C) 27 déc '26: «Peggy-Ann» - Succès 28 déc. '26: «Betsy» - Flop
Comme nous l’avons vu, avant le départ de Rodgers et Hart pour Londres pour travailler sur Lido Lady (), Herb Fields leur avait parlé d’un concept très original. En fait, plusieurs années auparavant, son père, Lew Fields avait produit en 1910 le musical Tillie’s Nightmare (). Herb pensait que le spectacle pourrait être réécrit et modernisé avec une nouvelle partition et une actrice plus jeune et plus attirante. Rodgers et Hart étaient enthousiastes et ont commencé à y travailler dès leur retour de Londres, au début de l’automne. Ce fut évidemment facile de vendre ce «remake» à Lew Fields qui a accepté de le produire avec Lyle Andrews, le propriétaire du Vanderbilt Theatre.
En 1926, les théories de Freud, bien que largement discutées, n’avaient pas encore trouvé d’expression théâtrale, et le temps semblait mûr pour qu’un musical parle des peurs et des fantasmes subconscients. C’est exactement ce que sera Peggy-Ann ()!
Tout le spectacle, à l’exception du prologue et de l’épilogue, était un rêve. Le musical va briser beaucoup de barrières. Dans une scène, Peggy-Ann se retrouve à bord d’un yacht pour épouser le personnage principal. Sa mère, agissant comme pasteur, exécute la cérémonie en utilisant un annuaire téléphonique comme bible. Peggy-Ann se présente pour l’occasion en sous-vêtements. Tout cela était absurde, mais avant-gardiste. La presse appréciera et parlera d’un musical «loin du moule familier», «vif et imaginatif», «futuriste», «un morceau de non-sens vraiment brillant» et «très différent du modèle habituel».
Après l’expérience dont ils sont sortis aigris, Rodgers et Hart étaient très heureux de retravailler «en famille», c’est-à-dire avec le librettiste Herb Fields, dans une production de Lew Fields et avec comme comédienne principale, même si elle intégrera le spectacle sur le tard … Helen Ford. Ils ont aussi engagé Lulu McConnell, qu’ils avaient connu sur Poor Little Ritz Girl (), et Edith Meiser et Betty Starbuck, qui avaient toutes deux été dans The Garrick Gaieties (). Même le directeur musical, Roy Webb, était l’homme qui avait enseigné à Rodgers les rudiments de la notation musicale et de la direction d’orchestre à l’époque des spectacles amateurs.
Au beau milieu de ce travail, Richard Rodgers a reçu un appel de Florenz Ziegfeld. Même pour deux jeunes artistes reconnus à Broadway, recevoir un appel de Ziegfeld était un choc. Pour beaucoup, c’était plus que le Roi de Broadway. C’était tout simplement Dieu. Rodgers s’est retrouvé dans son bureau et Ziegfeld n’a pas perdu de temps pour esquisser son idée. Il revenait d’un voyage en Europe, avec son financier Replogle, sur le même navire que Belle Baker, une petite femme à la voix énorme pour le moment confinée dans des maisons de vaudeville. Lui et Replogle, avaient été «renversés» lors d’un concert sur le bateau. Ils étaient persuadés qu’elle était une future star de musicals à Broadway. Si Rodgers et Hart étaient d’accord pour écrire les chansons, le spectacle, qui devait s’appeler Betsy (), pourrait entrer en répétition dans quelques semaines!
On ne rend pas compte, mais nous avons un Rodgers de 24 ans à qui Dieu propose un projet. Impossible de refuser… Rodgers en a parlé immédiatement à Hart qui a accepté aussi. Rodgers, dans ses mémoires, se souvient de la fierté de ses parents – il habite toujours chez ses parents. Mais aussi de leur inquiétude quant au défi. Ils n’avaient pas tort, car Betsy () sera une des pires expériences de Rodgers.
En plus de leur travail sur Peggy-Ann (), Rodgers et Hart composaient des chansons pour Ziegfeld. Mais la méthode de travail sur Betsy () était à l’opposé de l’ambiance familiale de Peggy-Ann (). Pendant la très courte période qu’ils avaient pour écrire les chansons, Rodgers et Hart ont rarement vu les librettistes David Freedman et Irving Caesar. Ils n’ont eu qu’une réunion avec Belle Baker. Aucun travail collectif n’était mis en place. Ziegfeld n’a virtuellement rien coordonné. Alors, Rodgers et Hart ont écrit au mieux des chansons en espérant qu’elles conviendraient à une histoire qu’ils ne connaissaient qu’approximativement.
Rodgers a compris la difficulté de mener de front ces deux créations: ils devaient créer au total près de 30 chansons en quelques semaines, et cela deviendrait encore plus lourd quand les deux spectacles répéteraient en même temps. Comme il le confie dans une lettre à sa future femme, pendant ces répétitions: «Je m’attends à arrêter complètement de manger et de dormir complètement».
Les choses vont se corser à la mi-novembre 1926, alors que les deux musicals devaient ouvrir à Broadway respectivement les 27 et 28 décembre 1926 à Broadway – sans oublier la première de Lido Lady () le 1er décembre à Londres! Ils n’avaient toujours pas de comédienne principale pour Peggy-Ann (). Ils désiraient Helen Ford, mais elle jouait dans l’US-Tour de leur Dearest Enemy (). Après avoir proposé le rôle à différentes actrices, ils ont dû se résoudre à organiser des auditions. Et cela ne donna rien. Ils contactèrent Helen Ford. Miracle, son US-Tour de Dearest Enemy () s’arrêtait la semaine suivante. Immédiatement Herb partit pour Cincinnati, où elle jouait, pour lui proposer un contrat et le manuscrit de Peggy-Ann ().
Pendant ces dures semaines, Ziegfeld s’est plaint que Rodgers et Hart n’étaient pas assez présents aux répétitions de Betsy (). Il faut dire que Betsy () était un spectacle énorme avec des dizaines de scènes élaborées, un grand casting et des centaines de choristes. Il aurait dû être joué en Try-Out pendant des mois, dans différents lieux avant de déboucher à Broadway, afin de prendre le temps pour épurer la création. Au lieu de cela, le seul Try-Out se limita à une semaine au National Theatre à Washington. Pendant cette semaine, la panique a pris le dessus: les librettistes Freedman et Caesar se sont disputés, Rodgers et Hart se sont disputés avec Freedman et Caesar, et Ziegfeld a débarqué en hurlant sur tout le monde. Après l’ouverture de Washington, Rodgers écrira à Dorothy:
«Je n’aime pas du tout le spectacle. Le livret, si on peut l’appeler ainsi, est terrible, et la musique a été une telle source de désagrément extrême que je suis impatient d’en avoir fini.»
Lettre de Richard Rodgers à Dorothy, sa future femme
L’ambiance était terrible et la soirée d’ouverture à Broadway a été le point culminant de ce long dérapage. À la dernière minute, sans consulter aucun des créateurs, Ziegfeld a acheté une chanson à Irving Berlin et l’a fait chanter par Belle Baker. Cette chanson a été la mieux accueillie de ce soir de première. Mais Ziegfeld avait réglé un projecteur sur Irving Berlin, assis au premier rang, qui s’est levé et a pris une ovation. Ce fut bien sûr une terrible claque pour le jeune Richard Rodgers. Bien sûr, la chanson Blue Skies de Berlin était magnifique et bien supérieure à tout ce que Rodgers et Hart avaient écrit pour Betsy (), mais à ce moment-là, le duo est ulcéré que l’on ait ajouté une chanson sans leur en parler et qu'ils le découvrent en live le soir de la première. Mais à 24 ans, Rodgers ne peut remettre en cause publiquement Dieu Ziegfeld.
Ce 28 décembre 1926 restera une tache noire dans la vie de Richard Rodgers. Heureusement que la veille, le 27, la première de Peggy-Ann () s’était très bien passée, avec un public et des critiques enthousiastes.
- Peggy-Ann () se jouera 333 soirs et sera un des grands succès de Rodgers et Hart.
- Betsy () se jouera 39 soirs! Il figurera parmi les plus gros flops des carrières respectives de Richard Rodgers, Lorenz Hart mais aussi de Ziegfeld.
Betsy () a donc fermé le 29 janvier 1927. Rodgers et Hart n’étaient pas présents. Ils avaient appareillé trois jours auparavant pour l’Angleterre pour aller voir à Londres leur troisième grande création du mois de décembre ’26, Lido Lady (). Ils ne croyaient pas en ce spectacle, mais c’était un gros succès à Londres. N’ayant pas assisté à cette première, ils devaient se rendre à Londres pour enfin voir leur spectacle.