A) Introduction - Des changements imposés...
Harrigan (), Cohan (), Herbert () et Berlin () ont jeté les bases de ce que sont les musicals, mais il aura fallu deux coups de feu dans la ville serbe de Sarajevo pour permettre – à moyen ou long terme – aux comédies musicales de Broadway de conquérir le monde.
Lorsque l'archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, fut assassiné par un terroriste serbe le 28 juin 1914, l'Autriche déclara la guerre à la Serbie avec le plein soutien de l'Allemagne, forçant la Russie, alliée de la Serbie, à déclarer la guerre à l'Autriche et à l'Allemagne. Cela a forcé les déclarations de guerre des alliés de la Russie, de la France et de la Grande-Bretagne. C’est ce que l’on appelle la théorie des dominos: un assassinat qui va entraîner la mort de près de 20 millions de personnes. Chacune de ces nations est entrée en guerre avec un enthousiasme fou. Les dirigeants prédisaient la victoire en quelques mois. Le bain de sang qui en a résulté va durer quatre ans...
En Angleterre, la guerre a donné naissance à un profond sentiment anti-allemand allant jusqu’à forcer la famille royale de Grande-Bretagne à changer leur nom de famille de «Saxe-Coburg-Gotha» à «Windsor». L'empereur Guillaume d'Allemagne a dit qu'il attendait avec impatience la première de «The Merry Wives of Saxe-Coburg-Gotha» de Shakespeare. La vraie nouveauté théâtrale fut que les opérettes allemandes et autrichiennes étaient maintenant «verboten» dans le West End de Londres. Il y avait donc une demande pour de nouvelles comédies musicales. Mais qui allait les fournir?
Bien que les États-Unis soient restés neutres pendant les trois premières années de la Première Guerre mondiale (ils ne rentreront en guerre qu’en avril 1917), les attaques allemandes contre le transport maritime international dans l’océan atlantique (leurs sous-marins ont coulé des navires de très nombreux pays, y compris de pays neutres) ont fait en sorte que de nombreux Américains soutenaient la Grande-Bretagne et ses alliés. Une conséquence immédiate fut que la valse germanique a rapidement perdu tout attrait à Broadway. Une autre source de spectacles à Broadway avant-guerre, comme nous l’avons vu, était la comédie musicale edwardienne (), dont le père était George Edwardes (). Lorsque la guerre a éclaté, ce dernier faisait sa visite annuelle pour raison de santé, à un spa en Allemagne. Jeté en prison en tant qu'ennemi pendant de nombreux mois, il fut finalement libéré et renvoyé en Angleterre où il est mort quelques semaines plus tard en 1915. Broadway et Londres ont été soudainement à court de spectacles.
Jusqu'à cette époque, les comédies musicales américaines souffraient d’un double problème: le public américain aimait des spectacles venant de l’Ancien Monde ou qui s’en inspiraient (cf. Ziegfeld Follies qui s’inspire des Folies Bergère …), mais les comédies américaines avaient aussi du mal à s’exporter.
L'année où la Première Guerre mondiale a commencé, le plus grand succès public à Broadway a été Chin-Chin () (1914, 295 représentations). David C. Montgomery et Fred Stone ont joué deux personnages (Chin Hop Hi et Chin Hop Lo), qui étaient les serviteurs de la lampe d'Aladdin.
Ils usaient pendant tout le spectacle de très nombreux déguisements pour sauver la lampe et son propriétaire des machinations de très nombreux et différents ennemis.
En fait, comme souvent à l’époque, le scénario n'était guère plus qu'une excuse pour passer d'un gag à l'autre, avec des chansons oubliables du compositeur d'origine belge Ivan Caryll (1860-1921).
Le public de Broadway a adoré le solo de Stone, qui affirmait que «Ev’ry chink goes just as dippy as a coon from Mi-si-si-pi» dans la chanson Ragtime Temple Bells. Stone se faisait aussi passer pour un ventriloque qui disait à plusieurs reprises (un running gag): «Very good, Eddie.» Mais aucun producteur n'a fait traverser l’Atlantique à ce spectacle vers Londres, où le public l'aurait trouvé incompréhensible.
B) Jerome Kern (1885-1945)
B.1) Période 1: de l'adaptation à la réinvention
Par une heureuse coïncidence, un compositeur était prêt à créer des comédies musicales américaines exportables, fournissant une nouvelle voix et inspirant une nouvelle vision de ce que la comédie musicale pourrait être. Le compositeur lui-même n'était pas nouveau. En fait, il était même une figure assez respectée dans les coulisses de Broadway depuis une décennie.
Né à Manhattan et élevé dans le New Jersey, Jerome Kern était de petite taille, mais plein d'ambition musicale. Son père, un immigré juif allemand, possédait un grand magasin de Newark et voulait que Jerry travaille dans l'entreprise familiale. Mais quand Jerry a reçu une commande pour deux pianos et qu’en réalité 200 pianos ont été livrés, son père lui a dit: «Fils, je pense que je vais devoir me convertir en vendeur de pianos, et toi devenir un musicien.»
Jerry a quitté le lycée avant d’obtenir son diplôme et il a travaillé comme song-plugger chez Wanamaker, un des premiers grands magasins de New York. Qu’est-ce qu’un «song-plugger»? Il s’agit d’un chanteur ou d’un pianiste employé par les grands magasins pour promouvoir et vendre de nouvelles partitions. C'est ainsi que l’on promotionnait les partitions avant que des enregistrements de bonne qualité ne soient largement disponibles. En général, le pianiste était assis au niveau de la mezzanine d’un magasin et jouait la musique que lui demandait le vendeur de partitions. Les utilisateurs pouvaient sélectionner n’importe quel titre et, grâce au song-plugger, en obtenir un aperçu avant de l’acheter.
Il changea pour un job mieux payé chez Harms Music (une des plus importantes maisons d’édition de partitions). Kern fit tout que pour le directeur, Max Dreyfus, accepte de publier ses premières compositions. Dreyfus remarqua le talent de Kern (il découvrira et soutiendra aussi George Gershwin, Richard Rodgers, Lorenz Hart, Rudolf Friml, Vincent Youmans, Irving Caesar et Cole Porter). De par ses relations, il réussit à faire engager Kern comme pianiste de répétition pour des comédies musicales de Broadway. Mais à Broadway, un pianiste de répétition a besoin de talents beaucoup plus larges qu’ailleurs. En Angleterre, les spectateurs de théâtre mondains arrivaient rarement au théâtre à temps et donc, les meilleures chansons des comédies musicales du West End du début du XXe siècle n’étaient jamais placées au début du show, mais bien plus tard. Les partitions de ces spectacles devaient être retravaillées quand un spectacle anglais devait être joué à Broadway, car à New York les spectateurs arrivaient à l’heure et partaient à l'entracte si le premier acte n'était pas à la hauteur. En tant que pianiste de répétition, Kern était dans la position idéale pour offrir ses talents lorsque les producteurs d'importations britanniques avaient besoin de nouvelles chansons.
Dans cet esprit, Kern a retravaillé de nombreuses chansons de multiples comédies musicales, leur apportant force et dynamisme. On dirait aujourd’hui qu’il a proposé un nouvel «arrangement». Il a commencé, à moins de 20 ans, en travaillant sur Mr. Wix of Wickham () (1904, 41 représentations) de Herbert Darnley. Un critique, Alan Dale, a déclaré: «La contribution de Kern à Mr. Wix of Wickham () se dresse telle la Tour Eiffel au-dessus de l’accompagnement musical initial primitif et la critique est sans voix d’admiration!» Quand les opérettes viennoises sont devenues à la mode, Kern a aussi composé de nombreux arrangements pour ces œuvres. Kern a aussi accepté de travailler avec n'importe quel librettiste qui cherchait un compositeur, mais en trouvait rarement un qui pouvait correspondre à son style résolument moderne. Tous ces arrangements qu’il a réalisés n'ont jamais à l’époque été crédités – c’est-à-dire que son nom n’était jamais mentionné pour ce travail – de sorte que Kern est resté longtemps inconnu du grand public. Bien que ces arrangements étaient bien payés, il rêvait de composer une vraie chanson à lui, qui deviendrait un «tube».
Une grande étape fut franchie quand sa chanson How'd You Like to Spoon with Me a été ajoutée à la comédie musicale anglaise The Earl and the Girl () (1905, 148 représentations) pour les représentations à New York et Chicago. Chantée par des Chorus Girls sur des balançoires, sa mélodie syncopée est devenue un succès. Quand Max Dreyfus a imprimé les partitions de The Earl and the Girl (), il a mentionné que l’auteur de How'd You Like to Spoon with Me était Jerome Kern. Le jeune compositeur de vingt ans a commencé à être connu.
Un autre exemple du travail de Kern pendant ces premières années était le numéro comique inséré dans The Dairymaids () (1907, 86 représentations). Les paroles ont été écrites par Michael E. Rourke, le nom d’artiste utilisé par Herbert Reynolds. Il a été accompagné d’un air entraînant, tout aussi charmant que les mots:
Marry a girl with nothing (Épouse une fille avec rien)
But a fascinating face and form. (Mais avec un magnifique visage et des formes.)
Or marry a girl with a cozy flat (Ou épouse une fille avec un appartement confortable)
To protect you from the winter storm. (Pour te protéger de la tempête hivernale)
Marry a girl with money (Épouse une fille avec de l’argent)
And an appetite that can’t be beat. (Et un appétit sans fin.)
But never, never, never, marry a girl (Mais jamais, jamais, jamais, jamais, n’épouse une fille)
With cold, cold, feet. (Avec des pieds froids, froids.)
Extrait de «The Dairymaids» (1907)
Dans le cadre de son travail, Jerry se rendait fréquemment en Angleterre pour assister aux previews des derniers succès du West End. Lors d'un de ces voyages, il séjournait au Swan Hotel à Walton-on-Thames quand il a rencontré la fille du directeur, Eva Leale. Il jouait How'd You Like to Spoon with Me sur le piano du salon et a dit à Eva qu'il l'avait composée. Elle a refusé de le croire, mais Jerry avait eu un vrai coup de foudre. Après un an de séduction transatlantique, ils se marient. Bien que Jerry ait eu tendance à intimider sa douce femme, ils ont vécu un long et dévoué partenariat.