Le 31 mars 1943 a eu lieu la Première d’Oklahoma! de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II au St. James Theatre de Broadway. Basé sur la pièce de Lynn Riggs, Green Grow the Lilacs, il s’agit de la première collaboration professionnelle d’un compositeur et d’un librettiste qui allaient dominer le théâtre musical pendant près de deux décennies.

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«Away We Go»
le premier titre d'«Oklahoma!»
lors des Try-Out

Le spectacle a connu bon nombre d’épreuves et de tribulations depuis le début de leur travail à l’été 1942 sous les auspices de la Theatre Guild, dirigée par Lawrence Langner et Theresa Helburn avant d'atteindre la scène lors des traditionnels Try-Out.

Même si ces Try-Out à New Haven et à Boston – durant lesquels le spectacle a été modifié et rebaptisé - étaient plus réussis qu’on ne le pense souvent, de nombreux «grands manitous» de Broadway étaient certains que Away We Go! — c’était le titre lors des Try-Out — ne ferait que passer. «No legs, no jokes, no chance» [«Pas de jambes (de femmes), pas de blagues … aucune chance»] était l’avis du critique de théâtre Walter Winchell.

Mais après une ouverture triomphale, Oklahoma! est resté à l’affiche à Broadway pendant cinq ans et dès 1947, dans le West End de Londres pendant trois ans.

 

A) Un producteur différent

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Le logo de la Theatre Guild
sur la 47ème Rue, NYC.

La création de la Theatre Guild en 1919 est le signe d’une nouvelle orientation prise par le théâtre à New York juste après la Première Guerre mondiale. Créée par Lawrence Langner (1890-1962) et Theresa Helburn (1887-1959), la Theatre Guild avait pour ambition de présenter des pièces de haut niveau, produites professionnellement et jouées par un collectif d’acteurs. Ils s’inscrivaient en opposition totale avec le star-système. Cette démarche avait un double avantage: baisser les coûts (pas de salaire faramineux) et garantir l’intégrité artistique (pas de caprice de star). Pour garantir des revenus stables, la Theatre Guild a mis en place un système d’abonnements. Elle promettait à ses abonnés six productions par an. Pour les artistes cela garantissait six semaines à Broadway (souvent au Garrick Theatre) et une tournée.

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Lawrence Langner
co-directeur de la Theatre GuiLd

Lawrence Langner fut l’un des principaux avocats défendant les droits d’auteur et instaurant la protection des œuvres. Mais il était aussi auteur (plusieurs pièces jouées à Londres et Broadway dans les années ’20 et ’30). En plus de diriger la Theatre Guild, il fonde le Westport Country Playhouse (un théâtre) et le Shakespeare Festival Theatre à Stratford, près de sa maison de campagne dans le Connecticut. Il travaillait comme avocat à mi-temps et était souvent absent pour affaires, même s’il prenait congé pour superviser les affaires de la Guild au besoin.

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Theresa Helburn
Co-directrice de la Theatre Guild

Mais la figure centrale de la Theatre Guild fut Theresa Helburn, en charge de la gestion quotidienne du bureau. Elle avait aussi la charge de concevoir et de présenter des stratégies de création au conseil d’administration de la Guild. Même si elle avait rêvé d’être une autrice reconnue, elle a admis avoir des compétences limitées en tant que poète, autrice de nouvelles et dramaturge. Selon son autobiographie (publiée à titre posthume en 1960), en 1919, «les deux événements les plus importants de ma vie ont eu lieu»: elle a rencontré son futur mari et elle a rejoint l’administration de la Theatre Guild. Peu importe ses capacités littéraires, elle est devenue une force théâtrale reconnue, choisissant des pièces, conseillant des auteurs, auditionnant des artistes et s’occupant des normes artistiques de la Guild. Elle a affirmé dans son autobiographie qu’elle avait toujours rêvé d’un nouveau genre de théâtre, où le théâtre, la musique et le ballet travailleraient ensemble pour faire avancer une intrigue. C’est ce que nous appelons les ‘musicals’, non? Tout le monde a salué ses compétences et sa vision. À ses funérailles, le 20 août 1959, Oscar Hammerstein II a déclaré:

«Un producteur est un génie rare et paradoxal [...] têtu, doux, prudent, téméraire. Un innocent plein d’espoir par beau temps, un pilote sévère par temps orageux, un mathématicien qui préfère ignorer les lois des mathématiques et faire confiance à l’intuition, un idéaliste, un réaliste, un rêveur pratique, un joueur sophistiqué, un enfant passionné de théâtre. Ça, c’est un producteur. Telle était Theresa Helburn [...] Elle ne semblait jamais être tranquille, ne jamais vous laisser seule, ni personne d’autre. Toujours à avancer comme un petit chien de berger, vous poussant sans relâche vers un pâturage, ce qu’elle avait décidé être bon pour vous.»

Oscar Hammerstein II

 

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Joseph Schildkraut
dans le rôle-titre dans la production de Liliom (1921)
par la Theatre Guild
Photographe: Ira D. Schwarz

Au milieu des années ‘20, la Theatre Guild avait la réputation d’être un théâtre de répertoire de premier plan à New York. Elle devait cette réputation principalement grâce à l’aquisition de droits littéraires bien inspirés: elle avait les droits de représentations aux États-Unis des pièces de George Bernard Shaw, par exemple.

Mais sa réputation, elle la devait aussi à des choix audacieux d’œuvres, comme Liliom (1921) de Ferenc Molnár (cette pièce servira de base au musical Carousel () de Rodgers et Hammerstein plus de trente ans plus tard). Liliom avait été un échec en Hongrie lors de sa création en 1909, mais pas lorsque la Theatre Guild l'a mis en scène à Broadway dans une traduction anglaise de Benjamin Glazer en 1921. La production de la Theatre Guild mettait en vedette Joseph Schildkraut et Eva Le Gallienne. Après ce succès, le monde entier s'est emparé de la pièce. En 1923, Georges Pitoëff monte une mise en scène à la Comédie des Champs-Élysées à Paris, avec Antonin Artaud dans un rôle mineur. Ivor Novello a joué le rôle de en 1926 à Londres. La pièce a été mise en scène par Federico García Lorca en 1934 au Teatro Español de Madrid.

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Percy Verwayne (Sporting Life), Frank Wilson (Porgy)
et Evelyn Ellis (Bess) dans la production originale
de Porgy (1927) par la Theatre Guild
Photographe: Florence Vandamm

Cela montre le travail de fond de la Theatre Guild. Mais nous sommes à une époque - surtout depuis la première guerre mondiale - où les artistes américains demandent à être joués. Pour contrer ces critiques affirmant que la Theatre Guild se concentrait trop sur le répertoire européen au détriment du théâtre américain, Helburn et Langner cultivèrent des relations avec les auteurs américains, notamment Eugene O’Neill et, plus tard, S. N. Behrman et Philip Barry.

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Ils ont également exploré les thèmes américains, comme Porgy () (1927) de Dorothy et DuBose Heyward (qui sera adapté en musical Porgy and Bess () par Gershwin) et Green Grow the Lilacs () (1930-1931) de Lynn Riggs (à la base de Oklahoma! ()), deux musicals fondateurs dans l'histoire du théâtre musical américain et mondial. Porgy () avait la particularité d’amener des acteurs afro-américains sur la scène de la Theatre Guild, une tendance que Langner souhaitait poursuivre avec sa proposition de fondation d’un ballet noir américain en 1928.

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«The Garrick Gaieties»
Un spectacle de Richard Rodgers et Lorenz Hart
produit par la Theatre Guild

Rappelons aussi que la Theatre Guild avait permis à Rodgers et Hart de devenir des auteurs reconnus grâce au spectacle The Garrick Gaities () à un moment où ils étaient prêts à tout abandonner ().

Dans les années ‘30, suite au Krach de ’29, la dépression frappe la société américaine et plonge de nombreux spectateurs dans la pauvreté. La Theatre Guild est touchées par des rivalités personnelles et politiques. En 1931, Harold Clurman, Cheryl Crawford et Lee Strasberg se séparent pour former le , s’identifiant plus fermement comme des radicaux de gauche, et en 1938, un groupe d’écrivains américains abandonne la protection de la Theatre Guild pour fonder la aujourd’hui la célèbre Playwrights’ Company.

La Theatre Guild réagit à cette nouvelle concurrence et aux pressions financières qui s’ensuivent, en faisant des choix artistiques plus commerciaux, et aussi en faisant un plus grand effort pour recruter des vedettes de Broadway et d’Hollywood. Les deux stratégies étaient des réponses pratiques réalistes aux difficultés rencontrées, mais elles impliquaient une répudiation des principes que la Guild avait défendus pendant plus d’une décennie. Au milieu des années ‘30, la Theatre Guild a fait une série de choix désastreux et de flops. Au même moment, elle perdait ses meilleurs artistes au profit de Hollywood ou d’autres producteurs (le couple Alfred Lunt et Lynn Fontanne rejoignent Noël Coward, par exemple).

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Vera Allen, Dan Tobin, Katharine Hepburn et Lenore Lonergan
dans «The Philadelphia Story» de Philip Barry - Production Theatre Guild
Stage magazine from March 15, 1939, Volume 16, Number 6 (page 26)

La saison 1938-1939 semblait devoir être un désastre: la Theatre Guild avait de lourdes dettes et seulement deux pièces à proposer. Theresa Helburn et Lawrence Langner décidèrent de prendre les chose en main pour contrer ce déclin en donnant un plus grand contrôle à la Guild sur son conseil d’administration et en dirigeant les choses eux-mêmes. Enfin, l’offre de Philip Barry de sa nouvelle pièce The Philadelphia Story pour compléter la saison, avec Katharine Hepburn en tête, les a fortement aidés. Ce fut un succès fracassant, sauvant financièrement la situation, mais seulement tempo­rai­re­ment. Helburn et Langner proposent alors une série de revivals de classiques de la Theatre Guild à prix réduit. La situation est restée très précaire. Mais les choses sont restées si précaires que le moral du personnel de la était au plus bas à la fin de 1942 et au début de 1943. Tout cela allait changer avec Oklahoma! () qui dépasserait, même de loin, The Philadelphia Story comme sauvetage financier de la Guild.