A) Biographie
A.1) Dès la tendre jeunesse, une vraie soif de musique
Louis Bernstein naît le 25 août 1918 à Lawrence dans le Massachusetts. Sa grand-mère a insisté pour que son prénom soit Louis, mais ses parents l'ont toujours appelé Léonard. Il a légalement changé son nom en Leonard à l'âge de dix-huit ans, peu de temps après la mort de sa grand-mère. Pour ses amis et bien d'autres, il était simplement connu sous le nom de "Lenny".
Ses parents sont des juifs émigrés d’Ukraine. Dans sa jeunesse, le contact principal de Leonard avec la musique se déroule via la radio de la maison. Et, les vendredis soirs, la musique de la Congrégation Mishkan Tefila à Roxbury. Lorsque Leonard a eu dix ans, la soeur de son père, Clara, leur a déposé son piano droit. Bernstein a commencé à apprendre lui-même le piano et la théorie musicale et a rapidement demandé de suivre des leçons. Mais son père est réticent et va tenter de décourager l'intérêt de son fils en refusant de payer ses cours de piano. Il aura cependant divers professeurs de piano, qu'il paiera en donnant lui-même des cours de piano. Pendant les étés, la famille Bernstein se rendait dans sa maison de vacances à Sharon, dans le Massachusetts, où le jeune Leonard enrôlait tous les enfants du quartier pour monter des spectacles allant de Carmen de Bizet à Les pirates de Penzance de Gilbert et Sullivan. Il jouait souvent des opéras entiers ou des symphonies de Beethoven avec sa jeune sœur Shirley. Le plus jeune frère de Leonard, Burton, est né en 1932, treize ans après Leonard. Malgré la grande étendue d'âge, les trois frères et sœurs sont restés proches toute leur vie.
Le père Bernstein a emmené Leonard à des concerts classiques pendant son adolescence et a finalement soutenu son éducation musicale. Le premier concert auquel il assiste est un ravissement. Il y entend, entre autres, le Boléro de Ravel. Une autre forte influence musicale a été George Gershwin. Bernstein, âgé de 18 ans, était conseiller dans un camp d'été lorsque la radio a annoncé le 11 juillet 1937 la mort de Gershwin. Dans la salle à manger, c'est Bernstein ébranlé qui a exigé un moment de silence, puis a joué le Deuxième prélude de Gershwin en guise de mémorial.
Il étudie la musique à l'université de Harvard et sa thèse de dernière année est intitulée «L'absorption des éléments raciaux dans la musique américaine». Avant même d'obtenir son diplôme en 1939, il fait ses débuts non officiels en tant que chef d'orchestre avec sa propre musique de scène pour une production des Oiseaux d’Aristophane, interprétée en grec ancien! Ces années à Harvard lui ont énormément apporté, comme il en témoigne en 1967 dans Etude Magazine: «J'ai toujours compté mes années à Harvard parmi mes plus grands atouts musicaux, car la formation générale non musicale qui m'y a été donnée m'a ouvert l'esprit à la compréhension du monde dans différents domaines, à la pensée humaine....»
Après avoir obtenu son diplôme de Harvard, Bernstein s'inscrit au Curtis Institute of Music de Philadelphie. Il étudie le piano avec Isabella Vengerova, la direction d'orchestre avec Fritz Reiner (de toute sa vie, Bernstein sera le seul élève à qui Reiner donnera un 'A'), l'orchestration avec Randall Thompson, le contrepoint avec Richard Stöhr et la lecture de partition avec Renée Longy Miquelle. Mais il va aussi faire ses classes ailleurs...
A.2) Eté 1940: Tanglehood et Serge Koussevitzly
Tanglewood était une petite ville endormie dans de pittoresques collines du Massachusetts. Depuis le milieu des années '30, cette ville est connue dans le monde entier comme la résidence d'été du Boston Symphony Orchestra et le plus grand festival de musique des États-Unis (aujourd'hui plus de 350.000 visiteurs chaque été). Il est à l'époque dirigé par le célèbre chef d'orchestre Serge Koussevitzky. En 1940, ce dernier y inaugure une école d'été - baptisée Berkshire Music Center - pour environ 300 jeunes musiciens, destiné à tous les styles de musique. Bernstein, 22 ans, qui venait de terminer sa première année d'études au Curtis Institute of Music, a entendu parler du plan de Koussevitzky et s'est rapidement arrangé pour obtenir des lettres de recommandation d'amis et de professeurs influents. Il a obtenu une rencontre avec Koussevitzky à Boston, et quelques minutes de conversation avec Bernstein ont suffi à convaincre Koussevitzky d'accepter le jeune musicien dans sa classe de direction cet été-là.
Bernstein va vivre une expérience extraordinaire ce premier été à Tanglehood (voir lettres ci-dessous ), étudiant avec le grand homme qui est vite devenu son mentor et protecteur. Koussevitzky a immédiatement reconnu les dons prodigieux de Bernstein et au cours de l'été, a acquis une confiance toujours plus grande dans ses capacités musicales. Bernstein a répondu positivement au style d'enseignement chaleureux du Maestro et s'est rapidement épanoui. Seulement deux ans plus tard, Koussevitzky a nommé Bernstein comme son assistant, le plaçant à la faculté d'août du Berkshire Music Center, un statut qu'il a maintenu et chéri jusqu'à sa mort.
Bernstein a enseigné et joué à Tanglehood pratiquement tous les étés pendant 50 ans, où il a forgé et nourri certaines de ses amitiés et collaborations les plus durables. Peu d'endroits avaient une signification aussi profonde pour lui, et pour sa part, Tanglehood a toujours ressenti une énorme fierté de compter Bernstein parmi ses fils natifs. La célébration de son 70ème anniversaire a eu lieu à Tanglehood, où bon nombre des plus grands musiciens du monde se sont réunis pour un hommage sans précédent. Et, comme nous le verrons plus loin, c'est à Tanglehood, deux mois avant sa mort en 1990, que Bernstein dirigera son dernier concert. Ceux qui ont assisté à cette représentation de la 7ème Symphonie de Beethoven n'oublieront jamais son drame, à la fois musical et humain, lorsque Bernstein a donné son interprétation dynamique habituelle tout en haletant et toussant tout au long.
A.3) Les débuts professionnels
A la fin de ses études à Philadelphie, Bernstein part pour New York. Il a 22 ans. Il y vit de «petits boulots», souvent musicaux: professeur de piano, accompagnateur de cours de danse, ... Mais la persévérence et la chance - auquel il faut rajouter son immence talent - vont permettre de passer à autre chose. En 1943, il décroche son premier contrat à «longue durée»: il est nommé chef d'orchestre adjoint du New York Philharmonic Orchestra.
Le 14 novembre 1943, Bernstein remplace au pied levé le chef d'orchestre Bruno Walter, grippé, lors d'un concert au Carnegie Hall. Ce concert est diffusé à la radio nationale et Bernstein est acclamé par la critique. Bientôt, les orchestres du monde entier tenteront de se l'arracher. Au cours des deux années suivantes, Bernstein a fait ses débuts en tant que chef d'orchestre dans dix orchestres différents aux États-Unis et au Canada, élargissant considérablement son répertoire et initiant une pratique devenue fréquente de la direction de concertos au piano.
Mais Bernstein est très intéressé par la composition et la création au sens large. À l'automne 1943, Bernstein et Jerome Robbins - deux jeunes créateurs de génie - ont commencé à travailler sur leur première collaboration, le ballet Fancy Free, un ballet sur trois jeunes marins en permission en temps de guerre à New York.
Ce projet est très important, voire fondateur, dans le trajet du tout jeune Bernstein - il n'a pas 30 ans - comme dans celui de Robbins d'ailleurs. Les sept scènes du ballet Fancy Free sont en fait des pièces symphoniques, mais le public du ballet n'y réagit pas en tant que tel, tant la musique est bien intégrée à l'inventivité de la chorégraphie. Nous sommes bien ici dans la même mouvance que les musicals de l'époque (Oklahoma! () a été créé le 31 mars 1943), visant à l'unification des modes d'expression (théâtre-musique-danse).
«À partir du moment où l'action commence, avec le son d'un juke-box gémissant derrière le rideau, le ballet décrit la jeune Amérique en temps de guerre, en 1944. Le rideau se lève sur un coin de rue avec un lampadaire, un bar de rue et des gratte-ciel new-yorkais piqués d'un jeu de lumières fou, formant une toile de fond vertigineuse. Trois marins explosent sur scène. Ils sont en congé à terre 24 heures dans la ville et à la recherche de filles. L'histoire de la façon dont ils rencontrent une première, puis une deuxième fille, et comment ils se battent pour elles, les perdent, et à la fin s'en vont après encore une troisième, est l'histoire du ballet.»
Extrait des notes du programme de l'orchestre symphonique de New York, 21-22 janvier 1946
Fancy Free a été créée le 18 avril 1944 avec le Ballet Theatre (maintenant l'American Ballet Theatre) à l'ancien Metropolitan Opera House. Très vite, Bernstein et Robbins ont décidé d'élargir leur ballet Fancy Free et d'en faire un musical. Ils ont demandé à Betty Comden et Adolph Green d'en écrire le livret et les paroles. Le musical On the Town () a ouvert ses portes à l'Adelphi Theatre de Broadway le 28 décembre 1944.
Le spectacle a été un grand succès auprès du public parlant de choses très actuelles en pleine Deuxième Guerre mondiale. Mais ce musical a aussi contribué à briser les barrières raciales à Broadway. Il y avait bien sûr la danseuse américano-japonaise Sono Osato dans un rôle principal. Mais le musical présentait également une distribution multiraciale dansant en tant que couples mixtes; et un chef d'orchestre noir, Everett Lee.
En 1945, il est nommé directeur musical du New York City Symphony Orchestra, poste qu'il occupe jusqu'en 1947. Mais, en 1946, il est engagé comme chef d’orchestre à Londres et au Festival international de musique de Prague.
En 1947, il dirige l’Orchestre Philharmonique d’Israël à Tel-Aviv, entamant une relation avec Israël qui durera jusqu'à sa mort.
En 1953, Bernstein est le premier Américain à diriger un opéra à la Scala de Milan: Médée de Cherubini avec Maria Callas.
A.4) Les années '50, les plus actives de sa carrière
Peter Pan (1950 - 2ème musical) Bernstein n'a pas oublié le succès de son premier musical On the Town () (1944). Il veut continuer à explorer ce genre d'expression artistique. Mais en 1950, Bernstein décide d'écrire à la fois la musique et les paroles pour une adaptation en musical de Peter Pan () d'après la pièce de théâtre de J. M. Barrie. Ce sera un beau succès, le musical restant à l'affiche de l'Imperial Theatre de Broadway durant 321 représentations. Attention, cette version n'a rien à voir avec un autre musical Peter Pan, de 1954 cette fois, composé par Moose Charlap et qui sera mis en scène par Jerome Robbins, que Bernstein retrouvera sur West Side Story ().
Trouble in Tahiti (1951 - Opera) En 1951, Bernstein compose Trouble in Tahiti (), un opéra en un acte avec un livret en anglais qu'il écrit lui-même. L'histoire est basée sur la relation des propres parents de Bernstein, Sam et Jennie, mais le nom de la femme a été changé en Dinah, la grand-mère de Bernstein. C'est la plus sombre des oeuvres scéniques de Bernstein. L'opéra dépeint l'histoire d'un jour dans la vie de ces personnes désespérément malheureuses, bien que mariées, seules, en manque d'amour et incapables de communiquer. Ironiquement, Bernstein a écrit la majeure partie de l'opéra lors de sa lune de miel au Mexique avec sa femme, Felicia Montealegre.
Felicia Montealegre est une actrice et pianiste chilienne qu'il épouse en 1951. Elle est pleinement consciente de l’homosexualité de Bernstein, mais ce dernier craint que ses activités homosexuelles ne l'empêchent de décrocher un important poste de chef d'orchestre. Le couple se marie, l’arrangement étant que tant que Lenny (son surnom depuis l’enfance) n'embarrasse pas Felicia publiquement, il est libre de poursuivre ses affaires homosexuelles. Malgré ce mariage de convenance évident, il y a beaucoup d'amour entre eux: «Notre mariage n'est pas basé sur la passion mais sur la tendresse et le respect mutuel» lui écrit-elle. Il la quittera en 1976 mais reviendra s’occuper d’elle jusqu’à sa mort d’un cancer en 1978.
Wonderful Town (1953 - 3ème musical) Nous avions vu que son premier musical On the Town () (1944), qu'il avait écrit avec Betty Comden et Adolph Green, parlait de trois soldats en permision à New York. Le musical comprenait la chanson païenne New York, New York qui affirmait que la ville était à la fois une «ville infernale» et une «ville merveilleuse».
Près de dix ans plus tard, en 1953, il crée Wonderful Town () qui sera le musical new yorkais suivant du trio Bernstein, Comden et Green: les deux sœurs Ruth et Eileen Sherwood arrivent à New York, débarquant de leur Ohio natal, avec l'ambition de «conquérir» la ville. La première ambitionne de devenir écrivain et la seconde désire être danseuse. L'arrivée à New York est dure: logements hors de prix même s'il s'agit d'un appartement sordide au sous-sol de Greenwich Village, indifférence générale...
Créé le 25 février 1953, le spectacle fut un énomre succès, restant à l'affiche pour 559 représentations.
Ils sont récompensés par 5 Tony Awards: meilleur musical, meilleure actrice, meilleurs décors, meilleure chorégraphie, meilleure direction musicale. Ce musical montre la haine-passion de Bernstein pour New York, qu'il abordera à nouveau quatre ans plus tard dans West Side Story ().
Alors qu’il n’a que 35 ans, pendant les trois années qui suivent, Bernstein travaille simultanément sur les partitions de deux spectacles de Broadway: Candide () (décembre 1956) et West Side Story () (septembre 1957). Plus que jamais pionnier de la conciliation des musiques savantes et populaires, il écrit ce qui est considéré comme ses chefs-d'oeuvre. Et pourtant, il ne vont pas avoir la même histoire...
Candide (1956 - 4ème musical) Ce musical se base sur le Candide de Voltaire, satire publiée en 1759 en avance sur son temps. Voltaire s'y moquait de l’Église et la philosophie de ses contemporains. Bernstein trouve dans ces critiques de Voltaire un écho tout particulier aux difficultés de son temps. Les États-Unis, à l’époque de la création de l’œuvre, étaient en effet plongés dans la guerre froide et dans un esprit anti-communiste. Dans cette société rongée par l’angoisse, le bonheur devient un argument de vente, pour relancer la croissance et la consommation. Dans le même temps, les sympathisants aux régimes communistes sont traqués et considérés comme des traîtres à la nation. Ce n’est pas un hasard si Bernstein et sa librettiste Lilian Hellman - qui avait dû comparaître en 1952 devant la terrible commission House Un-American Activities Committee - décident d’attaquer ce sujet à cette époque précise.
Mais le musical va être un terrible flop: 73 représentations. Il faut dire que le metteur en scène Tyrone Guthrie a pris peur pendant les répétitions de présenter certaines chansons politiquement très engagées contre le maccarthysme. Il a réussi à faire retirer un nombre important de chansons, ou à en proposer une version adoucie. Le musical était musicalement merveilleux mais son livret était devenu transparent. Le disque de la distribution originale est devenu un classique culte, qui a maintenu la partition de Bernstein en vie.
Depuis 1956, le livret du musical a été réécrit autant de fois que le spectacle a été remonté. En 1973, le spectacle sera remonté à Broadway avec un nouveau livret de Hugh Wheeler, ne tenant aucun compte du livret original de Lilian Hellman et se rapprochant de Voltaire. Sondheim a accepté d'écrire de nouvelles paroles, principalement sur de la musique écrite pour le spectacle mais non utilisée dans la production originale, ainsi que d'ajuster certaines des paroles plus anciennes. Ce fut un grand succès avec 740 représentations.
Une autre version a été proposée à l'opéra de New York en 1982. Bernstein lui-même a livré ce qu'il appelle sa «version définitive» seulement en 1989, un an avant sa mort.
West Side Story (1956 - 5ème musical) L'autre musical que Bernstein écrivait simultanément avec Candide () était West Side Story (). Bernstein a collaboré avec le metteur en scène et chorégraphe Jerome Robbins, l'écrivain Arthur Laurents et le tout jeune parolier Stephen Sondheim (27 ans). Une fois encore, le sujet est New York. Ils décident de proposer une adaptation musicale contemporaine de Roméo et Juliette de Shakespeare, se déroulant dans un quartier en destruction de l'Upper West Side... On connait le succès qu'aura ce spectacle à sa création: 732 représentations.
West Side Story () a vraiment été historique. Ce musical a été le premier à utiliser aussi largement la chorégraphie pour raconter son histoire. Depuis Oklahoma! () (1943) les musicals fot participer le théêtre, la musique et la danse à la progression de l'intrigue. Mais beaucoup de musicals utilisaient un ballet ou deux pour faire progresser les intrigues, la plupart des danses émanaient d’une chanson et y étaient attachées. Les danses étaient des intermèdes agréables, mais la plupart auraient pu être éliminées et l’intrigue serait quand même allée de l’avant. Mais éliminer la chorégraphie de West Side Story () est impensable; les danses annoncent l’action, explorent les personnagse et créent une atmosphère. Sans eux, l’histoire de Roméo et Juliette maintenant transplantée dans les bidonvilles de New York dans les années '50 avec ses gangs de rue américains et portoricains serait éviscérée. Peu de musicals peuvent être appelés des «monuments», mais avec son utilisation fraîche et innovante de la danse, West Side Story () a marqué une avancée dans le théâtre musical.
La première européenne a lieu en 1958 au Manchester Opera House avant d'arriver à Londres où le spectacle débute au Her Majesty's Theatre le vendredi 12 décembre 1958. Le spectacle reste à l'affiche jusqu'en juin 1961 avec un total de 1.039 représentations, mieux encore qu'à Broadway.
West Side Story () est adapté au cinéma en 1961. Le film est réalisé par Jerome Robbins et Robert Wise. Grand succès populaire et critique, il s'impose comme un classique du genre et remporte 10 Oscars (sur onze nominations) dont celui du meilleur film et un prix révolutionnaire de la meilleure actrice dans un second rôle pour Rita Moreno, née à Porto Rico, dans le rôle d'Anita.
Il faudra attendre près de 20 ans pour que Bernstein compose un nouveau musical.
A.5) Directeur musical du New York Philharmonic
Bernstein devient directeur musical du New York Philharmonic en 1957, partageant le poste conjointement avec Dimitri Mitropoulos jusqu'à ce qu'il en prenne la direction exclusive en 1958. Jusqu’en 1969, il dirige plus de concerts avec l'orchestre que n'importe quel chef précédent. Il obtient ensuite le titre à vie de «chef d'orchestre lauréat», faisant de fréquentes apparitions avec l'orchestre. Plus de la moitié des plus de 400 enregistrements de Bernstein ont été réalisés avec le New York Philharmonic.
Bernstein se voudra toujours bien plus qu'un chef d'orchestre, même à l'immense talent. Il veut partager son amour pour la musique avec le plus grand nombre. En tant que nouveau directeur musical du New York Philharmonic, il a mis les concerts traditionnels des jeunes du samedi après-midi de l'orchestre sur le réseau de télévision CBS. Des millions de téléspectateurs de tous âges et du monde entier ont accueilli avec enthousiasme Bernstein et ses présentations captivantes sur la musique classique. Bernstein a souvent présenté de jeunes interprètes talentueux lors des émissions. Beaucoup d'entre eux sont devenus célèbres à part entière, notamment les chefs d'orchestre Claudio Abbado et Seiji Ozawa; la flûtiste Paula Robison; et le pianiste André Watts. De 1958 à 1972, les 53 Concerts pour les jeunes ont constitué la série d'émissions d'éducation musicale la plus influente jamais produite à la télévision. Ils ont été très acclamés par les critiques et ont remporté de nombreux Emmy Awards. Voici quelques exemples de programmes abordés:
- Beethoven's Fifth Symphony
- The World of Jazz
- The Art of Conducting
- American Musical Comedy
- Introduction to Modern Music
- The Music of Johann Sebastian Bach
- What Makes Opera Grand?
Il s'est aussi battu pour que soient organisés des concerts de compositeurs moins ou pas connus. Il se battra aussi pour encourager les création d'auteurs vivants: il sera le chef d'orchestre de plus de 40 créations.
Mais on le retrouve sur tous les fronts: c'est sous sa direction que le New York Philharmonic a accueilli son premier musicien noir, Sanford Allen, et de sa deuxième femme musicienne, Orin O'Brien! Il a renforcé les tournées de l'orchestre, visitant pour la première fois le Japon en 1961 (15 ans après la gerre). Au fil des années, il a dirigé le New York Philharmonic lors de tournées dans 144 villes de 38 pays.
Mais Bernstein est parfois étonnant. Si on se rappelle son West Side Story (), se déroulant dans un quartier en voie de destruction suite à la construction (entre autres) du Lincoln Center, il est étonnant de se dire que le 23 septembre 1962, le New York Philharmonic a déménagé du Carnegie Hall à son nouveau domicile, le Philharmonic Hall (aujourd'hui David Geffen Hall), une des salles du Lincoln Center. Bernstein a lui-même dirigé le concert d'ouverture du gala.
Pour juger de son importance dans la nation américaine - bien au-delà des spécialistes - notons que Bernstein a
- dirigé le concert de l'investiture du Président John F. Kennedy
- dirigé le New York Philharmonic, le 23 novembre 1963 (lendemain de l'assassinat du président John F. Kennedy) dans un mémorial télévisé à l'échelle nationale mettant en vedette la Symphonie n°2 de Mahler: "Résurrection" (voir sur )
- dirigé la messe funéraire après l'assassinat du frère du président Kennedy, Robert F. Kennedy, en 1968
En raison de son engagement envers le New York Philharmonic et de ses nombreuses autres activités, Bernstein a peu de temps pour la composition dans les années 1960. Néanmoins, il a pu composer deux œuvres majeures:
- Symphonie n°3 de Bernstein (1963): «Kaddish». Bernstein a dédié l'ouvrage: «À la mémoire bien-aimée de John F. Kennedy». «Kaddish» fait référence à la prière juive récitée pour les morts. Bernstein a écrit lui-même le texte de la narration.
- Chichester Psalm: une composition chorale étendue en trois mouvements.
A.6) Les années '70
Comme nous l'avons vu, en 1969, Bernstein (à 51 ans seulement) cesse d'assurer la direction musicale du New York Philharmonic mais il y est nommé "chef d'orchestre lauréat". Il a continué à diriger de nombreux concerts mais sa tâche est allégée. Les principales compositions de Bernstein dans les années 1970 comprennent 4 œuvres majeures:
Mass (1971 - pièce de théâtre musicale) La pièce est sous-titrée: MASS: A Theatre Piece for Singers, Players, and Dancers. Il s'agit d'une commande passée en 1966 par Jackie Kennedy dans le but de célébrer l'ouverture à Washington du Kennedy Center for Performing Arts, un lieu comprenant 8 salles de spectacles dont 3 de plus de 1.000 places.
Bernstein conçoit pour l'inauguration une pièce de théâtre musicale. Il demande au jeune compositeur et parolier Stephen Schwartz (qui vient d'ouvrir le musical Godspell () off-Broadway) à collaborer en tant que co-parolier. C'est un gros succès lors de la création le 8 septembre 1971. Mais cette pièce est jugée blasphématoire par certains catholiques (abordant les crises contemporaines de la foi) et anti-guerre du Vietnam. Le Président Nixon refusera pour cette raison d'assiter a la représentation inaugurale du Kennedy Center!
Aujourdh'ui cette oeuvre est reconnue de tous. Un journaliste spécialisé britannique, Edward Seckerson écrivait en 2021, 50 ans après sa première: «En termes simples, aucune autre œuvre de Bernstein ne résume exactement qui il était en tant qu'homme ou en tant que musicien; aucune autre œuvre n'affiche son génie, son intellect, sa virtuosité musicale et sa théâtralité innée comme MASS.»
Dybbuk (1974 - ballet) Dans le folklore juif, un dybbuk est une âme errante qui pénètre dans une personne vivante et parle par sa bouche, présentant une personnalité distincte et étrangère. L'histoire de la pièce de S. Ansky - dont s'inspire le ballet - parle de deux jeunes amants secrètement engagés l'un envers l'autre avant la naissance par le serment de leurs pères. L'engagement est rompu par le père de la fille, qui la fiance à un autre, alors le garçon, désespéré, se lance dans les arts noirs. Pour son malheur, il réussit et devient un dibbouk qui entre dans le corps de sa bien-aimée.
En fait, Leonard Bernstein et Jerome Robbins ont commencé à parler de la création d'un ballet basé sur la pièce de S. Ansky, The Dybbuk, alors qu'ils venaient de terminer leur première collaboration, Fancy Free, en 1944. Bien que l'idée n'ait jamais été abandonnée, d'autres projets, notamment West Side Story () ont vu le jour.
1600 Pennsylvania Avenue (1976 - 6ème et dernier musical)
Dans cette année fêtant le bicentenaire de l'indépendance des États-Unis, Leonard Bernstein et Alan Jay Lerner ont écrit un musical parlant de la création de la Maison Blanche (dont l'adresse est 1600 Pennsylvania Ave) et de ses occupants de 1800 à 1900. Ce fut un flop terrible, un de ceux dont Broadway se souvient: 7 représentations!
Ce n'est pas la musique de Berstein qui est en cause, ni les paroles de Lerner mais bien son livret, totalement déstructuré.
Se concentrant principalement sur les relations raciales, l'histoire dépeint (entre autres incidents) la liaison alors présumée de Thomas Jefferson (3ème président) avec une esclave noire, le refus de James Monroe (5ème président) de mettre fin à l'esclavage à Washington au lendemain de la guerre civile américaine et de l'impeachment d'Andrew Johnson (17ème président).
Tout au long du spectacle, les acteurs principaux ont interprété plusieurs rôles: Ken Howard a joué tous les présidents, Patricia Routledge toutes les premières dames et Gilbert Price et Emily Yancy ont joué les serviteurs de la Maison Blanche.
Songfest (1977 - «cycle de poèmes») L'œuvre est sous-titrée: Songfest: A Cycle of American Poems for Six Singers and Orchestra. L'œuvre se voulait un hommage au bicentenaire américain de 1976 mais n'a pas été achevée à temps. Elle a été créée le 11 octobre 1977 au Kennedy Center à Washington, Bernstein dirigeant personnellement le National Symphony Orchestra. L'œuvre présente un éventail de textes de treize poètes américains couvrant trois siècles. Bernstein a délibérément sélectionné le plus large éventail possible de voix littéraires pour exprimer la diversité essentielle de la nation.
A.7) Les années '80
En 1969, Bernstein quitte le poste de directeur musical du New York Philharmonic qu'il occupe depuis 1957, mais il reste fidèle à l'institution, devenant à vie «chef d'orchestre lauréat». Même s'il a un peu levé le pied, son emploi du temps est resté chargé. Il a continué à diriger, enseigner, composer et produire plusieurs documentaires télévisés... Ses compositions les plus significatives de la décennie sont:
- Divertimento (1980): un ensemble de 8 «bagatelles» musicales
- Ḥalil (1981): une courte œuvre (16 min) pour flûte (Ḥalil signifie «flûte» en Hébreux) et orchestre de chambre
- Jubilee Games (1986): les 1er et 3ème mouvements de son futur Concerto for Orchestra (1989) écrit pour le 50ème anniversaire de la création du Israel Philharmonic Orchestra
- Arias and Barcarolles (1988): cycle de chansons en huit parties pour mezzo-soprano, baryton et piano à quatre mains
Et un opéra:
A Quiet Place (1983 - Opera) Cet opéra américain, avec une musique de Bernstein et un livret de Stephen Wadsworth, est une suite de l'opéra de Bernstein, Trouble in Tahiti de 1951. Après avoir été éreinté par les critiques («Caractériser le résultat d'échec prétentieux, est gentil.»), Bernstein et Wadsworth ont retiré l'opéra de l'affiche et l'ont retravaillé. Certaines scènes ont été coupées et Trouble in Tahiti a été incorporé sous forme de deux flashbacks, devenant la part principale de l'acte II au sein d'une nouvelle structure en trois actes.
À la fin des années '80, Bernstein a 70 ans et sa santé s'altère, mais son engagement politique n'est jamais au repos. Le 25 décembre 1989, Bernstein a dirigé la 9 ème Symphonie de Beethoven («Ode à la Joie») au Schauspielhaus de Berlin-EST dans le cadre d'une célébration de la chute du mur de Berlin. Il avait fait de même à Berlin-OUEST la veille.
Le concert a été diffusé en direct dans plus de vingt pays à une audience estimée à 100 millions de personnes. Pour l'occasion, Bernstein a reformulé le texte de l'Ode à la joie de Friedrich Schiller (poème qui a servi d'inspiration à Beethoven pour le mouvement final de sa 9 ème Symphonie), en utilisant le mot Freiheit (liberté) au lieu de l'original Freude (joie). Bernstein, dans son discours d'introduction au concert, a déclaré qu'ils avait «pris la liberté» de faire ce changement à cause d'une histoire «très probablement fausse mais apparemment crue par certains», selon laquelle Schiller avait écrit une «Ode à la liberté», aujourd'hui présumée perdue. Bernstein a ajouté: «Je suis sûr que Beethoven nous aurait donné sa bénédiction.»
A.8) L'année 1990
Bernstein dirige son dernier concert le 19 août 1990 avec le Boston Symphony Orchestra à Tanglewood, son lieu fétiche pami tous. La boucle était bouclée... Le programme comprenait Four Sea Interludes (partie orchestrale tirée de l'opéra Peter Grimes de Benjamin Britten) et la 7 ème Symphonie de Beethoven. Il eut une crise de toux pendant le troisième mouvement de la Symphonie de Beethoven, mais continua à diriger jusqu’à sa conclusion, quittant la scène pendant l’ovation, paraissant épuisé et souffrant. Le concert a ensuite été édité sur CD sous le titre Leonard Bernstein – The Final Concert chez Deutsche Grammophon.
Bernstein annonce sa retraite de la direction d'orchestre le 9 octobre 1990 et meurt cinq jours plus tard, le 14 octobre d’un cancer et d’une pneumonie.
Le jour de son cortège funèbre dans les rues de Manhattan, les ouvriers du bâtiment retirent leur chapeau et le saluent en criant "Au revoir, Lenny".
B) Un artiste incomparable
Bernstein a été honoré par de très nombreuses récompenses dans le monde entier: 2 Tony Award (4 nominations), 16 Grammy Award (63 nominations), 7 Emmy Awards (13 nominations), ... Il a eu une nomination aux Oscars. Il a reçu le Kennedy Center Honor en 1980 et la National Medal of Arts en 1989. Il est nommé Commandeur de la Légion d'honneur en France en 1986.
Bernstein est un compositeur éclectique dont la musique fusionne des éléments de jazz, de musique juive, de musique de théâtre et le travail de compositeurs antérieurs comme Aaron Copland, Igor Stravinsky, Darius Milhaud, George Gershwin et Marc Blitzstein. Certaines de ses œuvres, en particulier sa partition pour West Side Story (), contribuent à combler le fossé entre la musique classique et la musique populaire. Il utilise le dodécaphonisme. Bernstein déclare lui-même: «Ma principale motivation pour composer est de communiquer; toutes mes pièces, y compris mes symphonies et mes œuvres de concert, pourraient en quelque sorte être considérées comme des pièces de théâtre.»
Ses muiscals West Side Story (), On the Town (), Wonderful Town () et Candide () sont régulièrement joués, et ses symphonies et œuvres de concert sont programmées par des orchestres du monde entier.
Malgré le fait qu'il ait eu de grands succès populaires en tant que compositeur, Bernstein a été déçu que certaines de ses œuvres les plus sérieuses n'aient pas été mieux reçues par la critique. Il a également regretté de n’avoir pas pu consacrer plus de temps à la composition en raison de son travail de chef d’orchestre. Les critiques de Bernstein ne s’accordent pas pour savoir s’il a créé quelque chose de nouveau ou s’il n’a fait qu'emprunter et fusionner habilement des éléments d'autres personnes. Il a toujours cherché à enrichir son propre langage musical personnel à la manière des grands compositeurs du passé, qui ont tous emprunté des éléments aux autres. Les critiques les plus sévères qu'il reçoit de son vivant concernent des œuvres comme sa symphonie Kaddish, MASS et son opéra A Quiet Place. Malgré cela, toutes ces pièces sont jouées, discutées et reconsidérées depuis sa mort.
Peu de compositeurs capturent leur époque et deviennent la voix emblématique de leur époque. Leonard Bernstein a trouvé sa "voix" au début des années 1940 et a projeté le son de l'Amérique urbaine depuis la période de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux mouvements anti-guerre des années 1970 et à la restauration de la liberté en Europe, avec la chute du mur de Berlin et du communisme soviétique.
Écrivant pour de petits ensembles, des orchestres symphoniques, Broadway, des cinémas et des opéras, Leonard Bernstein a projeté un message simple de compréhension et d'espoir en utilisant des formes et des styles à la fois complexes et simples - mais sonnant toujours comme "Bernstein", l’exemple le plus connu étant sa partition pour West Side Story.
En explorant sa production, on trouve des œuvres célèbres et obscures - des œuvres qui reflètent à la fois leur époque et qui, d'une manière ou d'une autre, les préservent et les encapsulent. Il est lié à la musique de Benjamin Britten et de Dimitri Chostakovitch, tout autant qu'à George Gershwin et Aaron Copland.
Alors que sa musique trouve son foyer spirituel dans sa vision du monde, sa musique parle avec un accent new-yorkais, même s'il est né dans le Massachusetts. Son amour pour l'Europe et sa sensibilité à ses racines russes et juives ne sont jamais loin de son expressivité lyrique, avec son optimisme fragile, sa solitude, son humour et son exigence d'acceptation. Le tout enveloppé dans la propulsion rythmique d'un grand paysage urbain américain. Il nous a laissé une image sonore de son temps et de son lieu et, en même temps, une voix éternelle de l'humanité.
Le mot de la fin sera de sa fille Jamie qui écrit : « amoureux de la paix, Lenny a peut-être cru que s'il trouvait juste la bonne combinaison de notes, il pourrait déverrouiller le secret pour sauver la planète. »
Aucune note ne saura hélas jamais le faire. Mais quand vous écoutez la musique de Bernstein, le monde est, pour un temps, un meilleur endroit.
Chère Helen,
(...) Koussevitzky semble m'apprécier de plus en plus. Il veut maintenant que j'étudie avec lui cet hiver à Boston. Il a dit aujourd'hui que je serais certainement le plus grand (!) chef d'orchestre si seulement je travaillais dur pendant 3 ans, c'est tout. Il veut me façonner, etc. Il dit que j'ai tout pour ça - bien sûr, j'ai ma réaction habituelle d'abaissement de moi-même et je suis légèrement déprimé par ce genre de confiance, mais c'est tellement merveilleux ici que je l'ignore et que je travaille , sans même penser à l'horreur de la conscription qui semble se profiler à l'automne. Peu importe, je dois travailler tant que je peux.
Ceci à la hâte.
Meilleurs voeux à maman
Lenny
Lettre de Bernstein à Helen Coates (son ancien professeur de piano) - Tanglewood - 26 juillet 1940
Cher Dr Koussevitzky,
Les mots sont un moyen d'expression assez lointain pour tout musicien mais il m'est surtout difficile de trouver des mots pour cette lettre. Que ce soit bref.
Cet été, pour moi, c'était la beauté - la beauté dans le travail, la force de l'objectif et la coopération. Je suis plein d'humilité et de gratitude pour y avoir si richement partagé. Ces six dernières semaines ont été les plus heureuses et les plus productives de ma vie. J'ai pu, pour la première fois, me concentrer complètement sur mon objectif principal, avec une glorieuse liberté par rapport aux problèmes personnels.
Ce fut une renaissance pour moi - une réhabilitation de la weltanschauung tordue et indéfinie avec laquelle je suis venu à vous.
Pour votre énergie créatrice, votre instinct de vérité, votre incroyable incorporation de professeur et d'artiste, je vous remercie humblement. Voir en vous mes propres concepts mûris est un défi pour moi que j'espère relever dans votre grand esprit.
Je suis maintenant à la maison, me reposant avec ma famille. J'espère être à Lenox dans les prochaines semaines, et j'aimerais beaucoup vous voir et causer avec vous. Pouvez-vous me dire quand cela vous conviendrait le mieux!
Je vous prie d'adresser mes très chaleureuses salutations à Madame Koussevitsky et à Miss Naumoff.
Dans la dévotion et la gratitude.
Léonard Bernstein
Lettre de Bernstein à Serge Koussevitzky - août 1940
Lettre écrite après être rentré chez lui dans le Massachusetts après son premier été à Tanglewood