En 1925, un projet amateur va, enfin, faire d'eux des pros: «The Garrick Gaieties»

image
Laurence Langner et Theresa Helburn
Administrateurs de la Theatre Guild
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/853ac822-9f18-e701-e040-e00a18061095

Après ce coup de téléphone dont nous avons parlé ci-avant () Benjamin Kaye a organisé une rencontre entre Rodgers et les deux administrateurs de la Theatre Guild, Theresa Helburn et Laurence Langner, dans leur bureau. Rodgers a joué certaines de ses chansons devant eux, impressionnés par l’importance de ces deux spectateurs. Et ce fut aussi simple que cela: Rodgers a joué, Helburn et xLangner ont aimé ce qu’il a joué, et Rodgers obtint le job. Du jour au lendemain, Rodgers est passé du désespoir au bonheur absolu d’être le premier compositeur de musical jamais accepté par la Theatre Guild.

Mais Rodgers, comme il le montrera toute sa vie, n’était pas centré sur lui-même. Il avait conscience qu’il faisait partie d’un duo créatif: Rodgers & Hart. Malheureusement, une actrice brillante et talentueuse nommée Edith Meiser, qui allait jouer dans la revue, allait aussi écrire les paroles des chansons. Même s’il ne pouvait exiger quoi que ce soit, Rodgers fut catégorique sur un point: il ne composerait les chansons qu’ayant pour parolier Larry Hart. Après quelques discussions, il a été convenu d’accepter Hart avec Rodgers.

image
The Guild Theatre (1925)
L'actuel August Wilson Theatre

Mais comme rien n’est jamais simple, Hart eut, comme souvent, une réaction imprévisible: il ne voulait pas participer à l'écriture de cette revue! Il en avait marre de ces spectacles amateurs où ils étaient bénévoles. Le prestige de la Theatre Guild ne signifiait pas grand-chose pour lui. Ce qui le dérangeait le plus, c’était que le spectacle, était une revue et donc un simple recueil de chansons. Il était persuadé que pour être remarqués par a profession, il fallait créer une partition unifiée pour un livret musical, avec des chansons écrites pour des personnages et des situations spécifiques. Rodgers, le roi du compromis, a proposé d’incorporer un court livret dans la revue comme final du premier acte.

Rappelons que la Theatre Guild était en train de finaliser la construction de son théâtre, le Guild Theatre (l’actuel August Wilson Theatre) et avait besoin d’un complément de fonds. La revue dont nous parlons devait avoir deux représentations le dimanche 17 mai 1925 au Garrick Theatre afin de collecter l'argent nécessaire pour payer les tapisseries décoratives du futur Guild Theatre. Signalons qu’au Garrick Theatre se jouait à ce moment-là The Guardsman, une pièce de Ferenc Molnár, avec en tête d’affiche deux stars: Alfred Lunt et Lynn Fontanne. La revue qu’ils allaient créer se jouerait donc dans le décor de The Guardsman, un jour de relâche. Les répétitions furent courtes mais l’ambiance était formidable.

Puis arriva ce fameux dimanche 17 mai 1925. Les lumières se sont éteintes dans la salle et Rodgers a pris place dans la fosse d’orchestre face aux 11 musiciens et le spectacle a fait le reste. Tout s’est plutôt bien passé jusqu’au milieu du deuxième acte. Le public était satisfait.

image
Betty Starbuck, Jack Edwards, William M. Griffith, Sterling Holloway, Phillip Loeb, Edith Meiser,
Romney Brent et Blanche Fleming - «Six Little Plays», l'ouverture des «The Garrick Gaieties»
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library - https://digitalcollections.nypl.org/items/7a037cca-bcc4-6e8f-e040-e00a18066cc6

 

image
Sterling Holloway (23 ans) et June Cochrane (22 ans)
«The garrick Gaieties»
© Museum of the City of NY

A ce moment, sont apparus devant le rideau rouge June Cochrane, une ingénue, et Sterling Holloway, un chanteur et danseur débraillé aux cheveux roux. Ils sont partis dans un fox-trot contagieux que Rodgers et Hart avaient écrit le spectacle Winkle Town, dont nous avons parlé () et qui n’a jamais vu le jour. La chanson s’appelait Manhattan. Cette chanson est ce que les américain appellent un «showstopper», c’est-à-dire une chanson qui obtient des applaudissements si longs qu’ils interrompent le cours normal d’une représentation. Les chanteurs ont rechanté la chanson une deuxième puis une troisième fois!

Belle revanche avec la vie… Max Dreyfus avait entendu Manhattan lorsque Rodgers lui avait présenté Winkle Town. «Il n’y a rien de valable dans tout ça» avait-il jugé. (). Si l’on peut dire qu’une chanson a «fait» Rodgers et Hart, c’est sûrement Manhattan.

A la fin du spectacle et après dix rappels, quand le rideau final est tombé, Hart a crié: «Ce spectacle va se jouer un an!» Mais il n’y avait plus qu’une seule autre représentation prévue, le soir-même. Le succès fut identique et la presse aima beaucoup le spectacle.

Cette bande de gamins qui avaient travaillé comme des fous et qui jouissaient maintenant de l’extase presque insupportable d’avoir réussi leur spectacle. Rodgers résume bien la chose:

«Physiologiquement, nous étions peut-être sobres mais émotionnellement nous étions tous ivres, et il n’y a pas de plus grand sentiment que cela.»

Richard Rodgers

 

Il nous semblait impossible de laisser les The Garrick Gaieties () mourir ainsi après deux représentation? Rodgers en a parlé à Theresa Helburn et elle a répondu qu’elle serait très heureuse de prêter le Garrick Theatre pour les matinées de la semaine suivante, sauf, bien sûr, pour les deux après-midi où The Guardsman se jouait. Malgré le fait que cette semaine fut l’une des plus chaudes de tous ls temps – et il n’y avait pas encore d’air-co – toutes les matinées furent des triomphes.

image
The Garrick Gaieties (Opus 1925)

Rodgers n’était plus le jeune gamin qui s’apprêtait à devenir représentant en sous-vêtements pour bébés. Il était en un dimanche devenu un compositeur à succès à Broadway. Sa fierté, ou son insolence, ou sa prétention, l'ont poussé à discuter une fois encore avec Theresa Helburn de la Theatre Guild. Il lui a proposé que le spectacle soit autorisé à jouer au Garrick Theatre pour une série normale de représentations. Helburn a souri doucement et lui a demandé: «Et que suggérez-vous que nous fassions avec The Guardsman?» La réponse fut simple et directe: «Fermez-le.» Helburn a ri face à cette réponse de ce jeune compositeur de 23 ans… . Elle a accepté d’en parler avec le conseil d’administration de la Theatre Guild. Deux jours plus tard, Helburn a annoncé à Rodgers que The Guardsman fermerait le 6 juin, et que deux jours plus tard, The Garrick Gaieties () ouvrirait sa série au Garrick Theatre.

Les The Garrick Gaieties () se sont jouées pendant 211 représentations (8 juin > 28 nov. 1925).

Au-delà de la satisfaction d’avoir enfin un succès professionnel à Broadway, ce fut une belle opération financière, pour un spectacle initialement auquel il participait bénévolement. Rodgers et Hart gagnaient chacun 50$ par semaine en droit d’auteurs. A cela, Rodgers a rajouté 83$ par semaine (le minimum syndical) pendant la brève période d’environ un mois où il a dirigé l’orchestre. Et enfin, le compositeur Richard Rodgers a fait publier sa musique:

«finalement j’avais un éditeur de musique. Curieusement, malgré le succès de la série, un seul, Edward Marks, a montré un quelconque intérêt, et il a publié sept des chansons. Cela a fait une troisième source de revenu totalement non négligeable avec le succès de Manhattan

Richard Rodgers


Moins d’un an plus tard, Rodgers et Hart auront trois spectacles à Broadway en même temps. Et des années plus tard, lorsque Rodgers et Hart assisteront en spectateurs à une Première au Guild Theatre, Hart dira fièrement en pointant du doigt les tapisseries: «Elles sont là grâce à nousRodgers répondit: «Non, Larry. Nous sommes là grâce à elles


Au cours des cinq années suivantes, Rodgers et Hart ont créé 13 spectacles à Broadway, et 4 à Londres. Neuf de ces musicals furent écrits sur des livrets d’Herbert Fields (1897-1958), le fils de Lew qui avait accepté leur première chanson en 1919. Les livrets d’Herbert étaient très différents de ce que l’on pouvait voir dans les autres théâtres et offraient de nouvelles alternatives.

image
Ligne du temps des créations de Rodgers et Hart à Broadway et Londres avant leur départ pour Hollywood
Les succès sont en vert, les mitigés en orange et les flops en rouge