Dans l'histoire foisonnante des spectacles qui ont mené aux musicals, il y a un moment qui est particulièrement marqué de honte: les Minstrels Shows qui étaient profondément et ouvertement racistes.

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Le Minstrel Show, était un divertissement américain qui consistait en des sketches satiriques comiques, de la danse et de la musique, exécutés par des blancs dont le visage était maquillé en noir - ce que les américains appellent blackface - ou, surtout après la Guerre Civile américaine, des Américains noirs.

Les Minstrel ont dépeint, et ridiculisé, les noirs en les présentant sous des traits stéréotypés et le plus souvent désobligeants: on les montre comme ignorants, paresseux, bouffons, superstitieux, joyeux et musiciens.

Au début des années 1830, le Minstrel fut d'abord un simple sketche burlesque et comique, joué entre d'autres œuvres. Il s'est ensuite affirmé comme une forme à part entière dans la décennie suivante.

A la fin du XIXème siècle, il n'était plus que l'ombre de lui-même, un autre genre étant devenu beaucoup plus populaire: le Vaudeville (). Il a survécu sous la forme de divertissement professionnel jusqu'approximativement 1910. Par contre, des représentations données par des troupes d'amateurs ont continué jusqu'aux années 1950 dans bon nombre de lycées ou dans des théâtres locaux.

Au moment où les noirs américains ont commencé à marquer des victoires politiques leur apportant des armes légales et sociales contre racisme, les minstrels ont pratiquement disparu.

A) Avant les Minstrels: les Blackface

Blackface et Minstrels ne sont pas de vrais synonymes. Les Blackface ont précédé de plusieurs dizaines d'années les premiers show Minstrels.

«America was crazy for blackface. To the twanging thwang of the banjo, and the clatter of tambo and bones – tambourine and bone castanets – white men smeared burnt cork on their faces to sing, waggle their legs in imitation of blacks dancing, and tell jokes in "negro" dialect. Between 1750 and 1843, over 5,000 theater and circus productions included blackface.»

«The Most Famous Man You've Never Heard Of» - David Carlyou, Dan Rice - New York: Public Affairs, 2001, p. 46.


Des caractères Blackface ont commencé à paraître sur les scènes américaines à la fin du 17ème siècle. Dans un premier temps, il s'agit de petits rôles, souvent de domestiques, au sein de pièces classiques et qui ont pour but de faire rire. Ensuite, ils sont apparus dans des sketches entiers où ils étaient représentés lors des entr'actes dans les théâtres de New York et dans des lieux moins respectables, comme des auberges et des cirques.

B) Le tournant: "Jump Jim Crow"

Le numéro de danse et de chant Jump Jim Crow signé Thomas Dartmouth Rice a apporté la performance du blackface à un nouveau niveau au début des années 1830. Cette chanson est devenue ce que l'on appellerait à notre époque un tube. Et même un tube international puisque un ambassadeur américain siganlera que lors d'une visite au Mexique, il avait entendu chanter cette chanson. Au plus haut du succès de Thomas Dartmouth Rice, le Boston Post a écrit:

«Les deux personnages les plus populaires aujourd'hui dans le monde sont la Reine Victoria d'Angleterre et Jim Crow.»


Mais Jim Crow est devenu bien plus qu'une chanson populaire. Il est d'abord devenu l'un des personnages classiques des Minstrels - un peu comme on a des personnages typiques dans la Commedia dell'arte (Arlequin, Pantalon, ...). Mais il allait devenir un autre symbole, moins "plaisant".

Jim Crow était né en 1828. Il a commencé son étrange carrière comme la caricature d'un homme noir créé par un homme blanc pour amuser des audiences blanches. Mais dans les années 1880, il était devenu un système de lois - les Jim Crow Laws - qui organisaient la séparation des blancs et des noirs dans les états du Sud.

En effet, avant la Guerre de Sécession, les noirs n'avaient pas les mêmes droits que les blancs. Après la Guerre, tout cela fut modifié mais on garda une séparation (dans les bus, dans les lieux publics, ...) entre les blancs et les noirs. C'est cette séparation qu'organisaient les Jim Crow Laws.

Voici le texte de cette chanson:

Version originale

Version en anglais moderne

Come, listen, all you gals and boys,
I'm just from Tuckyhoe
I'm gwine to sing a little song,
My name's Jim Crow.

Chorus: Wheel about,
an' turn about,
an' do jis so
Eb'ry time I wheel about,
I jump Jim Crow.

I went down to de river,
I didn't mean to stay
But there I see so many gals,
I couldn't get away.

I'm rorer on de fiddle,
an' down in ole Virginny
Dey say I play de skientific,
like massa Pagganninny.

I cut so many munky shines,
I dance de galloppade
An' w'en I done, I res' my head,
on shubble, hoe or spade.

I met Miss Dina Scrub one day,
I gib her sich a buss
An' den she turn an' slap my face,
an' make a mighty fuss.

De udder gals dey 'gin to fight,
I tel'd dem wait a bit
I'd hab dem all, jis one by one,
as I tourt fit.

I wip de lion ob de west,
I eat de alligator
I put more water in my mouf,
den boil ten load ob 'tator.

De way dey bake de hoe cake,
Virginny nebber tire
Dey put de doe upon de foot,
an' stick 'em in de fire
Come, listen, all you girls and boys,
I'm just from Tuckahoe
I'm going to sing a little song,
My name's Jim Crow.

Chorus: Wheel about,
and turn about,
and do just so
Every time I wheel about,
I jump Jim Crow.

I went down to the river,
I didn't mean to stay
But there I saw so many girls,
I couldn't get away.

I'm roaring on the fiddle,
and down in old Virginia
They say I play the scientific,
like master Paganini,

I cut so many monkey shines,
I dance the galoppade
And when I'm done, I rest my head,
on shovel, hoe or spade.

I met Miss Dina Scrub one day,
I give her such a buss [kiss]
And then she turn and slap my face,
and make a mighty fuss.

The other gals are going to fight,
I told them wait a bit
I'd have them all, just one by one,
as I thought fit.

I whip the lion of the west,
I eat the alligator
I put more water in my mouth,
then boil ten loads of potatoes.

The way they bake the hoe cake,
Virginia never tire
They put the dough upon the foot,
and stick them in the fire.  

 

C) Les créateurs: les Virginia Minstrels

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En 1843, quatre artistes blackface menés par Dan Emmett se sont associés pour organiser un concert au New York Bowery Amphithéâtre, occasion pour laquelle ils se sont baptisé les Virginia Minstrels. Le Minstrel comme divertissement d'une soirée complète était né. Le spectacle était une petite structure: les quatre artistes étaient disposés en demi-cercle pour jouer des chansons et échanger des bons mots. On commençait en général par un monologue comique qui débouchait sur une chanson issue des "plantations".

Le terme Minstrel avait été attribué jusque là à des groupes de chanteurs blancs itinérants, mais Emmett et ses compagnons, vu leur énorme succès, l'ont rendu synonyme de performance de blackface. En utilisant cette dénomination ils ont voulu aussi montrer qu'ils se différenciaient des sketches de blackface pour présenter des spectacle complets, destiné à un autre public, plus bourgeois.

Le Herald a écrit que la production était «entièrement exempte des vulgarités et d'autres traits inacceptables qui avaient caractérisé les œuvres fantaisistes nègres jusqu'ici

En 1845, les Ethiopian Serenaders, une autre troupe de Minstrels, ont supprimé de leur spectacle tout humour "facile" et ont dépassé en popularité les Virginia Minstrels.

Quelques temps plus tard, Edwin Pearce Christy a fondé les Christy's Minstrels, en combinant le chant raffiné des Ethiopian Serenaders avec les blagues peu relevées des Virginia Minstrels. Ce sont les Christy's Minstrels qui ont établi le modèle en trois actes auxquels les spectacles de Minstrel allaient se conformer durant les décennies suivantes.

Cette évolution vers la respectabilité poussa les propriétaires de dalle de théâtre à mettre en vigueur de nouvelles règles pour rendre ces théâtres plus calmes et plus tranquilles.

D) La période de grand succès

Les Minstrels ont finalement tourné un peu comme le faisaient les compagnies d'opéra, de cirques ou bien encore les artistes de cabarets européens. Ils passaient de magnifiques maisons d'opéra à des arrière-salles dans des auberges de fortune. Mais alors, c'était quoi, cette vie sur les routes? Jouer chaque jour dans un lieu différent, voyager en train (ce qui à l'époque est vraiment dangereux vu le nombre d'accidents), vivre dans de pauvres masures en bois qui risquent de prendre feu, jouer dans de grand lieux vides qu'il faut chaque fois transformer en théâtre, faire face aux arrestations quand on ne sait plus assumer les charges financières, être exposé aux pires maladies, et supporter des directeurs et des agents qui ont piqué tout l'argent de la troupe.

Les groupes les plus populaires arpentaient les meilleurs lieux, soit le Nord-Est des Etats-Unis. Certains partiront même faire une tournée en Europe mais cela se fera bien souvent à leurs dépens, car d'autres troupes en profiteront pour prendre leur place aux Etats-Unis. A la fin des années 1840, une tournée s'est organisée dans le Sud qui allait de Baltimore à la Nouvelle-Orléans. Mais des tournée se ont ensuite déroulées dans le Midwest et jusqu'en Californie dans les années 1860.

Avec le succès qui augmentait, certaines salles de théâtre se sont "spécialisées" dans la présentation des Minstrels. Les noms de ces salles peuvent surprendre aujourd'hui: The Ethiopian Opera n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Beaucoup de troupe d'amateurs se forment, jouent plusieurs représentations et puis s'auto-dissolvent.

E) Le déclin

Les Minstrels ont perdu une grande partie de leur popularité durant la Guerre de Sécession, qui, rappelons-le, opposait le Nord et le Sud du pays au sujet de la réduction des noirs en esclavage. Dans le Nord, de nouveaux type de divertissement apparaissent: les Variety (), les Museum () comme celui de P. T. Barnum. Les troupes de Minstrel se produisent bien plus dans le Sud, où même si la guerre était perdue, on restait bien souvent nostalgique de l'époque de l'esclavagisme et l'on y riait facilement des noirs.

A) Racisme à l'époque

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Beaucoup de Nordistes se sont inquiétés pour les noirs opprimés du Sud, mais la plupart n'avait aucune idée comment ces esclaves vivaient au quotidien. Et il faut dire que les représentations des Minstrels ne vont pas donner une image réaliste de leurs conditions de vie. On peut même dire que cet humour des Minstrels vis-à-vis des noirs a marqué le début d'une mauvaise "habitude" dans la culture américaine. Car même si les Minstrels partaient d'éléments réels de la culture afro-américaine (comme les éléments musicaux par exemple), ils les travestissaient et les Minstrels est le premier exemple de la manière dont la culture populaire américaine va manipuler la culture afro-américaine au profit de la grandeur de l'Amérique blanche bien pensante.

L'image donnée est souvent celle d'esclaves gais et simples, toujours prêts à danser et chanter pour plaire à leurs maîtres. On parle beaucoup moins fréquemment des maîtres qui séparent des amants noirs ou de femmes noires attaquées sexuellement par leur maîtres blancs.

Les paroles et les dialogues des Minstrels étaient généralement racistes et satiriques. Les chansons au sujet d'esclaves se languissant pour être rendus à leurs maîtres étaient nombreuses. Le message était clair: «Ne vous inquiétez pas au sujet des esclaves; ils sont heureux avec leur mode de vie

Le racisme des Minstrels pouvait être vicieux. Dans certaines chansons, les noirs sont rôtis, pêchés à la ligne, fumés comme du tabac, pelés comme des pommes-de-terre, plantés comme des légumes dans le sol, ou séchés et pendus comme des publicités. Il en existait d'autres, où maladroitement un homme noir arrachait les yeux d'une femme noire.

Ce qui est très étonnant, c'est que même si les Minstrels étaient ouvertement raciste, le fait qu'ils soient majoritairement joués par des gens du Nord, a fait que durant la Guerre de Sécession, les shows furent interdits car les Nordistes n'étaient évidemment pas les bienvenus dans le Sud. Par contre, une fois la Guerre perdue pour le Sud, les Minstrels devinrent une sorte de souvenir mélancolique de ce que le passé avait de bon... .

B) Impact dans la culture américaine

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The Jazz Singer" (Le Chanteur de Jazz - 1927)

Le premier film parlant... est avec un blackface: Al Johnson. Les Minstrels ont joué un rôle fondamental dans l'imagerie des noirs dans la culture américaine. Alors qu'à l'époque sévissait une terrible propagande anti-noir, les Minstrels se bornaient à faire passer une image paternaliste auprès d'une large audience. Cela paraissait beaucoup moins dangereux et donc plus acceptable. Et donc, d'autant plus dangereux! Cela a tellement marqué les consciences, que les noirs avaient intérêt à se conformer aux stéréotypes présentés, de peur de représailles des blancs ... qui sont vraiment persuadés que les noirs sont tels que décrits dans les shows.

Le divertissement populaire a continué à perpétuer, jusque dans les années 1950, le stéréotype raciste du noir sans éducation, toujours de bonne humeur et prêt à faire de la musique. Même une fois que les Minstrels professionnels avaient disparu, des artistes se sont encore adonné au blackface dans des vaudevilles ou même dans des vraies pièces de théâtre dramatique. Ces artistes ont conservé les chansons populaires, les danses et le dialecte des faux-noir, souvent dans une ambiance nostalgique des anciens Minstrels.

Le plus célèbre de ces artistes est probablement Al Johnson qui a amené le blackface jusqu'au grand écran dans les année 1920 dans des films tels que Le Chanteur du Jazz (1927), qui est quand même le premier film parlant de l'histoire du cinéma.

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De même, lorsque l'époque des dessins animés sonores a débuté à la fin des années 1920, les premiers animateurs, comme Walt Disney, ont créé des personnages comme Mickey (qui ressemble aux artistes blackface) avec une personnalité issue des Minstrels: le Mickey du début est constamment occupé à chanter, à danser et à sourire.

Des émissions de radio vont prendre le relais dont la plus célèbre est l'émission Amos 'n' Andy qui va être diffusée de 1928 à novembre 1960!!!

Citons également l'émission de télévision de la BBC, The Black and White Minstrel Show, diffusée de 1958 à 1978. Il s'agissait d'une émission de variété présentant des chansons traditionnelles du 'Deep South' et de la Country, ainsi que des numéros de music-hall présentés par des artistes blackface.

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Bamboozled, Spike Lee (2000)

Enfin, Bamboozled, le film de Spike Lee (2000), qui lui bien sûr dénonce le racisme latent de Amos 'n' Andy. Le scénario en est simple: le très bourgeois, très propre, très accent oxfordien Pierre Delacroix est animatuer de télévision et cherche de nouveaux projets. Son patron blanc, Dunwitty, refuse ses programmes dont les personnages ne sont pas assez "noirs". Delacroix écrit donc le script le plus raciste possible, espérant un procès qui mènera Dunwitty à la faillite. Mantan et Sleep-n-Eat (Spike Lee reprend les noms de deux talentueux bouffons noirs hollywoodiens des années quarante) sont deux esclaves qui passent leur temps à manger, dormir, voler des poulets, rire et danser. Dunwitty adore, le show est un succès. Comme Pierre Delacroix, Spike Lee est passé chez New Line Cinema avec bien des projets avant qu'ils n'acceptent sa comédie satirique où les artistes font des claquettes et se maquillent en noir. Dunwitty adore les Noirs et leur culture. Il veut surtout changer le noir en vert, il a des dollars à la place des yeux et trouvera toujours des collaborateurs. Il est insupportable, mais personne ne le tient pour responsable. Le vrai responsable c'est Pierre Delacroix. Assoiffé de réussite il se vend aux Blancs sans penser qu'il y perd son âme. Spike Lee ne vend pas son âme, bien au contraire. Bamboozled est un hommage au talent des artistes noirs exploités par Hollywood. Même si le cadrage donne mal au cœur, les raccords mal aux yeux et la fin mal aux cheveux, Bamboozled étonne d'intelligence et de courage.

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Il faut aussi mentionner que le clip final du film récapitule en quelques minutes ce qu'on été les noirs au cinéma... Ce clip vaut à lui seul le prix de la place de cinéma.