A) L'histoire longue et compliquée du logement abordable à New York
A.1) Une population triplée en 50 ans
Commençons par des chiffres concernant l'évolution de la population de New York:
Comme le montre le graphique ci-dessus, la population new yorkaise a connu un énorme accroissement entre 1860 et 1950, avant de se stabiliser. Comme nous l'avons abordé dans les pages précédentes, dès le milieu du XIXèmesiècle, cette croissance a été encouragée par deux facteurs principaux: le développement des transports en commun et de l'industrie. Les New-Yorkais les plus pauvres s'entassèrent dans des appartements étroits et insalubres. Les classes moyennes s'implantèrent dans les banlieues. Au même moment, des millions d'immigrants, essentiellement irlandais, allemands et italiens s'installèrent dans la métropole, fuyant la crise économique et les persécutions qui avaient lieu en Europe. Des quartiers «ethniques» se constituèrent à Manhattan.
Comme nous l'avons vu, cette situation s'est accélérée au début du XXème siècle. Cela nécessita une modification profonde des transports en ville (avec par exemple renforcement des projets de trains surélevés (créés dès 1868, les «Elevated Lines») ou le métro dès 1904). Mais le problème crucial est le logement de cette population. De 1880 à 1930, on passe en 50 ans de 1.911.700 à 6.930.400 habitants, soit plus qu'un triplement de la population!
Comme nous l'avons vu () des initiatives privées avaient permis la construction de quelques logements sociaux, comme les Phipps Houses. Mais cela ne suffisait plus, vu l'augmentation de la population. La situation était terrible comme le montrent les photos de Jacob A. Riis publiées en 1890 et qui seront vécues comme un électrochoc, surtout que Riis organise des conférences pour dénoncer les conditions de vie de près de la moitié des New-Yorkais. Mais il va encore falloir plus de 35 ans avant que le gouvernement américain n'intervienne concrètement, au-delà des déclarations de bonnes intentions.
En effet, malgré cette constatation dramatique, le secteur public n'a pas voulu subventionner — et encore moins financer, construire ou posséder — le logement. Les villes et les États ont fait des lois pour améliorer les normes de sécurité et de conditions sanitaires dans les logements privés. L’État de New York avait adopté une série de lois historiques sur les immeubles entre 1867 et 1901 qui ont élevé les normes minimales. Mais ces lois ont presque eu l'effet contraire. Les pauvres n'avaient pas suffisemment d'argent pour accéder à ces logements plus onéreux, car mieux équipés. Et ils se sont retrouvés dans des conditions de logements pires, les famaux 'slums', les taudis. En revanche, à la même époque, de nombreux pays d’Europe de l’Ouest dans les années 1920 offraient des prêts subventionnés - en d'autres mots, à des taux inférieurs à ceux du marché - aux promoteurs construisant des logements corrects à loyers modérés, c'est-à-dire leur rapportant moins d'argent. Les autorités européennes ont souvent interdit les taudis et permis l'acquisition de terres agricoles peu chères en périphérie des villes (les banlieues) pour y construire à moindre coût des habitations à loyer modéré. Par contre, même dans les villes américaines les plus importantes et les plus progressistes comme New York, l’opinion publique s’était fermement opposée à de telles possibilités, du moins jusqu’en 1926.
A.2) Limited Dividend Housing Companies Act (1926)
Le gouverneur de New York de l'époque, Alfred E. Smith, a adopté le 10 mai 1926 le Limited Dividend Housing Companies Act qui, par exemple, exonérait pendant 20 ans de taxes foncières les constructeurs qui s'engageaient à louer leurs appartements construits à des loyers bas. Cette loi poussait aussi un ensemble de familles à se regrouper en coopérative, leur permettant grâce à des prêts à taux réduits de devenir propriétaires et de gérer leur bien commun grâce à des loyers modérés qu'ils versent à leur coopérative. Le premier projet de ce type fut les Amalgamated Houses dans le Bronx en 1927: un complexe de onze immeubles d'habitation, abritant environ 1.500 familles. Mais le succès resta limité car les États-Unis restaient majoritairement opposés aux subventions publiques...
A.3) National Housing Act (1934)
Cette réticence a été largement levée suite à la crise de '29. En effet, pour essayer de réamorcer la pompe de l'économie, le président Roosevelt dans sa politique de New Deal a injecté d'énormes sommes d'argent public pour financer des grands travaux, ce qui permettait de remettre au travail de nombreux sans emploi. En ce qui concerne le logement, le National Housing Act de 1934 a créé la Federal Housing Administration (FHA) ce qui a permis au maire de New York, Fiorello H. La Guardia, de créer sa New York City Housing Authority qui fut l'une des premières autorités municipales du logement aux États-Unis.
La nouvelle agence a rapidement été chargée de dépenser les fonds du New Deal pour nettoyer les bidonvilles et construire des appartements gérés par le gouvernement. Cela a conduit à de grands projets comme les Red Hook Houses à Brooklyn et les Queensbridge Houses dans le Queens. Cela semble évidemment très positif, mais l'analyse que nous en faisons aujourd'hui est plus mitigée. Certains analystes parlent même de «système de discrimination parrainé par l'État». En effet, ces projets étaient principalement conçus pour fournir un logement aux familles blanches de la classe moyenne et de la classe moyenne inférieure.
Dans les faits, la FHA a refusé d'assurer les hypothèques dans les quartiers afro-américains et a exigé que les maisons construites grâce aux prêts de la FHA soient vendues uniquement aux familles blanches, une politique connue sous le nom de REDLINING (). Pour construire ces habitations, des quartiers de «taudis» ont été rasés et leurs habitants dispersés pour faire place à de nouvelle populations. La sélection des locataires pour les nouveaux bâtiments, n'attribue que 5 à 8 % des logements aux familles bénéficiant de l'aide sociale; dans la même logique, il n'y avait pas de revenu maximum pour accéder à ces appartements à loyer modéré.
Aujourd'hui, les villes américaines continuent de lutter contre l'impact intergénérationnel de ce REDLINING, des quartiers ségrégués et des pratiques de prêt discriminatoires.
La Seconde Guerre mondiale n'a fait qu'accroître le besoin de logements.
A.4) Une exception au beau milieu de San Juan Hill: les Amsterdam Houses
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B) Une promesse électorale lourde de sens
Franklin D. Roosevelt avait été élu 32ème président des États-Unis le 8 novembre 1932, pour le Parti Démocrate. Il est entré en fonction le 4 mars 1933. Roosevelt va être réélu le 3 novembre 1936 pour un deuxième mandat, le 5 novembre 1940 pour un troisième mandat et le 7 novembre 1944 pour un quatrième mandat! Jusqu'en 1951, le nombre de mandats d'un président n'est pas limité. Depuis le 22 ème amendement (instauré en 1951) de la constitution, il est interdit d'être élu président des États-Unis plus de deux fois. Quoi qu'il en soit, le 12 avril 1945, Roosevelt meurt d'une hémorragie cérébrale. Immédiatement, le vice-président Harry S. Truman prend sa place, à quelques semaines de la reddition de l’Allemagne nazie et du terrible choix de larguer les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagazaki. Et il est difficile de succéder à un géant comme Roosevelt...
En 1948, Truman obtient l'investiture démocrate lors de l'élection présidentielle, mais les sondages le prédisent perdant face au Républicain Thomas Dewey, gouverneur de New York. Les raisons principales de cette faible popularité sont les décisions de Truman d'utilisation de la bombe atomique sur le Japon en 1945 et surtout d'avoir participé au déclenchement de la guerre froide. Ne s'avouant pas vaincu, il va mener une campagne flamboyante visant principalement quatre groupes d'intérêts distincts: les travailleurs, les agriculteurs, les Noirs et les consommateurs. Il promet par exemple l'élimination des bidonvilles et leur remplacement par des logements à loyer modique. Il tiendra parole pour le premier point, pas pour le second. Mais cette camapgne lui permettra d'être élu en 1948.
Dans son discours au Congrès de 1949 (State of the Union), Truman déclare
La force de notre Nation doit continuer à être utilisée dans l'intérêt de tout notre peuple plutôt que de quelques privilégiés. Elle doit continuer à être utilisée de manière désintéressée dans la lutte pour la paix mondiale et le bien-être de l'humanité dans le monde entier.
C'est la tâche qui nous attend.
Ce n'est pas facile. Cela comporte de nombreuses complications et il y aura une forte opposition d'intérêts égoïstes.
J'espère la coopération des agriculteurs, des travailleurs et des entreprises. Chaque segment de notre population et chaque individu a le droit d'attendre de notre gouvernement un traitement équitable.
Harry S. Truman - 33ème président des États-Unis - Message to the Congress on the State of the Union - 5/1/1949
Le terme «traitement équitable» est la traduction de «Fair Deal». Ce Fair Deal est la réforme économique et sociale soutenue par le président Harry Truman visant, dans la continuité du New Deal de Roosevelt, à assurer le plein-emploi, à augmenter le salaire minimum, à soutenir les tarifs agricoles, à renforcer le système de sécurité sociale, à améliorer l'habitat (par l'élimination des «taudis») et la mise en œuvre de grands travaux. Ces deux derniers points sont évidemment ceux qui nous concernent ici. Les mesures concrètes proposées comprennent (entre autre)
- l'aide fédérale à l'éducation
- une importante réduction d'impôt pour les personnes à faible revenu
- une loi anti-lynchage
- une augmentation du salaire minimum de 40 à 75 cents de l'heure
- une assurance maladie nationale
- une augmentation d'impôt de 4 milliards de dollars pour réduire la dette nationale et financer ces programmes
C) American Housing Act of 1949
L'American Housing Act of 1949 fait partie du Fair Deal. Voici quelques éléments fondamentaux du financement de ce Housing Act:
Titre I - Élimination des bidonvilles, développement communautaire et réaménagement du territoire
Un prêt de 1 milliard de dollars est débloqué pour aider les villes à acquérir les bidonvilles et les terrains dégradés pour un réaménagement public ou privé. 100 millions de dollars par an pendant cinq ans seront seront affectés à des subventions destinées à couvrir les deux tiers de la différence entre le coût du terrain contenant des taudis et sa valeur lors de la réutilisation.
Titre III - Logement HLM
Les autorités publiques sont obligées de démolir ou de rénover un taudis pour chaque logement social qu'elles construisent.
Housing Act of 1949
Une fois encore, les conséquences de cette législation sont l’expropriation de familles à bas revenus, relogées dans de mauvais quartier de la ville, souvent dans des zones très violentes. L'éloignement les isole de leurs amis, des restaurants, des magasins, de leur environnement habituel. Situées à la périphérie de la ville et n'ayant pas de transport fiable, il leur est très difficile de trouver un travail et des opportunités pour améliorer leur niveau de vie.
Les origines et l'héritage du Housing Act of 1949 reflètent les impulsions contradictoires des dirigeants politiques qui l'ont créé et la complexité des forces qu'il a tenté de contrôler. Son histoire est parsemée de contradictions. Grâce à son programme de logements sociaux, la loi a fourni des logements aux familles à faible revenu; grâce à son programme de réaménagement urbain, il a nettoyé les bidonvilles mais également détruit des logements abordables. Même si les politiques ont abandonné les méthodes prescrites par la loi et adopté divers programmes de logement et de réaménagement les uns après les autres, ils ont résolument adhéré à ses objectifs. Ainsi, bien que ses programmes aient été considérés comme des échecs, la vision du Housing Act of 1949 - revitaliser les villes américaines et fournir un logement décent à chaque famille américaine - reste intacte.
Selon une étude d'Alexander von Hoffman de l'Université de Harvard, cette loi« fixait des objectifs ambitieux - éliminer les bidonvilles et les zones dégradées et fournir un logement décent à chaque famille américaine - mais les mécanismes qui y étaient liés ne lui permirent pas d’atteindre ces objectifs.