C) 3 janv. '28: «She's my Baby» - Flop
A Connecticut Yankee () avait eu sa première le 3 novembre 1927, Rodgers et Hart enchaîneraient très vite en commençant les répétitions de She’s My Baby () le 7 novembre. Rodgers et Hart avaient accepté de travailler sur ce spectacle principalement parce qu’il était produit par Charles Dillingham, le seul producteur capable de rivaliser avec Ziegfeld. En plus c’était Dillingham qui les avait contactés, cela ne se refuse pas.
Au tout début du travail il rencontrèrent Dillingham. Il leur a décrit brièvement ses plans pour She’s My Baby (). Il était convaincu qu’il avait trouvé un format de spectacle idéal pour la star Bea Lillie avec cette farce conçue par Guy Bolton et le duo Bert Kalmar et Harry Ruby, qui étaient mieux connus comme auteurs-compositeurs que comme librettistes.
Rodgers et Hart admiraient le librettiste Guy Bolton depuis longtemps. Ce fut une seconde bonne raison d’accepter le projet. Bolton avait beaucoup travaillé pour le Princess Theatre () avec Jerome Kern et P.G. Wodehouse. Avec Thompson, il a écrit le livret des premiers musicals de George et Ira Gershwin, Lady, Be Good () (1925) et Tip-Toes () (1926). Avec les Gershwin et Wodehouse, il écrit Oh, Kay! () (1926). Bolton a travaillé à un rythme effréné sur des spectacles... magnifiquement construits, et plein de jeux de mots amusants et insupportables… . Lorsque les Gershwin ont commencé à prendre un ton plus sérieux, persista avec ses «histoires mousseuses» pour d’autres compositeurs.
Même si l’histoire que ces trois librettistes avaient conçue n’était pas très prometteuse, nous y reviendrons, Rodgers et Hart était contents de travailler avec eux… Et enfin, qui pourrait résister à la tentation d’écrire des chansons pour Béatrice Lillie, dont les bouffonneries avaient fait d’elle une star à Broadway depuis la Charlot’s Revue de 1924 (? Mais les difficultés furent nombreuses…
Le premier fut la volonté de Dillingham, pour faire plaisir à Béatrice Lillie, de lui proposer de chanter My Heart Stood Still, la chanson que Rodgers et Hart avaient écrite pour la revue One Dam' Thing after Another () en mai 1927 à Londres. Sachant Bea Lillie incapable de chanter la chanson, Rodgers et Hart l’incorporèrent dans A Connecticut Yankee ().
La seconde difficulté fut que Rodgers tomba malade. Rien de grave, mais une grippe qui l’a tenu alité quelques semaines. Dillingham fut très «généreux» et «humain»: «Vous avez mauvaise mine. Faites un sac et allez à Atlantic City. Restez là pendant quatre ou cinq jours et ne faites rien. Et n’oubliez pas que vous êtes mon invité tout le temps.» Il semblait plus soucieux par la santé de Rodgers que par celle du spectacle. En fait, il semblait avoir perdu tout intérêt dans le spectacle. Lors de la répétition générale de la série de premiers Try-Outs à Washington, à la fin du premier acte, Dillingham a quitté calmement le théâtre. Rodgers l’a poursuivi dans la rue et lui a demandé: «Et le deuxième acte?». Sans arrêter de marcher, il a dit: «Oh, je l’ai vu hier soir. Je ne suis pas obligé de le revoir.» De même à Broadway, le 3 janvier 1928, le soir de la Première, il devait être présent, mais personne ne l’a vu.
La distribution était brillante et disparate: on retrouvait les danseurs Nick Long Jr. et Pearl Eaton, le danseur et comique Clifton Webb, un autre comique, William Frawley, un héros et une héroïne joués par Jack Whiting et Irene Dunne. Et, surtout, l’incomparable clown Beatrice Lillie. Le spectacle a vraiment été écrit pour cette dernière. Elle venait de jouer dans un terrible flop, Oh, Please! () de Vincent Youmans. Ses brillantes techniques clownesques, largement nourries par l'improvisation, étaient terriblement à l'étroit dans un musical basé sur un livret. Oh, Please! () avait fermé après 75 représentations. Tout le monde semblait d’accord sur le fait que le format de la revue lui convenait nettement mieux, car les revues lui fournissaient d’incomparables opportunités comiques sans qu’un livret vienne limiter son expression. Elle s’est pourtant lancée dans l’aventure du musical She’s My Baby () avec enthousiasme, mais malgré un rôle comique (la bonne Tilly) taillé sur mesure pour elle, She’s My Baby () n’a pas fonctionné pour elle…
En fait, l’énorme point faible était le livret… Il était représentatif de la sottise du livret de nombreux musicals de l’époque: Bob Martin a besoin d’argent pour monter un spectacle musical qui mettra en vedette sa bien-aimée, Polly; son oncle fortuné, Mr. Hemingway, doit être convaincu que Bob a une femme et un enfant avant qu’il ne lui avance un prêt. Tilly, la femme de chambre, sert d’épouse, et l’enfant du concierge sert de progéniture. Après des complications, la ruse finit bien pour tout le monde.
Pas le genre de livret susceptible de tirer le meilleur de Rodgers et Hart. En conséquence, aucun des deux ne semble avoir essayé trop fort: sur les 18 chansons du spectacle, pas moins de 11 provenaient d’autres productions, notamment Lido Lady (). Les nouvelles chansons n’étaient que bof-bof, n’ajoutant rien de remarquable au catalogue de Rodgers et Hart.
Dans le New York Times, Brooks Atkinson trouve le spectacle «misérable» et, à cause de son livret «peu inspiré», les «vertus» du musical sont «terriblement difficiles à apprécier». Mais le «génie comique extraordinaire» de Lillie plaisait au public, et «seul Charlie Chaplin pouvait se moquer du monde en général avec un matériel aussi banal».
Le spectacle fut le premier musical de 1928 à ouvrir. Et le premier à fermer. Il n’aura tenu que 71 représentations… En conséquence, Béatrice Lillie est retournée presque définitivement vers les revues et ne réapparaitra dans un musical de Broadway qu’avec High Spirits () en 1964, un peu de quarante ans plus tard!
Mais c’était aussi un autre revers pour Rodgers et Hart. Non pas que l’expérience ait été aussi violente celle de Betsy (, un an auparavant. Il n’y avait pas eu cette fois de bagarres ni d’amertume de la part de qui que ce soit. Personne n’était à blâmer… Enfin si. Rodgers et Hart ont compris que la seule opportunité de travailler avec des gens comme Dillingham ou Bolton, n’était pas suffisante pour décider de participer à un spectacle.
Ce spectacle était le premier d’une longue série ininterrompue de déceptions ou de flops… Au cours des deux années suivantes, six autres musicals de Rodgers et Hart ont été créés à Broadway, aucune d’entre eux n’étant dans la classe de A Connecticut Yankee ().