B) 3 nov. '27: «A Connecticut Yankee» - Triomphe
Remontons un peu en arrière, à l’époque où ils produisaient des «musicals amateurs». En 1921, le trio Rodgers (19 ans) - Hart (26 ans) – Fields (24 ans) avait vu un film adapté de A Connecticut Yankee in King Arthur's Court, le roman de Mark Twain (1835-1910), le célèbre auteur américain. Ils avaient tous trois été attirés par les possibilités d’adaptation de cette histoire en musical. Mais, avant de pouvoir aller plus loin, ils avaient besoin de la permission de Charles Tressler Lark, un vieux monsieur qui était l’avocat s’occupant de la succession de Marc Twain.
À leur grande surprise, Lark leur avait donné une option et à leur grand étonnement, il ne voulait aucun paiement. Fields s’est mis immédiatement au travail, mais n’a pas réussi à trouver une forme qui leur plaise. En 1923, ayant besoin d’idées pour le spectacle amateur de fin d’année à l’Institut of Musical Art (), ils avaient décidé d’utiliser une partie du matériel développé par Fields en 1921, dans ce qui est finalement devenu A Danish Yankee at King Tut’s Court ().
Début 1927, ils repensèrent à nouveau à adapter en musical le A Connecticut Yankee in King Arthur's Court de Mark Twain. Mais si ça n’avait pas fonctionné en 1921, pourquoi cela irait-il en 1927? Malgré l’envie, Rodgers et Fields doutaient sérieusement. Mais Hart fut catégorique. Il voulait que cela soit leur prochain spectacle. Ce serait l’occasion de briser le moule, mais aussi d’expérimentation, d’innovation et d’originalité. Enfin un musical avec une histoire cohérente où les chansons ne seraient pas ajoutées au spectacles comme des boules sur un sapin de Noël.
La véhémence de Hart a conquis Rodgers et Hart. Il ont décidé que la partie contemporaine ne se déroulerait pas comme dans le roman en 1889, mais plutôt en 1927. Et qu’ils utiliseraient les séquences de rêve à Camelot pour introduire de l’humour anachronique, c’est-à-dire introduisant des mots et des technologies du XXème siècle à la cour du Roi Arthur. Tout cela ne pouvait être que la base d’un grand spectacle.
Il n’y avait qu’un seul problème, mais de taille, l’option qu’ils avaient obtenue en 1921 ne courait que pour cinq ans et était expirée. Et en 1927, notre trio n’était plus un ensemble d’étudiants qui rêvaient de faire un premier musical. Non, ils avaient à leur actif plusieurs gros succès à Broadway et à Londres. M. Lark, bien conscient de cette évolution, s’est assuré que la succession recevrait à la une belle avance et des droits d’auteur conséquents.
Quand il fallut penser à un producteur, le trio se tourna naturellement vers celui qui avait assumé cette fonction pour la plupart de leurs musicals passés: Lew Fields – le père de Herb Hields. Mais Lew Fields était sur le point de partir pour Londres pour mettre en scène la production anglaise de Peggy-Ann () – dont nous parlerons ci-dessous). Herb Fields a donné à son père le roman de Twain à lire… Fields a télégraphié depuis le beau milieu de l’Atlantique qu’il ne voyait rien dans ce roman qui puisse servir de base à un musical.
Confiants qu’il leur serait aisé de trouver un producteur une fois le script et les chansons terminés, ils se sont mis au travail. Et quand Lew Fields est revenu d’Angleterre après l’ouverture de Peggy-Ann (), ils lui présentèrent un scénario complet. Lew Fields a adoré le scénario de A Connecticut Yankee () et s’est de nouveau associé à Lyle Andrews pour présenter le spectacle au Vanderbilt Theatre, deux mois plus tard, en novembre 1927.
À peu près au même moment, début septembre 1927, Rodgers et Hart ont été approchés par Charles B. Dillingham (1868-1934), l’un des producteurs les plus respectés de Broadway, pour écrire la partition d’un musical pour Beatrice Lillie. En fait, Dillingham et Mlle Lillie connaissaient la chanson à succès My Heart Stood Still créée dans la revue One Dam Thing After Another () en mai 1927 à Londres et dont nous avons parlé ci-avant. La revue n’ayant pas été importée à Broadway, Dillingham souhaitait que cette chanson soit chantée par Beatrice Lillie dans le nouveau musical qu’il créeraient. Ils savaient qu’elle était une star, principalement de revues, mais ils savaient aussi qu’elle n’avait pas la voix pour chanter My Heart Stood Still.
Pour s’en sortir, sans se froisser avec quiconque ni perdre cette proposition de Dillingham, ils ont tout simplement inventé que c’était impossible parce que My Heart Stood Still était déjà intégrée à A Connecticut Yankee () qu’ils étaient en train de créer. Nous reviendrons plus tard sur la proposition de Dillingham qui débouchera sur le spectacle She’s My Baby (), avec Beatrice Lillie.
Après avoir utilisé cette excuse, il fallait intégrer My Heart Stood Still intégrée à A Connecticut Yankee (). Même s’ils en étaient les auteurs, ils devaient obtenir la permission de C.B. Cochran à Londres producteur de la revue One Dam Thing After Another () pour laquelle cette chanson avait été écrite. Comme rien n’est simple, Ziegfeld proposa à C.B. Cochran de racheter les droits de My Heart Stood Still pour la somme de 350.000€ d’aujourd’hui, car il voulait l’utiliser dans la prochaine édition de ses Ziegfeld Follies (). Mais C.B. Cochran était un homme intègre et refusa de jouer ce jeu, et permit à Rodgers et Hart d’utiliser cette chanson dans leur nouveau musical à condition qu’ils acceptent de diminuer leurs droits d’auteurs sur la revue One Dam Thing After Another (). Plus que réglo! Ce fut un choix judicieux, car My Heart Stood Still allait devenir le tube de A Connecticut Yankee (). Et l’un des principaux succès de Rodgers et Hart. Des artistes comme Chet Baker, Ella Fitzgerald, Frank Sinatra, Bing Crosby, Rod Stewart, … l’ont chantée par après dans leurs concerts.
L’histoire est proche de celle de Mark Twain, en dehors de son actualisation: dans le Connecticut, en 1927, à la veille de son mariage avec Fay Morgan, le jeune Martin reçoit la visite de son ancienne fiancée, Alice. Quand Fay les découvre ensemble, elle assomme Martin avec une bouteille de champagne. Il perd connaissance et rêve qu’il est transporté 1.400 ans en arrière, à l’époque de Camelot, où il charme la cour du Roi Arthur, tombe amoureux de la demoiselle «Alisande» (qui ressemble étrangement à Alice), et est bientôt chargé d’industrialiser le pays. La sœur maléfique du roi, la Reine Morgan Le Fay (qui ressemble étrangement à Fay, la fiancée de Martin), fait kidnapper Alisande, mais Martin la sauve juste au moment où il se réveille de son rêve prophétique. Nouvellement éclairé, Martin se rend compte qu’il doit rompre ses fiançailles avec Fay et épouser à la place son véritable amour, Alice.
Pour jouer le rôle-titre du Yankee, ils ont choisi William Gaxton, un artiste reconnu dans le Vaudeville (), mais qui n’avait encore jamais joué dans un musical à Broadway. Le rôle d’Alice fut joué par Constance Carpenter, une actrice anglaise qui était apparue dans la comédie musicale Oh, Kay! () de Gershwin la saison précédente. Les chorégraphies furent confiées à un jeune chorégraphe de 32 ans, Busby Berkeley, dont l’expérience était très limitée. A Connecticut Yankee () sera son premier musical avant qu’il devienne un chorégraphe révolutionnaire, surtout au cinéma.
Les répétitions se passèrent très bien, tout le monde semblant optimiste quant aux chances du spectacle. En raison du titre, ils ont trouvé judicieux de faire quelques représentations de Try-Out dans le Connecticut, à Stamford. Un critique local déclara :
«Encouragé, Mark Twain a fini par chanter et danser, et vous ne le croirez peut-être pas, mais à la cour du Rroi Arthur, ils dansent maintenant le Charleston!»
Encourageant, mais le spectacle était très loin d’être fini! Des Try-Out plus importants ont eu lieu après à Philadelphie, pendant quatre semaines. A ce moment, il y eut un désaccord majeur entre le trio créatif Rodgers/Hart/Fields et le producteur Lew Fields. Ce dernier vulait que la chanson Thou Swell soit retirée du spectacle. Et ils ont tenu bon, et cela devint aussi un tube du spectacle.
Le chef d’orchestre de A Connecticut Yankee (), comme il l’avait été pour Peggy-Ann (), était Roy Webb, un ami proche de Rodgers. Rodgers demanda de pouvoir diriger l’orchestre le soir de la Première, ce que Webb accepta.
A Connecticut Yankee () a ouvert le 3 novembre 1927, succédant à Peggy-Ann () le musical précédent de Rodgers et Hart qui venait de fermer le 29 octobre 1927 après 333 représentations, leur plus gros succès à cette date.
Toutes les chansons étaient des créations sauf deux, A Ladies’ Home Companion et My Heart Stood Still. Ces deux chansons étaient dans le prologue. Rodgers se souvient qu’en dirigeant l’orchestre le soir de la première, il fut surpris par la réponse du public: glaciale… Avaient-ils gaspillé dix mille dollars pour un pétard mouillé?
Ils devaient enchaîner avec la chanson que Lew Fields avait voulu couper, Thou Swell. C’est en fait à ce moment que commençait la séquence dans laquelle Billy Gaxton, frappé à la tête dans le prologue, rêve qu’il est de retour dans le temps du Roi Arthur. Dans la première scène, la route vers Camelot, il rencontre la belle demoiselle «Alisande» (Constance Carpenter), et après quelques railleries – qui m’a frappé ?, où suis-je ?, … – Martin (William Gaxton) commence à chanter Thou Swell. Et ici, tout a changé. Rodgers en a un souvenir très clair :
«Billy n’avait pas chanté plus de huit mesures dans le refrain que j’ai commencé à sentir que quelque chose se passait à l’arrière de mon cou. Ce n’était pas la sensation constante et croissante que j’avais ressentie lors des premières The Garrick Gaieties (), ni le sentiment plus calme – une sorte de tout-va-bien – que j’avais ressenti lors de Dearest Enemy (). Cette fois, la réaction du public était si forte que c’était comme une explosion. Bien qu’il n’y ait pas de sons audibles, je pouvais sentir les gens aimer Gaxton, adorer Carpenter et se déchaîner sur la chanson. Les applaudissements à la fin de la chanson ont été assourdissants, et Gaxton et Carpenter sont revenus pour donner plusieurs rappels.»
Richard Rodgers
Thou Swell fut un «showstropper». Mais en fait, Thou Swell n’a pas seulement arrêté le spectacle, il l’a créé. Chaque phrase de la chanson, avec ses multiples rimes internes et son habile mariage d’archaïsme médiéval et d’argot moderne, était d’un niveau supérieur à la fois au niveau des paroles que de la musique, aux meilleures chansons de Broadway de l’époque.
A Connecticut Yankee () a été un succès retentissant: 418 représentations au Vanderbilt Theatre (jusqu’au 27 octobre 1928). Un seul autre spectacle de Rodgers et Hart aurait une plus longue série du vivant de Hart: By Jupiter () (1942) qui fera 421 représentations. A Connecticut Yankee () est ensuite parti pour un US-Tour de plus de 15 mois, parcourant 49 villes en tout. Ce spectacle et son succès furent une consécration pour Rodgers et Hart.
C’était d’autant plus remarquable que l’année 1927 a battu tous les records du nombre de productions: 268! Simple illustration: le 26 décembre 1927, 11 premières eurent lieu à Broadway! Le lendemain, le 27 décembre 1927, allait être créé, entre autres, l’un des chefs d’œuvre du siècle signé Kern et Hammerstein: Show Boat (). Et quelques jours plus tard, le 3 janvier 1928, ce serait la première de She's my Baby (), le second spectacle de cet hiver signé Rodgers et Hart.