A) Introduction
Comme nous l’avons vu, Show Boat () a été promotionné lors de la création de 1927 auprès du public américain avec en tête d’affiche Helen Morgan, une star blanche qui travaillait le plus souvent dans des boîtes de nuit ou des théâtres accompagnée seulement d’un piano.
Mais Kern et Hammerstein ont conçu leur spectacle autour du talent et de la renommée d’une autre star, Paul Robeson, un chanteur noir qui se produisait le plus souvent dans les salles de concert et les théâtres, lui aussi, accompagné seulement d’un piano.
Paul Robeson était une star majeure au milieu des années 1920 à Manhattan, profitant de la fascination blanche pour les Noirs et qui a donné lieu à la période appelée «Renaissance de Harlem». Hammerstein et Kern se sont appuyé sur cette fascination dès le début de leur travail sur Show Boat (). Il n’ont pas voulu se limiter à raconter l’histoire du roman d’Edna Ferber, à savoir l’épopée de vie de Magnolia et Ravenal. Les premiers projets de livret ont largement élargi le rôle de Joe, réimaginant profondément le personnage, allant bien au-delà de celui de roman de Ferber. Il y a une véritable volonté de retracer une histoire de la musique populaire et c'est ce qui va motiver l'élargissement du synopsis de Show Boat () d’une manière radicalement efficace, musicalement diversifiée, thématiquement riche tout en restant commercialement raisonnable.
On pourrait appeler l’«option Robeson» cette démarche visant à intégrer l’artiste dans le show et toutes les adaptations qu’elle a induites. Hammerstein et Kern n’ont abandonné cette «option Robeson» qu’à la fin du processus de production — comme nous allons le montrer plus loin, il en était toujours question lorsque les répétitions ont commencé en octobre 1927 — et même si la création a été un vrai succès sans lui, ils ont continué à se battre pour inclure Robeson dans les productions ultérieures. C’est Robeson lui-même qui a rejeté cette «option Robeson», n’acceptant de jouer Joe seulement qu’après que certains éléments se référant à lui spécifiquement aient été enlevés. Et, avouons-le, après aussi que Show Boat () se soit avéré un énorme succès auprès du public. Ce qu’il restera de l’«option Robeson» initiale — Ol' Man River et ses nombreuses reprises — a servi Robeson et des générations de basses noires après lui, créant un rôle d'anthologie. Mais cela a aussi sans doute permis d’étendre encore l’importance de Show Boat () dans l’histoire des musicals.
L’«option Robeson» était multiforme, conçue à la fois pour mettre en vedette Robeson et renforcer l’intrigue musicale chère à Hammerstein, qui voulait lier l’histoire multigénérationnelle de Magnolia et Kim à l’histoire plus large de la musique américaine. En pratique, l’absence de Robeson à la création à Broadway n’a pas permis ce lien direct à son parcours personnel, mais la volonté d’ Hammerstein a quand même partiellement été préservée dans sa volonté de diversité musicale.
Comme Robeson, Helen Morgan était une star importante du milieu des années ‘20 à Manhattan. Mais contrairement à Robeson, qui chantait devant le piano, Morgan était presque toujours assise sur le piano, habituellement avec une écharpe de soie à la main. Comme nous l’avons vu, avec le processus visant à façonner le rôle de Julie autour des talents uniques d’Helen Morgan, les créateurs de Show Boat () ont été extrêmement efficaces. Pour toute une génération de publics américains, elle a été LA star de Show Boat () à la création. Mais les adaptations concernant son rôle n’apportaient pas de grande modification sur l’intrigue de Show Boat (). Elles n’étaient pas aussi conceptuelles que celles prévues dans l’«option Robeson», elles n’avaient aucun rapport avec l’intrigue musicale chère à Hammerstein, et n’avait pour but que d’élargir le rôle de Julie pour en faire un rôle majeur de l’œuvre, indispensable pour pouvoir intégrer Helen Morgan dans la distribution. Dans les revivals ultérieurs, cette option est restée efficace au profit d’une série d’actrices, la plupart originaires de boîtes de nuit, qui ont utilisé ce rôle-vedette pour construire, soutenir ou relancer leur carrière. Comme nous l’avons vu, l’adaptation principale du rôle de Morgan a été l’introduction de la chanson Bill qui a porté sur le show l’enthousiasme des médias. Cela dépassa largement les espoirs initiaux de Ziegfeld, Hammerstein et Kern quand ils avaient engagé Morgan. Mais d’un point de vue pratique, Helen Morgan a surtout «vendu des tickets».
Mais les deux démarches visant Robeson et Morgan étaient très similaires, car centrées autour de personnages existant dans la manière dont ils interprètent une chanson: un homme noir chantant une «spiritual-song» (chant sacré) et une femme blanche chantant une «torch song» (ballade mélancolique). Ils ont tous deux défini des standards ethniques de la scène américaine.
B) Paul Robeson (1898-1976): acteur et activiste
On a l’habitude de qualifier Paul LeRoy Bustill Robeson d’acteur, d’athlète, de chanteur et d’activiste des droits civiques afro-américain.
Son père, William Drew Robeson, après s'être enfui à l'âge de 15 ans d'une plantation de Caroline du Nord où il était né esclave, entreprend des études et, diplômé de l'université Lincoln, il devient pasteur de l'Église presbytérienne de Princeton de 1880 à 1901. Il est ensuite pasteur à Westfield, puis Somerville, dans le New Jersey. Il meurt en 1918. Sa mère, Maria Louisa Bustill, était mulâtre; descendante d'une famille quaker de tendance abolitionniste. Elle périt dans un incendie, en 1904, alors que Paul n'avait que 6 ans.
Très bon athlète, Paul Robeson reçut de nombreuses récompenses sportives, en football américain, baseball, basketball et course à pied. Après ses études secondaires à la Somerville High School de Somerville dans le Massachusetts, il est admis à l'université Rutgers (New Jersey) où il obtient le Bachelor of Arts, puis déménage à Harlem et intègre la faculté de droit de l'université Columbia, à New York.
Il exerce alors le métier d'avocat dans un cabinet d’avocats new-yorkais jusqu’à ce qu’une sténographe à qui il dictait une note de service refuse de prendre note, arguant: «Je ne prends jamais la dictée d’un nègre».
Robeson a quitté le cabinet peu de temps après.
Paul Robeson devient un acteur et un chanteur célèbre grâce à sa voix de basse. Il obtient un très grand succès non seulement en Amérique mais aussi en Europe et en Afrique, au point que les autorités coloniales craignaient son éventuelle influence sur les populations colonisées!
Dans les années 1920, il épouse Eslanda Cardoso Goode, biologiste au Presbyterian Hospital de New York, avec laquelle il se rend en Angleterre où il commence sa carrière d’acteur. Entre 1925 et 1942, il va jouer dans onze films, principalement britanniques. Parmi ses plus grands succès au cinéma figurent Show Boat (1936), Song of Freedom (1936), King Solomon's Mines (1937) et The Proud Valley (1940), C’est à Londres qu’il commence également à étudier l’histoire et les cultures du continent africain, allant jusqu’à parler une vingtaine de langues africaines, dont une dizaine couramment. Il quitte l’Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale et regagne les États-Unis où il sera le premier comédien noir à jouer Othello de Shakespeare. Après la guerre, il continue à parcourir le monde avec son épouse.
Durant ses nombreux voyages en Union soviétique, Paul Robeson dénonce vigoureusement les conditions de vie des Afro-Américains aux États-Unis, en particulier dans les États du Sud ségrégationnistes, et dénonça le lynchage. Le fait qu'il ait défendu dans certains de ses écrits et discours les politiques intérieures et extérieures de l'Union soviétique de Staline confirme ses sympathies envers le communisme. Il chante notamment une adaptation anglaise de l'hymne soviétique. En 1958, il vient fêter son anniversaire en URSS où une fête grandiose est donnée en son honneur. Il est également célèbre en République populaire de Chine, pour avoir chanté l'hymne national chinois, La Marche des Volontaires, pendant la Seconde guerre sino-japonaise.
Il devient une figure controversée dans les années 1950 et ses enregistrements et films sont de moins en moins diffusés aux États-Unis. En 1952, il reçoit le Prix Staline.
De 1950 à 1958, le département d'État américain lui interdit de quitter le territoire national et lui confisque son passeport. Paul Robeson peut être ajouté au nombre des victimes du maccarthysme. Sa carrière d'avocat, aux États-Unis, est vouée à la défense des victimes de l'esclavage et à la dénonciation de l'apartheid en Afrique du Sud; de façon plus générale à la défense des opprimés.
Son épouse et lui obtiennent à nouveau leur passeport et repartent en tournée à l’étranger avant de revenir définitivement aux États-Unis en 1966, lorsque Eslanda meurt d’un cancer. Commence alors une période de déchéance pour Paul Robeson, qui va passer le restant de ses jours à Harlem, souvent hospitalisé, dans l’isolement et la pauvreté malgré les nombreux amis qui lui écrivent du monde entier. Après deux infarctus, il meurt d’un arrêt cardiaque en janvier 1976, à l’âge de 77 ans.