Comme nous l’avons vu, lorsque George M. Cohan (1878-1942) débarque à Broadway au début des années 1900, les comédies musicales à succès les plus populaires venaient de Grande-Bretagne, et les premiers rôles masculins ne dansaient pas. Et à une époque où les Américains doutaient encore de leur propre créativité culturelle, ce qui caractérisait le mieux Cohan était son éblouissante carrière dans le Vaudeville.
A) Les débuts: une vraie famille
Les parents de George, Jerry Cohan (1848-1917) et Nellie Costigan Cohan (1854-1928), étaient des habitants de la Nouvelle-Angleterre d'origine irlandaise. Après s'être marié, le jeune couple a fait des tournées de Variety avec un numéro de chant et de danse. Leur premier enfant est mort alors qu’il avait moins d’un an. Ils en ont choyé exagérément les deux qui ont suivi. Josie (1874-1916) est devenue artiste auprès de ses parents, avec un numéro de «skirt dance» (forme de danse populaire en Europe et en Amérique, en particulier dans les théâtres Burlesque et de Vaudeville des années 1890, dans laquelle les danseuses manipulaient avec leurs bras de longues jupes superposées pour créer un mouvement de tissu fluide, souvent en des salles plongées dans l’ombre avec des projecteurs colorés soulignant les motifs de leurs jupes. Les jupes utilisées dans ces danses de jupes nécessitaient plus de 100 mètres de tissu). George, lui, a fait ses débuts sur scène beaucoup plus jeune: porté en scène par ses parents à 4 mois à peine. Par la suite, il a vendu des billets, joué des rôles d'enfant et joué du violon dans la fosse d’orchestre – tout et n’importe quoi pour faire partie du spectacle.
A dix ans, George était déjà un artiste chevronné qui avait derrière lui de très nombreuses années d'expérience professionnelle! La confiance que George avait en lui était souvent perçue comme de l'arrogance. La dernière chose que les adultes voulaient, c'étaient les conseils d'un enfant, surtout si celui-ci en savait plus qu'eux.
Mais les «Quatre Cohan» étaient un vrai clan. Et ils vont passer unis et solidaires à travers de très nombreuses épreuves.
Comme l'a souvent avoué la mère de George: «Nous nous suffisions à nous-mêmes.»
George a commencé à écrire des chansons dont il en a envoyé plusieurs à des éditeurs de New York. Le seul à répondre a déclaré que les chansons du garçon n'étaient pas bonnes, et lui a demandé de ne plus en envoyer. Mais George a refusé d'abandonner. Ses grands espoirs pour les débuts new-yorkais de la famille à Manhattan en 1893 au Keith Union Square Theatre de Benjamin Franklin Keith ont été ruinés lorsque le directeur a exigé de présenter les «Quatre Cohan» dans des numéros séparés. Cela a plongé George dans la panique - il a seulement 15 ans. Et en plus, George s'est vu confier le redouté numéro d’ouverture, le plus terrible moment dans un spectacle de Vaudeville.
Il a vécu cela comme une véritable insulte. Mais son caractère l'a forcé à affronter cette difficulté. Lorsqu'il a effectué son numéro de danse, il n'a reçu absolument aucun applaudissement du public, ce qui l'a rendu furieux. Mais, il ne pouvait se révolter, car les "Quatre Cohan" avaient besoin de travail... Et cet accueil d'une froideur terrifiante s'est répété tous les soirs, pendant les 51 représentations prévues au contrat.
Contrairement à George, sa soeur Josie eut des critiques très élogieuses pour ses qualités de danseuse. Les parents, Jerry et Nellie, ont été très étonnés d'apprendre que les producteurs de Vaudeville étaient prêts à payer à Josie autant d'argent pour un seul numéro que ce qu'ils payaient pour une famille entière. Mais Josie a refusé de scinder le quartet.
Lors de cette douloureuse expérience, le stage manager avait signalé la colère de George au directeur Keith, ce qui a eu pour conséquence directe de placer temporairement l'adolescent sur la liste noire de tous les grands théâtres de Vaudeville.
A la fin de 1893, George se persuada qu'il pourrait gagner beaucoup d'argent, et facilement, en écrivant des chansons. Cet hiver-là, il a écrit et vendu sa première chanson professionelle: Why Did Nellie Leave Her Home. Un an plus tard, il en avait vendu vingt, dont Venus, My Shining Love.
George a alors écrit des sketches pour d'autres artistes de Vaudeville et a enfin eu ses premières chansons publiées. La conséquence première de ce succès fut que George sortit de la liste noire. Jerry a alors mis au défi son turbulent fils d’écrire les sketches familiaux et de gérer leurs tournées. Il a pris ce souhait de son père très au sérieux. Quand le temps et l’argent le permettaient, il allait voir sur scène ses artistes préférés: Nat Goodwin ou Harrigan & Hart. Ou, assister à un spectacle au Tony Pastor's Music House, ou rire avec le public du Weber & Fields Music Hall. C’est en regardant ces artistes (et bien d’autres) qu’il allait analyser et disséquer leurs performances. Si un artiste avait un moment de faiblesse ou faisait une erreur, il analysait la situation, et dans se tête imaginait une série de choses qui aurait permis de ne pas en arriver-là, ou mieux encore, comment s'en sortir élégamment.
Ce passage de relais entre le père et le fils s'est avéré une très sage décision. Après des mois où les «Four Cohan» se sont limités à des engagements d'un soir, ils ont été invités à se joindre à Gus Williams dans son spectacle April Fool. Tout le monde en était très heuruex, sauf George. Il avait lu le scénario et pensait qu’il y avait de la place pour de grandes améliorations. Cela causa bientôt des frictions entre George Cohan, âgé de 17 ans seulement, et l’impresario Williams, mais George demeura convaincu qu’il pouvait améliorer son rôle. Comme rien ne lui faisait peur, il a introduits ses propres changements au cours de la série sans le consentement de Williams ou de personne d'autre dans le cast. Williams a dit un jour: «Il y a une chose que je vais dire à ton sujet, Georgie. Tu m’as convaincu que la peine capitale est absolument nécessaire.» Les «Four Cohan» sont restés dans April Fool pendant 35 semaines, et c'est seulement après que George ait eu une dispute phénoménale avec le producteur que la famille a été licenciée.
En 1895, deux sketches du tout jeune auteur George M. Cohan, qu'il interpréta avec sa famille, furent des succès: The Professor's Wife et Money To Burn. Ce n'étaient pas ses premiers sketches, mais ce furent les premiers qui marquèrent.
Le premier sketch que j'ai écrit, ce fut pour Filson & Errol. On l'a intitulé A Tip On The Derby.
George M. Cohan
Peu après, les «Four Cohan» rejoignirent la troupe de Hyde. C'est pendant qu'ils jouaient avec eux que George a écrit The Professor's Wife. Par la suite, Vesta Tilley a rejoint la troupe et c'est pour elle que George a créé Money To Burn.
La vie ressemblait à un train-train sans relief fait de tournées dans tout le pays. Puis, un soir, ils ont eu leur grande chance. Le premier acte du Hyde & Behman Vaudeville Show a été annulé, et les «Four Cohan» se sont vu proposer de jouer dans cette tranche laissée vide. George, mieux que quiconque comprit que c'était la chance de leur vie. Et il avait raison. La famille a reçu des rappels et des rappels à la fin de leur prestation par un public conquis et frénétique. La légende raconte que George se serait alors avancé et aurait adressé une phrase au public qui allait devenir une de ses marques de fabrique:
« Mesdames et Messieurs, mon père vous remercie, ma mère vous remercie, ma sœur vous remercie et je vous remercie. »
George M. Cohan
Le «Grand discours de rideau» de George M. Cohan serait né cette nuit-là, une habitude qu'il prolongera tout au long de sa vie. Mais, selon son biographe John McCabe (dans «The Man Who Owned Broadway»), ce n'est pas Cohan qui a créé cette phrase, mais bien un imitateur, Julian Tannen, qui lors d’un spectacle amateur a imité Cohan.
En l'espace de deux ans, les Cohan sont devenus l’un des numéros de Vaudeville les mieux payés: 3.000$ par semaine. Ils étaient devenu un numéro de premier plan, et pouvaient exiger un meilleur salaire. George commençait à assumer complètement son rôle d’homme d’affaires familial qu'il avait repris de son père et il s’efforçait d’obtenir le meilleur pour sa famille. C’est au cours de ces années qu’il a développé et perfectionné son propre style de chant (nasal et délivré du côté de sa bouche), la danse (excentrique) et des habitudes personnelles. Cohan s'adressait aux gens avec des «Sweetheart» ou «Kid». Il les frappait aussi du dos de la main sur la poitrine lorsqu’une idée le frappait ou qu’il voulait exprimer sa sincérité.
Il a également totalement assumé les négociations pour les «Four Cohan». Dans son autobiographie, «Twenty Years On Broadway, And What It Took To Get There», Cohan souligne les différences entre la personnalité de son père et la sienne.
Mon père était un homme très timide, et il semblait toujours avoir une vraie angoisse de devoir parler affaires, surtout avec les directeurs de théâtre. Ses manières calmes et douces, et la façon dont ces derniers profitaient de sa façon de se comporter correctement, m’ont appris que l’agressivité était une qualité totalement nécessaire pour traiter avec ces gens qui étaient prêts à tout pour ne nous donner que des miettes.
«Twenty Years On Broadway, And What It Took To Get There» - Autobiographie de George M. Cohan
Au Casino Theater cet été-là, un spectacle totalement nouveau a attiré le public de New York - avec un parfum de scandale: Clorindy, or The Origin Of The Cake Walk () (1898), avec de la musique de Will Marion Cook et un livret et des paroles de Paul Dunbar. Ce spectacle a fait sensation car il était l'un des premiers musicals à Broadway avec une distribution entièrement noire. Elle a fait sensation avec ses rythmes ragtime et syncopés. Quelques mois auparavant, A Trip To Coontown () (1898) de Robert Cole et Billy Johnson, avait été le premier vrai musical totalement Black, mais il s'est joué dans un petit théâtre (Third Avenue Theatre) et n'a tenu l'affiche que 8 soirs. Cependant, Clorindy, or The Origin Of The Cake Walk () (1898) a totalement éclipsé A Trip To Coontown () (1898) par sa musique. Will Marion Cook était un musicien de formation classique dont les talents étaient bien supérieurs à ceux de la musique de style minstrel à laquelle il se sentait (à juste titre) confiné. Plus tard dans sa vie, il devint professeur de rien de moins que de Duke Ellington, mais en 1898, il était plein de feu et déterminé à réussir, ce qu’il fit. Clorindy, or The Origin Of The Cake Walk () (1898), a présenté le ragtime non seulement à des auditoires blancs, mais aussi à d’autres auteurs-compositeurs blancs. Les deux ont trouvé cela fascinant... Dont bien sûr George M. Cohan.
Cohan a sauté dans le mouvement en intégrant ce nouveau type de musique dans son propre style. Ce n’était pas complètement ragtime mais ce n’était pas plus une valse non plus. Certaines de ses chansons les plus toniques ont été écrites à cette époque, dont The Warmest Baby In The Bunch (1897), I Guess I’ll Have To Telegraph My Baby (1898) et Hanna’s A Hummer (1899).
De 1897 à 1899, George M. Cohan écrit continuellement pour sa famille et se produit avec elle. Il a écrit 14 sketches différents dont The Governor’s Son (1898) et Running For Office (1897) qui deviendront bientôt, tous deux, des spectacles complets suite à un retravail de George. Mais aussi des dizaines et des dizaines de chansons. Il avait rarement du temps à consacrer à sa vie personnelle car il était la plupart du temps en scène ou en préparation pour le spectacle. Puis, en septembre 1898, à l’hôtel Morrison de Chicago, George assista à une soirée d’après-théâtre où il rencontra Ethel Levey. Elle était une artiste éblouissante qui pouvait chanter, jouer du piano, danser, jouer du théâtre, et dont le charme et le charisme étaient très semblables à ceux de George. Quand ils se sont rencontrés, il y a eu une forte attraction mutuelle immédiate.
Ethel Levey est née Ethelia Fowler en 1881. Elle a grandi à San Francisco avec des parents écossais et irlandais. Elle a plus tard adopté le nom Levey de son beau-père juif, Sol Levey. Au moment où elle a rencontré George M. Cohan, elle jouait dans le chœur de Weber & Fields Music Hall. Tout a alors très vite changé pour elle et elle se lança dans le Vaudeville. Elle a commencé à chanter les chansons de George (I Guess I’ll Have To Telegraph My Baby, Hanna’s A Hummer, etc.), et son interprétations de ces chansons les rendirent très populaires. Quand George retourna à New York, ils correspondirent pendant qu’elle continuait à parcourir le pays. George a annoncé à sa famille qu’il s’était fiancé. Les parents de George (qui avaient un peu plus de tête que lui) ont exprimé leurs préoccupations. Pourquoi George prendrait-il un tel engagement pour le reste de sa vie en se fondant sur une simple correspondance écrite?
Quoi qu'il en soit, en juillet 1899, George M. Cohan épousa Ethel Levey à l’église catholique St. Nicholas, à Atlantic City.
Durant les années 1897 - 1899, les «Four Cohan» étaient sous contrat avec Benjamin Franklin Keith. Les tournées de Vaudeville Keith/Albee ont sans aucun doute été le monopole le plus puissant que la profession théâtrale ait jamais connu (encore plus fort que le détesté Theatrical Syndicate). Lorsque l'un des théâtres de Keith a refusé un jour de payer les Cohan ce qui était garanti dans leurs contrats, George a juré que plus jamais aucun Cohan ne travaillerait pour Keith. Et il a tenu sa parole. C'était sans doute l’excuse que George recherchait pour mener sa famille hors du Vaudeville et vers le «vrai théâtre».
Avec un avenir incertain, les «Four Cohan& Ethel» ont regardé se lever l’aube d’un siècle nouveau.