A) Broadway Goes to War! Broadway part en guerre!
Toute la communauté théâtrale a été entièrement impliquée pendant la Première Guerre mondiale. Beaucoup ont servi en uniforme, et certains ont donné leur vie. Sur le front intérieur, les stars divertissaient les troupes et récoltaient des millions de dollars pour soutenir les efforts de guerre. Al Jolson (un chapitre entier lui est consacré: ) a ravi ses fans en présentant:
Sister Susie’s sewing shirts for soldiers.
Such skill at sewing shirts our shy young sister Susie shows!
Some soldiers send epistles,
Say they’d sooner sleep in thistles
Than the saucy soft short shirts for soldiers Sister Susie sews!
Jolson lançait un défi permanent à n'importe qui dans son public de chanter certaines paroles plus rapidement que lui. Il n'y a aucune trace de quelqu'un qui ait réussi.
L'implication militaire active de l'Amérique dans la guerre est venue tard et a été très courte (6 avril 1917 - 11 novembre 1918; les troupes américaines n’interviendront concrètement sur le front qu’en novembre 1917). Cela a été fort court pour que de vraies comédies musicales avec un livret puissent s’intéresser au sujet, mais les Revues ont rapidement introduit des chansons et des sketches sur le thème de la guerre.
Prenons un exemple avec les Ziegfeld Follies of 1917 (). Le premier acte se concluait par un long final patriotique qui éclipsait tous ceux des années précédentes aux yeux de la critique pour le New York Times. Rempli d'une ferveur patriotique accompagnant naturellement l'entrée américaine dans la Première Guerre mondiale, Ziegfeld a produit son spectacle le plus élaboré à cette date. Tout a commencé avec l'interprétation par Tom Richards d'une chanson écrite par Gene Buck et Victor Herbert intitulée Can't You Hear Your Country Calling?.
Cette chanson – qui ressemble à une marche – comporte un protagoniste qui se décrit comme «un Paul Revere (héros américain de la révolution américaine) moderne» avertissant ses compatriotes que la guerre était là et que leur pays avait besoin d'eux. Comme l'a rapporté le critique du Times, la chanson était immédiatement suivie par l'apparition de Paul Revere, «représenté par un homme chevauchant un cheval blanc sur un tapis roulant», et les anciens présidents George Washington (premier président des États-Unis) et Abraham Lincoln.
Puis une troupe de jeunes filles en costumes, plus artistiques qu’historiques, s’alignaient devant un grand aigle peint avant d’être passées en revue par un acteur représentant le président Wilson (président de l’époque). Enfin, pour terminer, l'orchestre jouait The Star Spangled Banner (l’hymne national des États-Unis) alors qu’au-dessus des têtes du public debout, un immense drapeau américain était déployé. Un tableau scénique dans lequel, par une illusion d'optique, une flotte de cuirassés semblait s'élancer en pleine nuit du fond de la scène jusqu'aux brise-lames que symbolisaient les feux de la rampe, augmentant de taille en approchant. En pleine Première Guerre mondiale, cette séquence finale combinait l'esprit patriotique des Follies, récurrent depuis leur création, avec des thèmes de la culture populaire américaine. L'effet naval, par exemple, ressemble à ceux mis en scène dans les productions de Follies antérieures.
Les paroles et la mise en scène de Can't You Hear Your Country Calling?, cependant, illustrent des thèmes plus communs à la période troublée qu'aux Follies en soi. Comme l'a fait remarquer Timothy Scheurer, les auteurs-compositeurs de l'époque de la Première Guerre mondiale «font constamment remarquer que les doughboys (surnom des soldats américains qui débarquent sur le Vieux Continent en 1917) sont les nouveaux patriotes qui ont un lien direct avec leurs ancêtres mythiques». Précisons encore que dans la scène où le président Wilson passait en revue les Ziegfeld Girls, ces dernières avaient les seins nus pour personnifier la "Liberté", comme un peu comme sur le tableau d'Eugène Delacroix «La Liberté guidant le peuple».
Les Shubert sont allés encore plus loin, déshabillant les Girls du Passing Show of 1917 () au nom du patriotisme! À la fin du spectacle, un nouveau final a été rajouté, dédié aux troupes sur le départ: Good-bye Broadway, Hello France.
Good bye New York town,
|
Au revoir ville de New york
|
B) La guerre en Angleterre: seulement deux vrais succès
Le public britannique a aimé les nouveaux sons venant de Broadway. Alors que de nombreuses comédies musicales britanniques ont été créées à Londres pendant les années de guerre, seulement deux ont atteint une popularité durable. Toutes deux impliquaient des bandes fictives de criminels dans des contrées lointaines. Avec les zeppelins allemands bombardant Londres la nuit, le public avait besoin d'évasion.
L'acteur d'origine australienne Oscar Ashe était devenu célèbre à Londres en jouant Haaj le mendiant dans le mélodrame populaire Kismet dont sera tiré 42 ans plus tard le musical Kismet () (1911). Asche a écrit, produit et mis en scène Chu Chin Chow () (Londres 1916, 2.235 représentations) avec une musique de Frederic Norton, basée (avec quelques améliorations mineures) sur l'histoire d'Ali Baba et les 40 voleurs. La pièce a été créée au His Majesty's Theatre de Londres le 3 août 1916 et a tenu l’affiche six ans et un total de 2.235 représentations (plus de deux fois plus que n'importe quelle comédie musicale précédente), un record qui a tenu près de quarante ans jusqu'à Salad Days () (2.283 représentations au Vaudeville Theatre de Londres à partir du 5 août 1954). Ashe emmenait les spectateurs dans des aventures extraordinaires où une grotte au trésor ne s'ouvrait qu'aux mots magiques «Sésame, ouvre-toi» ou les faisait assister à un mariage arabe spectaculaire. Dans une autre scène, une servante rusée versait de l'huile bouillante sur quarante bandits cachés dans des jarres. Ashe incarnait le chef des bandits Abu Hasan. Cette comédie musicale de tous les records incluait des tubes comme Any Time’s Kissing Time ou la scandée Cobbler’s Song. Une version a ouvert à Broadway au Manhattan Opera House en 1917 pour 208 représentations. Un flop si on le compare à la réussie londonienne. Une adaptation cinématographique – totalement ratée – a été réalisée en 1934 avec Anna May Wong dans le rôle de la servante rusée.
Après la mort de George Edwardes en 1915 (dont nous avons déjà parlé, survenue après son emprisonnement en Allemagne lors de la déclaration de guerre en 1914), son Daly's Theatre a dû faire face à de terribles difficultés financières. En désespoir de cause, ses successeurs ont programmé The Maid of the Mountains () (Londres 1917, 1.352 représentations) une opérette composée par Harold Fraser-Simson et un livret du dramaturge Frederick Lonsdale, dans une mise en scène à nouveau d’Oscar Asche. Ce fut un triomphe bienvenu pour l’avenir du théâtre.
On suit Teresa l'otage de longue date de bandits de grand chemin. La soprano Jose Collins (1887-1958) a triomphé dans le rôle de Teresa, chantant entre autres Love Will Find a Way et A Paradise for Two. Le spectacle s’est joué pendant près de quatre ans, ne s’arrêtant que parce que Collins était épuisée. Une production new-yorkaise de 1918 a fermé après seulement trente-sept représentations. Un flop…
Pour être complet, un troisième spectacle a été un succès à Londres durant la guerre, il s'agit d'une revue: The Bing Boys Are Here jouée à l'Alhambra Theatre dès le 19 avril 1916 pour une série de 378 représentations. Elle sera remplacée le 24 février 1917 par The Bing Girls Are Here avec une distribution différente mais toujours à l'Alhambra Theatre. Une troisième revue va leur succéder le 16 février 1918 pour The Bing Boys of Broadway, avec Robey de retour à l'affiche. Le nombre total de représentations pour les trois revues était bien supérieur à 1.000, au-delà de l'armistice en novembre 1918.
Pourquoi ces tubes londoniens n'ont-ils pas réussi à s'imposer en Amérique? L'engouement aux États-Unis pour les salles de bal remodelait la musique populaire. Quels que soient leurs charmes, Chu Chin Chow () et The Maid of the Mountains () manquaient d'airs de danse. Pendant des décennies qui allaient suivre, les chansons pourront devenir des succès juste parce qu’elles appellent à la danse – et les compositeurs de Broadway ont dû fournir de tels airs pour garantir la vente de billets.
C) Grippe espagnole et grève
Alors que la Première Guerre mondiale entrait dans ses derniers mois, une pandémie mortelle de grippe a balayé le monde. Une flambée précoce en Espagne a conduit les Américains à l'étiqueter de «grippe espagnole». Les premiers cas aux États-Unis sont apparus dans des camps militaires au printemps 1918, et cet automne-là, quelque 25 millions d'Américains ont contracté la maladie. Elle fera 50 millions de morts (la Première Guerre mondiale n’a fait «que» 10 millions de morts!) selon l'Institut Pasteur, et jusqu'à 100 millions selon certaines réévaluations récentes, soit 2,5 à 5 % de la population mondiale. Elle serait la pandémie la plus mortelle de l'histoire dans un laps de temps aussi court.
En quelques heures, la fièvre et les saignements de nez se sont transformés en pneumonie à mesure que les poumons étaient inondés de sang et de pus. Les gens qui semblaient en parfaite santé pouvaient être morts le lendemain. Les médecins ne pouvaient guère faire plus que regarder le fléau progresser. Beaucoup de ceux qui ont survécu au virus ont été tellement affaiblis qu'ils sont morts plus tard d'autres infections. Dans certaines communautés, il n'y avait plus assez de fossoyeurs pour enterrer les morts.
Dans la plupart des villes de la côte est des États-Unis, la grippe a atteint un sommet en octobre 1918. Des mouvements massifs de troupes militaires aidaient à propager le virus, mais le gouvernement fédéral a refusé de les endiguer. Les journaux ont reçu l'ordre de minimiser l'urgence, et le manque d'informations claires n'a fait qu'ajouter au sentiment de panique du public.
Les responsables locaux ont fait ce qu'ils ont pu. Les services religieux ont été annulés, les écoles fermées… Les théâtres ont été soit conseillés ou forcés de fermer. La ville de New York a permis aux théâtres de Broadway de rester ouverts, mais peu de gens étaient prêts à risquer leur vie pour une soirée de divertissement. Les secteurs du Vaudeville et du théâtre ont été confrontés à la perspective très réelle de la ruine financière.
Puis le virus de la grippe a muté, et le nombre de morts s'est effondré. Les célébrations de la capitulation de l'Allemagne en novembre 1918 ont attiré les gens dans les rues et dans les théâtres. Plus de 675.000 Américains sont morts. Les journalistes et les historiens ont réduit cette calamité à une note de bas de page en temps de guerre, et l'amnésie culturelle s'est rapidement installée.
Broadway a ensuite du faire face à une longue guerre interne, retardée depuis longtemps. En 1913, un groupe de 112 acteurs avait formé The Actor's Equity Association. Cette union a été créée pour donner aux acteurs une certaine protection contre les producteurs abusifs. À cette époque, les acteurs ne recevaient aucun salaire pour les répétitions, étaient censés payer le coût de leurs propres costumes, et se retrouvaient souvent bloqués sans salaire lorsque les tournées étaient des échecs. Les producteurs donnaient souvent des représentations supplémentaires pendant les vacances, empochant les recettes sans accorder de salaire supplémentaire aux acteurs.
Lorsque ce syndicat a augmenté en taille et a compté plus de 2.500 membres, les producteurs ont formé la Producer's Managing Association (PMA) et ont annoncé qu'ils ne reconnaîtraient jamais le nouveau syndicat. Puisque n'importe quelle sorte d'action syndicale aurait pu être condamnée comme nuisible à l'effort de guerre, le syndicat n’a pas agi. Mais à la fin des combats en Europe, le président de l’Equity, Francis Wilson, a exigé que la PMA accepte un nouveau contrat de travail standard pour tous les acteurs. Après des mois de discussions tumultueuses, une grève a été déclenchée contre toutes les productions de la PMA. Le 7 août 1919, les troupes de douze productions de Broadway descendirent dans la rue. D'autres ont vite suivi.
Les machinistes et les syndicats de musiciens se sont joints à la grève, mettant le théâtre professionnel à l'arrêt dans tout le pays. Au moins 37 productions de Broadway ont fermé définitivement et 16 autres n'ont pas pu ouvrir. Les producteurs ont cédé le 6 septembre 1919, reconnaissant l'Equity et acceptant leur contrat standard. Mais il allait falloir des années pour que les producteurs se mettent en conformité totale avec ces nouvelles exigences.
Épuisés par cette Première Guerre mondiale qui finalement les concernait peu et dans laquelle beaucoup pensaient qu’ils s’étaient engagés par solidarité, les États-Unis refusèrent de participer à la nouvelle Société des Nations (SDN), ancêtre de l’ONU. Ils se replièrent sur eux-mêmes et menèrent des politiques isolationnistes. Il en fut de même pour leur culture. Une nouvelle atmosphère imprégna la vie américaine, incarnée dans la nouvelle musique native des États-Unis, appelée «jazz». Après quelques réticences initiales, les auteurs-compositeurs de Broadway ont adopté ce nouveau son, initiant une période de domination culturelle si extraordinaire que beaucoup l'appellent maintenant l'âge d'or du théâtre musical.
Un artiste a chevauché cette ère de changement, devenant la première personne à être appelée à juste titre «le plus grand artiste du monde». Nous nous concentrons sur lui dans notre prochain chapitre.