolutionnaire dans le théâtre musical
Plus de 90 ans après sa création, L’Opéra de quat’sous () est reconnu non seulement comme l’œuvre la plus célèbre de Brecht et Weill, mais aussi comme une des pièces-charnière qui ont profondément influencé le théâtre musical du XXème siècle. Sa radicalité tient à plusieurs aspects novateurs – esthétiques, dramaturgiques et scéniques – et son héritage se mesure à l’influence qu’elle a exercée sur les formes musicales et théâtrales postérieures.
3.A.3.a) L’esthétique musicale novatrice de Kurt Weill
Kurt Weill apporte avec L’Opéra de quat’sous () une véritable révolution musicale sur la scène théâtrale. À rebours de l’opéra traditionnel et de l’opérette sucrée, Weill compose une partition qui mélange les genres de façon inédite. Il puise son inspiration dans les musiques populaires urbaines de son temps – le jazz, le cabaret berlinois, les danses de music-hall – qu’il fusionne avec des éléments de musique dite «savante» (contrepoint classique, formes de chansons structurées). Cette synthèse donne un langage musical hybride et mordant.
Par exemple, La Complainte de Mackie reprend la forme d’une ballade populaire avec un accompagnement de jazz syncopé, La Fiancée du pirate (Seeräuberjenny) évoque une chanson réaliste de cabaret, tandis que certains interludes pastichent l’opéra baroque ou verdien.
Weill joue sur des contrastes marqués: des mélodies lancinantes et faciles à chanter, qui restent en tête, côtoient des harmonies grinçantes et dissonantes traduisant l’ironie ou la cruauté des situations. L’orchestre utilisé est volontairement réduit et insolite (banjo, guitare, trompette, accordéon, etc.), loin des grandes phalanges symphoniques, ce qui donne une couleur sonore âpre, évocatrice des orchestres de danse des années 20.
Weill conçoit cette esthétique comme un pied de nez aux conventions: il démonte l’emphase romantique de l’opéra en introduisant du quotidien et du trivial dans la musique (airs guillerets sur des paroles immorales, chansons douces-amerès qui contrastent avec la noirceur de l’action). Ce mélange des tonalités musicale fait écho à la double nature de l’œuvre (à la fois tragique et parodique). Pour Weill, il s’agit d’«explicitement fuir les traditions trop sérieuses de l’opéra» en créant «une forme mixte incorporant le théâtre parlé et des idiomes musicaux populaires», comme l’explique le musicologue Stephen Hinton.
L’Opéra de quat’sous () tourne ainsi en dérision les conventions du genre lyrique – leitmotivs wagnériens, grandes déclarations d’amour – en les remplaçant par des chansons brèves, insérées presque comme des numéros, qui interrompent l’action pour la commenter. Cette approche musicale, totalement nouvelle en 1928, donnera naissance à un “nouveau théâtre musical” où la partition n’est plus au service d’une intrigue sentimentale, mais devient un vecteur de satire politique.
Les contemporains ne s’y trompent pas: dès la création, on sent que Weill a “transfiguré l’opéra et l’opérette à l’eau de rose en y injectant la perspective aiguisée de la critique sociale et les sons du cabaret moderne”.
Ce cocktail musical explosif fera école. Weill démontre qu’une chanson de théâtre peut être un hit populaire tout en gardant une fonction dramatique intelligente – en témoignent les nombreuses reprises de Mack the Knife, devenu un standard international. En ce sens, L’Opéra de quat’sous brouille les frontières entre la culture savante et la culture de masse: «l’opéra le plus canaille pour les esthètes, et la plus raffinée des comédies musicales pour le grand public», pour paraphraser le critique Hans Keller. Cette équation entre exigence musicale et accessibilité populaire est l’une des raisons de son impact révolutionnaire.
3.A.3.b) La dramaturgie brechtienne: distanciation et critique sociale
Sur le plan dramaturgique, L’Opéra de quat’sous () marque l’avènement du théâtre épique de Brecht, qui rompt délibérément avec les formes dramatiques traditionnelles. Brecht y élabore une approche nouvelle du jeu et de la narration, centrée sur la distanciation (Verfremdungseffekt). Plutôt que de chercher l’illusion et l’identification émotionnelle du spectateur aux personnages, Brecht multiplie les procédés qui rappellent au public qu’il est au théâtre et l’incitent à réfléchir au lieu de s’évader. Concrètement, dans L’Opéra de quat’sous, cela se traduit par plusieurs innovations scéniques et textuelles:
- Les chansons interrompent régulièrement l’action et commentent l’histoire de manière autonome: un personnage chante une chanson s’adressant parfois directement à la salle, ou dont les paroles, détachées de la situation immédiate, jettent un éclair critique sur ce qui se passe. Par exemple, Jenny chante La Chanson de l’insuffisance humaine qui généralise la misère au-delà de l’intrigue, ou Peachum entonne La Chanson de la pauvreté qui prend à partie le public sur la condition des mendiants. Cette structure en numéros discontinus empêche le public de se laisser prendre par le seul fil de l’histoire: on est constamment ramené à une posture d’observateur.
- La double énonciation est utilisée à des moments clés: certains personnages sortent de leur rôle pour s’adresser au public en personne. Ainsi, dans le finale, Monsieur Peachum brise le quatrième mur et commente ironiquement la «morale» de l’histoire, soulignant que le dénouement heureux auquel on assiste est un artifice théâtral sans équivalent dans la vie réelle. Ces interpellations directes renforcent l’effet de distanciation, rappelant que tout ceci est une fable construite.
- Le récit est empreint d’ironie et de paradoxe: Brecht accumule les situations qui forcent le spectateur à un regard critique sur la société: des mendiants exploités par un entrepreneur sans scrupule (Peachum), un chef de police complice du criminel qu’il devrait arrêter, une femme de la rue (Jenny) qui trahit son ancien amant par besoin d’argent, etc. La pièce met en lumière l’envers cynique des institutions (famille, justice, commerce), provoquant un rire grinçant mais réfléchi. Brecht tourne en dérision la notion même de justice par le célèbre deus ex machina final où Macheath est sauvé in extremis par une grâce royale totalement arbitraire – procédé volontairement grossier pour déconcerter le public. Il souligne aussitôt le message didactique: dans la réalité, de tels miracles n’arrivent pas, et les opprimés ne sont pas secourus par un coup de théâtre. Ce type de clin d’œil métathéâtral fait partie intégrante de la critique sociale de la pièce.
- Les dialogues et les paroles de chansons sont truffés de formulations provocantes qui jettent le trouble sur la morale conventionnelle: par exemple, la question «Qu’est-ce qui est le crime? Braquer une banque ou en fonder une?» (posée dans la Deuxième Finale) attaque frontalement le système capitaliste en plaçant sur le même plan délinquance et réussite bourgeoise. Ce genre d’aphorisme, typique de Brecht, vise à faire naître un doute critique chez le spectateur sur les valeurs établies.
Dans L’Opéra de quat’sous (), Brecht allie donc la satire corrosive (héritée en partie de John Gay) à une mise en forme épique qui déconstruit le récit classique. Cette dramaturgie fut perçue comme hautement expérimentale en 1928. Elle a depuis prouvé sa fécondité, posant les bases d’un théâtre politique moderne. Brecht lui-même considérait L’Opéra de quat’sous () et Mahagonny (1930) comme les premiers essais concrets de sa théorie du théâtre épique.
L’impact de cette dramaturgie a été immense: elle a libéré la mise en scène de l’emprise du naturalisme, autorisant un théâtre qui fait penser autant qu’il divertit. Les générations de metteurs en scène postérieures (de Peter Brook à Giorgio Strehler, en passant par Joan Littlewood ou Patrice Chéreau) intégreront ces principes de distanciation, de narration éclatée, de mélange des tons comique et sérieux, pour renouveler l’écriture scénique. En ce sens, L’Opéra de quat’sous () a été un laboratoire dramaturgique révolutionnaire dont l’influence s’est exercée bien au-delà du genre musical.
3.A.3.c) Innovations de mise en scène et esthétique scénique globale
Au-delà du texte et de la musique, L’Opéra de quat’sous () innove également par son esthétique scénique d’ensemble, imposant un style visuel et une manière de jouer qui tranchent avec les usages de l’époque. La mise en scène originale de 1928, codirigée par Brecht et Erich Engel avec les décors de Caspar Neher, affiche une simplicité stylisée en rupture avec les fastes de l’opéra traditionnel.
Quelques éléments de décor figuratifs (enseignes de rue londonienne, échafaud rudimentaire) suffisent à planter le cadre, tandis que la machinerie de théâtre reste visible, assumée comme telle. Cette dénudation du dispositif scénique (changement de décor à vue, éclairages dévoilant la salle par moments) fait partie intégrante de l’effet de distanciation: le public voit les ficelles du théâtre, ce qui l’empêche de “croire” complètement à l’illusion dramatique.
Brecht voulait un spectacle quasiment sans «quatrième mur» – ainsi, les comédiens n’hésitent pas à briser leur jeu réaliste pour commenter ou exagérer de façon clownesque certaines actions. En 1928, ce type de jeu mi-réaliste mi-distancié était révolutionnaire: les acteurs de Quat’sous devaient alterner entre l’incarnation sincère d’un chant mélancolique et la rupture comique immédiatement après. Lotte Lenya, qui jouait Jenny, était ainsi capable de susciter l’émotion avec Solomon Song puis de participer à une scène de cabaret grotesque. L’esthétique globale de la pièce est souvent rapprochée de la mouvance artistique de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit) en Allemagne: un style dépouillé, grinçant, influencé par le cabaret et les arts visuels satiriques (les peintures de George Grosz ou d’Otto Dix sur le petit peuple interlope de Berlin).
Sur scène, cela se traduit par des costumes anachroniques mêlant l’élégance et la dèche (Mackie porte un frac et des gants blancs mais traîne dans des bouges; les mendiants exhibent de faux membres estropiés de manière presque burlesque). La palette visuelle oscille entre le gris de la misère et les couleurs criardes du carnaval, exprimant le double registre sérieux/parodique de la pièce.
Les éclairages, loin d’enrober les personnages d’un halo flatteur, sont souvent crus, “à nu”, voire volontairement changeants pour casser l’ambiance d’une scène. Par ailleurs, L’Opéra de quat’sous () innove en intégrant des éléments multimédias pour l’époque, notamment les projections. Brecht avait prévu des projections de textes (les fameux panneaux) mais aussi d’images. Lors de certaines mises en scène ultérieures (et sans doute dans l’esprit de Brecht dès l’origine), des images documentaires ou des illustrations satiriques pouvaient apparaître en fond de scène pour élargir le propos. Par exemple, des images de couronnes pour commenter le couronnement en cours dans la pièce, ou des extraits de journaux sur la crise économique pour relier l’intrigue à l’actualité.
Cet usage du montage visuel sera un élément clé du théâtre brechtien dans d’autres œuvres et annonce des pratiques scéniques modernes liant vidéo et théâtre. En somme, la mise en scène de L’Opéra de quat’sous () a été révolutionnaire par son anti-spectaculaire assumé. Elle propose un spectacle volontairement “pauvre” (au sens ostentatoire) pour servir un propos politique, là où l’opéra cherchait traditionnellement l’opulence.
Cette esthétique de la simplicité critique a eu un impact majeur: elle a inspiré d’autres courants comme le théâtre engagé des années 1930 et 1960, et même le futur mouvement du Théâtre pauvre de Jerzy Grotowski (qui voyait dans la distanciation brechtienne une source d’inspiration). Brecht et Weill ont ainsi démontré qu’on pouvait faire du neuf avec de l’ancien, en recyclant décors, musiques et références pour en faire un langage scénique neuf et subversif.
3.A.3.d) L’impact sur le théâtre musical et la comédie musicale
L’héritage de L’Opéra de quat’sous () sur le théâtre musical mondial est immense.
Cette œuvre pionnière a ouvert de nouvelles voies, tant en Europe qu’aux États-Unis, pour la création de spectacles musicaux ambitieux, critiques et innovants. On peut dégager plusieurs axes d’influence:
- Un modèle de théâtre musical politique: L’Opéra de quat’sous () a prouvé qu’une comédie musicale pouvait véhiculer un message social et politique fort sans sacrifier le succès public. Cette leçon sera reprise par de nombreuses œuvres postérieures. En Europe, dans l’immédiat après-guerre, des auteurs comme Dario Fo en Italie ou Joan Littlewood en Angleterre s’inspireront de Brecht pour créer des satires musicales de la société (Fo écrira L’Opera dello sghignazzo dans les années 1980, explicitement dans la lignée de Brecht, et Littlewood intègre des chansons ironiques dans Oh, What a Lovely War!). En Amérique, The Threepenny Opera influencera la génération des années 1960-1970: la comédie musicale Cabaret (1966) transpose l’esthétique de Weill pour dénoncer la montée du nazisme dans un cabaret berlinois, et Chicago (1975) utilise un ton satirique sur la corruption judiciaire dans un emballage musical jazzy hérité de Weill. Plus largement, chaque fois qu’une comédie musicale moderne aborde des sujets sérieux (guerre, inégalités, critiques sociétales) – pensons à Les Misérables (1980), Miss Saigon (1989) ou Rent (1996) – on peut voir en filigrane l’influence initiale de Brecht et Weill qui ont légitimé l’alliance du spectacle et du discours critique.
- Le renouveau du langage de la comédie musicale: Weill a inspiré de nombreux compositeurs de théâtre musical par son intégration du jazz et de la pop. Par exemple, l’usage de styles vintage (charleston, swing) dans Cabaret ou Chicago est un hommage direct au style années 20 de L’Opéra de quat’sous (). De même, Stephen Sondheim, figure majeure de la comédie musicale américaine, reconnaissait l’influence de Weill dans son travail – il arrangea d’ailleurs des chansons de Weill et écrivit une revue (Side by Side by Sondheim, 1976) où transparaît l’héritage de L’Opéra de quat’sous () dans son écriture sophistiquée et ironique. Le concept même de musical «à numéros» (où chaque chanson est un tableau à part entière) remis au goût du jour par Brecht/Weill se retrouve dans les concept musicals des années 1970 (comme Company ou Assassins de Sondheim qui utilisent la chanson comme commentaire). Par ailleurs, l’ironie distanciée de chansons comme Ballade de la facilité de la vie a pu préfigurer le ton de certaines chansons de comédies musicales ultérieures qui jouent sur le décalage entre mélodie entraînante et paroles dures (on pense par exemple à “Springtime for Hitler” dans The Producers, qui n’aurait sans doute pas existé sans l’audace préalable de Mackie chantant joyeusement ses crimes).
- Un “classique” du répertoire mondial: avec le temps, L’Opéra de quat’sous () est entré dans le répertoire universel, aux côtés des opéras de Mozart ou des comédies musicales de Broadway. Il est régulièrement monté dans les grands théâtres nationaux et les festivals internationaux, souvent comme pièce d’école pour illustrer le théâtre épique ou l’histoire de la comédie musicale. Son influence passe aussi par l’éducation et la mise en scène: de nombreux metteurs en scène de théâtre musical se forment en travaillant sur L’Opéra de quat’sous () pour apprivoiser le style brechtien. La pièce a donné lieu à plusieurs adaptations cinématographiques (dès 1931 par G.W. Pabst, puis une version en 1963) qui ont étendu son impact au cinéma musical. Elle a également influencé indirectement la création de nouveaux genres, comme la comédie musicale satirique. Par exemple, la parodie de comédie musicale Urinetown (2001) cite Brecht et Weill comme inspirateurs dans son livret, et son style grinçant de fable musicale sur la corruption et la pauvreté est un véritable hommage moderne à L’Opéra de quat’sous (). De même, la réévaluation du patrimoine de la comédie musicale a conduit à intégrer L’Opéra de quat’sous () comme un “chaînon manquant” entre l’opéra et le musical moderne. Les critiques et historiens du genre reconnaissent aujourd’hui que c’est un «jalon du théâtre musical du XXème siècle», qui a influencé la forme, le style et les sujets de nombreuses œuvres après lui.
En conclusion, L’Opéra de quat’sous () de Brecht et Weill, né en 1928 dans l’effervescence berlinoise, a connu un parcours international remarquable et durable. Des bas-fonds de Londres à ceux de Berlin, de Paris à Broadway, il a su transgresser les frontières géographiques et artistiques, imposant partout son alliage unique de satire sociale et de musique entêtante. Révolutionnaire dans sa conception – musicalement en avance sur son temps, dramaturgiquement audacieux – il a laissé une empreinte profonde sur le théâtre musical. Son héritage se lit dans les spectacles majeurs qui ont suivi, et son message, sur la vénalité du monde et la précarité des vertus face à la misère, reste d’une actualité surprenante. Plus qu’un simple succès de son époque, L’Opéra de quat’sous () est désormais considéré comme l’une des œuvres les plus importantes de l’histoire du théâtre musical, un classique indémodable qui continue de « rester jeune » malgré les décennies. Le public contemporain, qu’il soit à Berlin, New York ou Paris, y retrouve encore matière à divertir son esprit autant qu’à éveiller sa conscience.
Nous voici à la fin de notre trajet sur cette période recherches s'étendant de 1866 à 1927.
Un musical des années ‘20 nécessite un chapitre qui lui est propre. Ce musical a combiné habillement un contenu audacieux, des mélodies de l’opérette, l’humour de la comédie musicale, et un sens du drame épique contrairement à tout ce que le théâtre musical avait présenté auparavant. Et près d’un siècle plus tard, il reste une œuvre très appréciée des deux côtés de l’Atlantique. La plupart des musicals du début des années ‘20 sont devenus des pièces de musée, mais ce seul musical continue à rester profondément moderne pour le public du monde entier. Même si ce n'est pas notre cas, Show Boat est d'ailleurs pour beaucoup considéré comme le premier musical de tous les temps...