A) Hart refuse de participer à «Oklahoma!»
Dès que By Jupiter () fut créé, Rodgers a été amené à assumer un autre travail de coproduction avec George Abbott, toujours sous couverture pour ménager Hart. Il s’agissait du projet Beat the Band () avec un livret d’Abbott et George Marion Jr. (qui, dit-on, avait aidé Rodgers à compléter certaines des paroles de chansons supplémentaires dans By Jupiter () pendant les disparitions de Hart). Abbott se souviendra de ce spectacle comme «le plus misérable travail de production et de mise en scène que j’ai jamais fait»:
«La première erreur était de penser que c’était un bon projet; la seconde était dans le casting; et la troisième, et la plus importante, était de ne pas avoir arrêté le projet alors qu’il serait manifestement un échec [...] Après une mauvaise ouverture à Boston, j’ai téléphoné à Dick Rodgers et lui ai demandé s’il pouvait venir m’aider. Il est venu, a trouvé que la confusion y était trop profonde pour pouvoir offrir des suggestions constructives, mais il est resté pour nous tenir compagnie.»
George Abbott
Pour être honnête, l’une des raisons pour lesquelles Rodgers n’a pas pu offrir son aide est qu’il avait d’autres tracas en tête. Cela pourrait aussi expliquer pourquoi il a malgré tout voulu rester en bonne compagnie auprès de George Abbott. Car à ce moment précis, Rodgers traversait un véritable enfer personnel, comme Joshua Logan s’en souvient:
«Juste avant que je parte outre-mer, Dick [Rodgers] est venu me voir et il m’a dit: «Je vais devoir essayer sans Larry [Hart], je ne peux plus traverser ça, je ne peux plus le supporter». Et je lui ai dit: «As-tu pensé à quelqu’un pour prendre sa place?» Et il a dit: «Que penserais-tu si je me réunissais avec Oscar Hammerstein?» Et je lui ai dit: «Oh, mon Dieu, ce serait merveilleux».»
Richard Rodgers
Nous avions vu qu’à l’automne 1941, Abbott et Rodgers avaient déjà parlé lors du travail sur Best Foot Forward (). Rodgers avait même rencontré Hammerstein qui s’était révélé très élégant. Mais depuis lors, il y avait eu By Jupiter () durant lequel Hart avait touché le fond.
À cette époque, Oscar Hammerstein – dont la carrière était un peu «à l’arrêt» – travaillait principalement sur deux projets ambitieux:
- une adaptation en musical de l’opéra Carmen de Georges Bizet pour laquelle Hammerstein allait écrire un nouveau livret et des paroles. Don Jose deviendrait Joe, un soldat noir dans un camp en Caroline du Sud; Escamillo, le torero, serait ici le champion poids lourd "Husky" Miller; et Carmen, une ouvrière dans une usine de parachute, Carmen Jones. Ce musical aboutira après Oklahoma! (). Et aura pour titre Carmen Jones ().
- une adaptation en musical d’une pièce de Lynn Riggs, Green Grow the Lilacs, produite par la Theatre Guild en 1931. C’est la Theatre Guild qui lui avait proposé le projet. Quand il était à Hollywood en mai, Hammerstein en avait parlé avec Jerome Kern. Mais Kern n’était pas enthousiaste à propos de la pièce de Lynn Riggs, rappelant à Hammerstein qu’elle avait été un échec à la création avec 64 représentations seulement. Selon Kern, vouloir transformer un flop en un musical à succès était illusoire. Il refusa la proposition d’Hammerstein.
Face au refus de Kern, la Theatre Guild décida de proposer le projet à d’autres artistes. Theresa Helburn et Lawrence Langner – directeurs de la Theatre Guild – étaient voisins des Rodgers dans le Connecticut. Ils ont demandé à Richard de lire Green Grow the Lilacs, espérant qu’il aimerait ce thème et que Rodgers et Hart pourraient en faire leur prochain musical. N’oublions jamais que c’est un spectacle de la Theatre Guild, The Garrick Gaieties (), qui les avait lancés en 1925. Rodgers a lu la pièce et l’a beaucoup aimée. Il a immédiatement appelé Hart et ils ont décidé de se retrouver chez Chappell & Co, leurs éditeurs de musique, présidés par le vieux Max Dreyfus.
Rodgers attendait dans la salle de réunion lorsque Hart est arrivé. Il était hagard et pâle et n’avait clairement pas eu de bonne nuit de sommeil depuis des semaines. Rodgers savait qu’il ne pouvait plus éviter de dire à Hart ce qu’il pensait. Il lui a dit qu’il voulait commencer à travailler sur le nouveau spectacle tout de suite, mais que Hart ne semblait pas en état de travailler. Hart a secoué la tête avec lassitude. La création de By Jupiter () l’avait épuisé et il ne voulait pas se lancer immédiatement dans l’écriture d’un autre spectacle. Il partait d’ailleurs à Taxco au Mexique pour de longues, de très longues vacances.
Rodgers savait que s’il n’arrivait pas à le dissuader de partir au Mexique, les choses passeraient de graves, ce qu’elles étaient, à catastrophiques, ce qu’aucun d’eux deux ne pouvait se permettre. Il a donc décidé de prendre position. Rodgers a dit à Hart que s’il entrait au sanatorium, il se ferait admettre avec lui, et ils pourraient travailler ensemble. Il a dit à Hart que le seul moyen de sortir de son problème était de «quitter la rue».
Hart n’écoutait pas. Il voulait aller au Mexique. Rodgers s’est fâché. Il a répété très clairement qu’il voulait aller de l’avant avec Green Grow the Lilacs et a ajouté que si Hart ne le faisait pas maintenant avec lui, il demanderait à Oscar Hammerstein de travailler avec lui.
Hart lui a répondu calmement, sans la moindre colère, montrant ainsi à quel point il avait perdu toute estime de soi:
«Bien sûr, tu devrais avoir Hammerstein comme collaborateur. Je ne sais pas comment tu m’as supporté toutes ces années»
Lorenz Hart
Il s’est levé, prévenant tout calmement Rodgers qu’il faisait une erreur, car Green Grow the Lilacs ne pouvait pas être transformée en un bon musical, et il est sorti. Rodgers s’est assis et a pleuré comme un bébé; il savait qu’un partenariat long, unique et merveilleux, qui avait commencé dans l’adolescence, venait de se terminer.
La prédiction de Rodgers quant au Mexique s’est avérée tout à fait correcte: lorsque Hart est revenu du Mexique à la fin de l’été 1942, il a dû être sorti du train sur une civière et il a été admis à l’hôpital.
Il a appelé Nanette Guilford et lui a demandé de venir le voir. Elle se souvient de cette rencontre avec émotion:
«Nous avions peu de choses en commun, mais, bien sûr, j’y suis allé. Je pense que Larry [Hart] menait son deuxième ou troisième combat contre une pneumonie. Dick [Rodgers] l’a appelé pendant que j’étais là. Larry a décroché le téléphone, et je l’ai entendu dire: «Non, Dick, non, non, non.» Et ça a continué: «Je ne le sens pas, dit-il, je ne le sens pas.» Ils parlaient de Green Grow the Lilacs, et j’ai dit: «Pourquoi ne le faites-vous pas s’il le ressent si fortement?» Et Hart m’a répondu: «Non, bébé, je ne le sens pas, je ne le sens pas».»
Nanette Guilford
Il est clair que Rodgers n’avait pas encore complètement abandonné l’espoir de convaincre Hart de participer au nouveau spectacle; mais Hart était catégorique. En plus, il avait plein de projets…
Vers la fin de l’année, un article est apparu signalant que Rodgers et Hart avaient abandonné un musical mexicain appelé Muchacha sur laquelle ils travaillaient!
Au même moment, Hart parlait bruyamment de plusieurs nouveaux projets. L’un d’entre eux s’intitulait Miss Underground. Il lui avait été proposé par l’auteur-dramaturge Paul Gallico. Le compositeur envisagé était Emmerich Kalman, le célèbre compositeur viennois qui avait fui le régime nazi. Le producteur Doc Bender lui a promis monts et merveilles pour ce spectacle qui devrait se jouer à l’Hippodrome Theatre de New York (plus de 5.000 places). Hart a écrit les paroles de 17 ou 18 chansons. Celles qui persistent nous montrent que Hart n’avait pas perdu son talent. Mais la fille de Kalman a témoigné que son père était totalement dépité de voir Hart en permanence mort-saoul. Si on écoute George Balanchine, le chorégraphe prévu, ce n’est pas à cause de Hart que le spectacle ne s’est jamais joué, mais parce que le producteur Doc Bender n’a jamais u finaliser le financement, en temps de guerre.
En parallèle, les auditions de Green Grow the Lilacs (le futur Oklahoma! ()) avaient commencé. Ici aussi, comme nous le verrons plus loin en détail, le financement était très difficile. En plus, annoncer aux potentiels contributeurs que les créateurs ne seraient pas Rodgers et Hart, mais Rodgers et Hammerstein, n’aidait pas: une première collaboration, mais aussi le fait qu’Hammerstein n’avait plus connu de succès depuis 1932 avec Music in the Air () étaient des points faibles.
Le 7 janvier 1943 fut créé avec succès à Broadway le musical Something for the Boys () de Cole Porter. Il fallut attendre le 31 mars pour qu’un autre musical y soit créé et ce fut Oklahoma! (). Il était vraiment complexe de financer ce genre d’œuvre en pleine guerre. Mais en plus, Oklahoma! () souffrait d’a priori très négatifs. Comme nous le verrons, en Try-Out, Mike Todd avait titré: «No gags, no girls, no chance». Il est vrai qu’Oklahoma! () n’était pas parsemé de gags ou de filles en petites tenues. Il était facile de prévoir que ce spectacle n’avait aucune chance de succès.
Le 31 mars 1943, soir de la première d’Oklahoma! () au St James Theatre de Broadway, la salle n’était même pas pleine! Mais Lorenz Hart y était présent avec sa mère.
Larry Hart a assisté à la première avec sa mère. Il avait déjà vu le spectacle à New Haven pendant les Try-Out. Et il devait penser, comme tout le monde, que ce serait un gâchis sans espoir et que le spectacle n’avait pas la moindre chance de succès. Il n’était pas préparé, pas plus que n’importe quel autre spectateur dans la salle, à voir ce spectacle révolutionnaire, qui avait été profondément modifié lors des Try-Out à New Haven puis à Boston.
Le rideau s’est levé sur une scène lumineuse et ensoleillée, une vieille femme barattant du beurre dans une cour de ferme. Depuis les coulisses, la voix à capella du baryton Alfred Drake chantait la brume dorée sur la prairie, et le maïs aussi haut qu’un œil d’éléphant. Révolutionnaire. La réponse du public a été immédiate. Oscar Hammerstein s’en souvient des visages des spectateurs:
«C’était comme la lumière d’un millier de lanternes. On pouvait sentir cette lueur. C’était si brillant.»
Oscar Hammerstein
Logan qui était également présent à cette première se souvient de Hart:
«Larry [Hart] était assis dans une loge à applaudir, à rire aux éclats, à crier des bravos! Oh, mon Dieu, ça a dû être douloureux. Il avait pris sa mère avec lui et il devait être assis à ses côtés. Ce petit homme sensible, si sensible, assistait à un moment révolutionnaire dans le monde théâtral, initié par son partenaire de toujours, mais sans sa propre participation»
Joshua Logan
Hart savait qu’il avait vu ce soir-là quelque chose d’inédit au St. James Theatre. Après le spectacle, tout le monde s’est retrouvé au Sardi’s pour dîner et attendre les premières critiques de presse. Soudain, Rodgers vit Hart se frayer un chemin dans la foule, souriant d’une oreille à l’autre: «Ce sera au moins un autre Blossom Time» dit Hart en jetant ses bras autour du cou de son partenaire. «Ton spectacle sera éternel.»
Ce que cet aveu sincère lui a coûté, personne ne le saura jamais; mais Rodgers n’a jamais douté que Hart pensait ce qu’il disait.
Pour Rodgers, et aussi pour Hammerstein, Oklahoma! () était une renaissance. Mais assister à cet aboutissement artistique de Rodgers, le rêve de toute une vie, a dû être un terrible coup au cœur pour Hart.
Une histoire racontée par Alan Jay Lerner en est la preuve. Alan Jay Lerner, Fritz Loewe et Hart étaient ensemble un soir quand il y eut un black-out suite à une alerte aérienne. Loewe a allumé la radio; elle jouait un des airs d’Oklahoma! (). Dans le noir, Hart souffla furieusement sur son cigare. Loewe essaya une autre station. Même chose. Encore plus furieux. Loewe a essayé à nouveau, avec le même résultat. Le cigare de Hart brilla de plus en plus fort. Finalement, ils trouvèrent une station de radio jouant un autre air, et la lueur du cigare s’éteignit. Quand les lumières se sont rallumées, Hart a continué leur conversation comme si de rien n’était, mais comme Lerner l’a dit plus tard, ils savaient que ce dont ils avaient été témoins était la vue d’un homme qui avait trop douloureusement conscience de sa propre obsolescence.
Après l’épreuve d’Oklahoma! (), Hart a dû affronter une encore pire épreuve. Deux semaines après cette première, tôt le matin du samedi 17 avril 1943, Frieda, la maman de Hart s’est réveillée dans une douleur insupportable. Elle a été emmenée d’urgence à l’hôpital pour y subir une opération, mais celle-ci n’a pas réussi. Une deuxième opération était prévue, mais l’hôpital a décidé de ne pas la réaliser, car Frieda était trop fragile. Lors d’une visite, peut-être sa dernière, Hart a essayé de convaincre sa maman qu’elle serait bientôt à la maison. Il pensait la rassurer, mais il était clair que Frieda ne se faisait aucune illusion quant à son état. Elle s’est accrochée à la vie pendant une semaine et est décédée le dimanche de Pâques, le 25 avril.
Hart ne pouvait pas faire face aux funérailles de sa mère, qui ont eu lieu deux jours plus tard. Il a disparu lorsque la famille a quitté l’appartement; les services ont dû être retardés à la morgue jusqu’à ce qu’on le retrouve dans un bar à proximité.
Hart avait perdu tout ce qu’il aimait. D’abord, Rodgers et maintenant Frieda. Sa vie était devenue totalement inutile et il était ivre la plupart du temps. Il a fait des promesses irréfléchies de collaborer avec des gens qui heureusement ne le prenaient pas au sérieux…
Peu de temps après la mort de Frieda, Hart a déménagé dans un penthouse plus petit, mais néanmoins assez luxueux à l’hôtel Delmonico sur Park Avenue, avec des vues spectaculaires au nord et au sud sur la ville. Et peu de temps après, il y eut une fin assez brusque à l’énorme succès de By Jupiter () suite au départ de la star Ray Bolger. Ce spectacle était devenu le plus long de tous les spectacles de Rodgers et Hart.