La photo ci-dessus se trouve probablement dans presque tous les manuels autrichiens d'histoire contemporaine: les membres du gouvernement provisoire avec le chancelier d'État Karl Renner à leur tête le 29 avril 1945, sur le chemin de l'hôtel de ville de Vienne au Parlement, bordés par une ligne d'acclamations personnes..
Il y a plein de photos de la Ringstrasse de Vienne ce jour-là. Ils montrent des gens valsant au son d'un orchestre militaire soviétique. Mais, bizarement, il n'existe aucune photo de l'acte fondateur proprement dit de la Seconde République lorsque le 27 avril 1945, le gouvernement provisoire a proclamé la restauration de la République démocratique d'Autriche par sa déclaration d'indépendance.
Mais quelle Autriche vont-ils construire?
A) Deux photos, deux Autriche?
Voici deux photos du même phototgraphe autrichiens, Albert Hscher (1892-1964).
Celle de gauche est la célèbre photo de mars 1938 qui montre Adolf Hitler sur la Heldenplatz de Vienne prononçant son discours après l'Anschluss. Le photographe de presse Albert Hilscher a photographié Hitler de dos, mais concentrant son cadrage sur la vaste foule devant lui. Hilscher a ainsi donné à la propagande nazie une base visuelle pour interpréter l'Anschluss comme une volonté des masses autrichienne à rejoinfre le IIIème Reich. Tout cela témoigne d'une peuple apparemment uni derrière un objectif commun,
En avril 1945, le même Albert Hilscher photographie la cathédrale Saint-Étienne en feu à Vienne et retouche quelques nuages fumants avant l'impression du journal - pour augmenter le drame et rendre l'interprétation encore plus facile. Cette cathédrale, contruite au début du millénaire, est un symbole de l'Autriche Sa destruction nous présente encore le symbole d'une population touchée dans son âme, dans son histoire. Mais encore une population unie derrière un objectif commun, totalement opposé à celui de 7 ans auparavant.
Il s'agit bell et bien de la même Autriche, du même peuple, mais qui a décidé de raconter deux histoires différentes. Deux histoires très différentes.
B) Particularité de l’Autriche
L’originalité de l’Autriche s’éclaire justement si l’on compare les voies choisies dans leur rapport au passé par les trois pays de langue allemande – RFA («Allemagne de l’Ouest»), RDA («Allemagne de l’Est») et Autriche – au sortir de la guerre.
Alors que l’Allemagne, d’abord répartie en quatre zones d’occupation voit sa division actée avec la création, en 1949, de la République fédérale d’Allemagne (RFA), à l’ouest, et de la République démocratique Allemande (RDA), à l’est, la déclaration d’indépendance de l’Autriche est signée dès le 27 avril 1945 au Rathaus de Vienne par les représentants des trois partis historiques autrichiens qui déclarent nulle et non avenue l’annexion au Reich du 13 mars 1938. Attention, le 27 avril 1945, la guerre n’est pas encore finie, Berlin ne tombera que le 2 mai 1945. Cette «hâte» est éloquente.
En effet, cet acte fondateur de la Deuxième République autrichienne est également au fondement du discours victimaire qui se structure et se diffuse rapidement en Autriche. Dans cette lecture psychologiquement confortable, l’Anschluss de 1938 fait du peuple autrichien la première victime chronologique des agressions nazies, taisant le soutien de fait d’une majorité d’Autrichiens à ce rattachement au IIIème Reich hitlérien. Encore cinquante ans plus tard, en 1988, le grand dramaturge Thomas Bernhard fera scandale avec sa pièce Heldenplatz (Place des Héros) qui rappelle l’accueil enthousiaste du Führer par la population viennoise. Nous y reviendrons.
Si le discours d’exonération que permet cette «théorie de la première victime» n’est jamais érigé en doctrine officielle, il est donc très largement répandu, et factuellement soutenu par les deux grands partis d’après-guerre: chrétien-démocrate et social-démocrate.
On en trouve un bel exemple lors de l’inauguration du Monument aux Héros de l’Armée rouge, justement, en août 1945, lorsque Leopold Figl, futur chancelier autrichien, pourtant lui-même rescapé du camp de concentration nazi de Dachau (!!!) déclare :
«Pendant sept ans, le peuple autrichien a subi la barbarie hitlérienne. Pendant sept ans, le peuple autrichien a connu le joug d’une oppression cruelle. Toute parole libre, toute pensée libre était interdite. Par la terreur brutale et la violence, on soumit la population tout entière à un assujettissement aveugle.»
Leopold Figl - août 1945
Il s’agit évidemment d’une fumisterie historique.
Si la RDA (Allemagne de l’Est) s’est toujours présentée comme un contre-modèle antifasciste entièrement dénazifié, et si la RFA (Allemagne de l’Ouest) a choisi au contraire de construire sa culture démocratique sur la rupture et le renouveau, acceptant, malgré toutes les imperfections et les ratés, d’assumer la responsabilité historique du IIIème Reich, la troisième voie autrichienne permit mentalement – et financièrement – aux Autrichiens de laisser à l’Allemagne de l’Ouest le souci et le soin d’assumer seule l’héritage douloureux. Symboliquement aussi, d’ailleurs.
On ne trouve pas, à Vienne, d’équivalent du Mémorial de l’Holocauste inauguré à Berlin en mai 2005. Et les chiffres de visiteurs internationaux du Musée d’Auschwitz-Birkenau en Pologne révèlent aujourd’hui encore que les Autrichiens – notamment les groupes scolaires – viennent très loin derrière de nombreuses autres nations, comme si la confrontation à ce passé n’était jamais devenue un objectif pédagogique prioritaire.
Comment cela a-t-il été possible? Pour être honnête, donner ce statut de «première victime» (plutôt que d’être considérée comme co-auteur des brutalités de la guerre) à l’Autriche n’était guère un acte désintéressé de la part des signataires alliés. L’avenir géopolitique de l’Autriche a été pris dans l’escalade des tensions de la guerre froide entre l’Union soviétique et le Royaume-Uni et les États-Unis.
Compte tenu de la facilité avec laquelle l’Autriche est tombée sous le IIIème Reich, les Alliés ne faisaient pas confiance à l’Autriche pour se gouverner. Le département d’État américain en 1948 expose en détail les raisons pour lesquelles les États-Unis se sont engagés en Autriche, à savoir empêcher le communisme de s’y installer. Le dossier dit ceci:
«Pour les États occidentaux en général, et les États-Unis en particulier, le sort ultime de l’Autriche est important non seulement du point de vue de sa position stratégique en Europe, mais plus immédiatement pour empêcher l’inclusion de l’Autriche dans l’orbite soviétique.»
C) Rot-Weiß-Rot-Buch
Le gouvernement autrichien a également invoqué la Déclaration de Moscou pour valider ses actions. S’appuyant sur la déclaration de 1943, le ministère autrichien des Affaires étrangères a publié en 1946 le Rot-Weiß-Rot-Buch («Livre rouge-blanc-rouge»), qui a réinterprété la relation de l’Autriche avec le parti nazi comme une relation de victimisation plutôt que de collaboration. Le sous-titre du livre est très clair: «Gerechtigkeit für Österreich!» (Justice pour l’Autriche !). Il est rare qu’un ministère publie un livre, non?
Ce livre est une collection de documents de la période 1933 à 1945 et décrit le rôle de l’État autrichien avant le rattachement au IIIème Reich ainsi que les événements de la Seconde Guerre mondiale. Il avait pour but de soutenir la position de politique étrangère du gouvernement de l’époque vis-à-vis des puissances d’occupation alliées.
Mais ce livre s’adresse également à la population autrichienne et veut renforcer le patriotisme à l’égard de la jeune Deuxième République autrichienne. Cet ouvrage est aujourd’hui très controversé en histoire et en sciences politiques, car il affirme que l’État autrichien a été un pays occupé de force par le IIIème Reich et ne mentionne jamais la participation de nombreux citoyens autrichiens aux crimes du national-socialisme. Même si l’expression est dure, il est clair que Rot-Weiß-Rot-Buch est un «mensonge d’État».
La fabrication de ce livre nous en apporte une preuve de plus. En avril 1946, le ministre des Affaires Étrangères Karl Gruber (ÖVP, Parti populaire autrichien) publia une circulaire à toutes les autorités et services de tous les Länder allemands pour qu’ils envoient des documents et du matériel statistique de 1933 à 1945 au ministère des Affaires Étrangères à Vienne, car il était urgent de pouvoir présenter à l’opinion publique mondiale et aux puissances occupantes alliées une documentation scientifique du rôle de l’Autriche à cette époque.
Cette circulaire serait envoyée aux gouverneurs des Länder qui eux-mêmes donneraient des instructions aux autorités locales qui dépendaient d’eux.
Dans les archives autrichiennes, on peut retrouver l’une de ces lettres d’instruction, rédigée par Ulrich Ilg du Vorarlberg (le land le plus occidental de l'Autriche, dans la zone française d’occupation), où il décrit très ouvertement l’intention qui se trouve derrière ce livre à réaliser le plus rapidement possible:
«Le but de cette présentation est de corroborer les faits et de consolider la conviction générale que l’Autriche a été submergée par la violence et que, en tant que territoire occupé privé de toute liberté d’expression de ses volontés, l’Autriche a été obligée par le parti national-socialiste allemand de mettre en œuvre des politiques et des actions militaires. Par conséquent, elle ne peut, comme tous les autres États occupés, être tenue pour responsables des actes et des effets de ces politiques.»
Archives d'État du Vorarlberg
District Administrator Feldkirch 021/0 : Circulaire LH Ilg, Bregenz 8 avril 1946, Zl. Prs-PR 86/2
Pour être totalement honnête, ce genre de démarche tient d’une tradition internationale. A cette époque, les différentes grandes puissances publiaient des «livres spécialisés» contenant des documents diplomatiques «secrets» à des fins politiques. Le nom familier de ces livres dépendait souvent de la couleur de la couverture. A cette époque la Grande-Bretagne publiait des «Livres bleus», la France des «Livres jaunes», l'Empire allemand des «Livres blancs» et l'Autriche-Hongrie avait publié des «Livres rouges» à partir de 1868. Une série de «Livres rouges» a par exemple été imprimée en 1915 pour justifier le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Ce nouveau «Livre rouge» est finalement apparu sous la forme d'un «Livre rouge-blanc-rouge» probablement pour éviter toute association avec le communisme, mais aussi rappeler le drapeau autrichien. La couverture était d’ailleurs aux couleurs du drapeau autrichien en rouge-blanc-rouge. Selon l'avant-propos, le but de cet ouvrage publié par l'imprimerie d'État était :
«Décrire le destin et l'attitude de l'Autriche pendant la période de douze ans où elle a été intégrée au Troisième Reich et justifier sa revendication statutaire d’«État libéré» au sens de la Déclaration de Moscou.»
Rot-Weiß-Rot-Buch - Vienne 1946 - Avant-propos
Se référant à la Déclaration de Moscou, le livre fournit une série d'arguments et de justifications pour expliquer pourquoi l'État autrichien doit être considéré comme une victime du national-socialisme du IIIème Reich qui a violemment envahi son territoire lors de l’Anschluss. Beaucoup de choses dans ce livre sont scientifiquement contestables et tiennent de la propagande. Le livre mentionne des licenciements massifs et politiquement motivés - ou des mises à la retraite forcée - dans le secteur public dès après Anschluss. Mais le livre omet de mentionner que beaucoup ont été très vite réintégrés. Et que, en 1840, deux ans après l’Anschluss, 70% des fonctionnaires de l’ex-Première République autrichienne étaient toujours à leur poste, alors que l’État autrichien ayant disparu, beaucoup de fonctions étaient administrées en direct par l’administration de Berlin. Des déclarations du livre se résument aussi à de simples affirmations sans démonstration :
«L'attitude de la population autrichienne vis-à-vis de la guerre d'Hitler était négative dès le début.»
Rot-Weiß-Rot-Buch - Vienne 1946
L’accueil enthousiaste d’Hitler dans les jours qui ont suivi l’Anschluss dément cela ouvertement. Comme l’antisémitisme qui a explosé au grand jour en 1938.
D) Victimisation, période 1: antifascisme
Un esprit antifasciste a dominé la politique publique autrichienne dans l'immédiat après-guerre. Une propagande est menée sur les exploits supposés de la résistance autrichienne. Cela a pour but de prouver aux Alliés la prétendue contribution autrichienne apportée à la défaite du nazisme, qui était exigée des Autrichiens par la déclaration de Moscou. L'autre tâche de la propagande antifasciste était de trouver une nouvelle idéologie sur laquelle pourrait s'appuyer une nation moralement et financièrement épuisée.
La rhétorique antifasciste, forcée d'en haut, a traversé toute la vie sociale de l'Autriche. Des chaînes brisées sont apparues sur les armoiries de l'Autriche comme symbole de la libération de l'Autriche de "l'occupation étrangère" par l'Allemagne.
La propagande à tous les niveaux a fait l'éloge des exploits de quelques héros antifascistes, mais a soigneusement évité les sujets des Juifs autrichiens et des camps d'extermination.
Quelque chose de plus vicieux a été mis en place. En effet, "on" a catégorisé les antifascistes en deux groupes: les antifascistes actifs et les antifascistes passifs. Les premiers, les résistants actifs, ont été considérés comme de véritables victimes du régime durant la guerre, alors que les seconds, les «victimes passives» - surtout les Juifs revenus des camps - se sont vu retirer par le gouvernement autrichien d'après-guerre tout compensation financières en guise de dédommagement, ou même suite au vol de leurs bien. Certains ont reçu une allocation - juste les participants actifs à un mouvement de résistance..
La « théorie de la victime » de cette période, qui s'est terminée au plus tard en 1949, était basée sur quatre déclarations :
- l'Anschluss de 1938 n'avait pas été une union de la nation allemande, mais une prise violente de l'Autriche par un agresseur étranger
- 1938-1945 doit être considérée comme une période d'occupation étrangère
- bien qu'elle ait été réprimée par les occupants, la résistance autrichienne a largement contribué à la victoire de la coalition antihitlérienne
- les soldats autrichiens de la Wehrmacht ont été contraints de servir sous la menace d'une terreur cruelle.
E) Changement de direction - Victimisation, période 2: identité nationale
E.1) Glissement idéologique
Deux facteurs vont provoquer un changement de direction. Tout d'abord, la guerre froide éclate au grand jour dès 1947. L'antifascsime de l'ère précédente n'est plus la seule problématique à traiter car le camps soviétique commence à réellement faire peur. Les événements de février 1948 en Tchécoslovaquie et la menace «d'exportation de la révolution» ont privé les communistes de toute leur ancienne influence. Ils avaient été les seuls vrais résitants autrichiens durant la guerre et avaient nourri cet antifascisme en 1945 et 1946.
Le second facteur est lié au retour des prisonniers autrichiens que les alliés libèrent dès 1947. Ces derniers sont très surpris que les Autrichiens «semblent avoir oublié» les années du régime d'Hitler. Cela les arrange évidemment car ils auront d'autant plus facile à se blanchir de leur passé, à se reconstruire une virginité démocratique.
Ces deux facteurs vont pousser à choisir une position médiane. Ne voulant plus de l'antifscisme, ne voulant pas se lancer dans un antibolchévisme primaire et direct trop dangereux à l'époque (les russes occupent 1/4 du territoire), ils vont se muter en pacifistes. Le gouvernement va publier en 1948 un livre: Das Õsterreichbuch. On y déclare que l'Autriche était un pays de gens simples et pacifiques de haute culture, de gentils catholiques célèbres non pas pour leurs guerres ou leur politique, mais pour leurs anciennes traditions. L'image de «victime innocente», principalement adressée aux États victorieux et anticipant le retrait attendu à court terme des troupes d'occupation, convenait également à la politique intérieure. La « théorie de la victime » a pris deux formes : une à usage interne et une à usage étranger.
Les Autrichiens exploitaient toujours le slogan de la Déclaration de Moscou sur le fait d'être "la première victime d'Hitler" dans leur politique étrangère. Mais à l'intérieur de l'Autriche, cela s'est transformé en un nouveau mythe unificateur selon lequel tous les Autrichiens, sans aucune exception, ont tous été victimes. Comme expédient politique, toutes les couches de la société ont été successivement incluses dans la liste des victimes. Les anciens nazis ont été inclus dans le mythe en tant que "victimes" qui ont été trompées par le tentateur étranger.
Peu de temps après les élections fédérales de 1949, les anciens nazis furent OFFICIELLEMENT reconnus comme "victimes" de la dénazification avec ceux qu'ils avaient eux-mêmes victimisés. En 1949 Rosa Jochmann, idéologue des sociaux-démocrates, antifasciste du passé immédiat, et ancienne prisonnière de Ravensbrück, présente ainsi la nouvelle doctrine :
«Nous avons tous été victimes du fascisme. Un soldat qui a traversé la guerre dans sa pire forme au front en a été la victime. La population de l'intérieur, qui avait peur d'attendre l'alarme anti-aérienne et qui rêvait de se débarrasser de l'horreur des bombardements, en a été la victime. Ceux qui ont dû quitter leur patrie ont été les victimes… et finalement nous, victimes sans protection des SS, détenus des prisons et des camps, avons été les victimes.»
Rosa Jochmann
E.2) Terrible ambiguïté
À l'époque de ce nouvel ordre, aucun des groupes véritablement maltraités tels que les juifs, les gitans ou les opposants politiques au nazisme ne pouvait plus espérer obtenir un soutien de l'État autrichien suite aux épreuves traversées, ou aux spoliations auxquelles ils ont été soummis. La société autrichienne a rejeté les revendications de ces groupes et les a décrites comme des tentatives de s'enrichir aux dépens de toutes les «victimes des nazis». A titre d'exemple - et cela est tout sauf annecdotique - certains des monuments commémoratifs ont été supprimés, d'autres ont été repensés pour adoucir les textes: par exemple, la plaque commémorative à Innsbruck à l'endroit de la mort du résistant Franz Mair a été adoucie à deux reprise: la première fois à la demande présumée des touristes allemands, la deuxième fois à la demande des catholiques locaux.
Au contraire, les anciens combattants ont eux obtenu une place d'honneur. En 1949-1950, des sociétés d'anciens combattants sont apparues spontanément dans tout le pays. Ces sociétés bénéficiaient du soutien sans équivoque de tous les partis politiques sans exception et elles participaient activement à la vie politique locale. Les monuments aux morts qui avaient été érigés dans tout le pays - de la capitale aux petits villages - sont devenus une preuve évidente de la pleine réhabilitation des soldats de la Wehrmacht et des forces SS. Le pic de leur construction se situe dans les années 1949-1950.
E.3) Refus de restitution financière
Dans la seconde moitié de 1945, environ 4.500 Juifs survivants des cmaps de la mort sont «rentrés chez eux», à Vienne. Le gouvernement s'est servi de la «théorie de la victime» pour refuser de leur restituer leurs biens saisis sous le régime nazi. En effet, selon la loi d'aide financière du 17 juillet 1945, l'Autriche n'a soutenu que les prisonniers "actifs" (politiques), mais pas les victimes "passives" du nettoyage ethnique.
Toute la responsabilité d'aider les anciens détenus du camp a été confiée à la communauté israélite de Vienne et au «American Jewish Joint Distribution Committee». C'est presque incroyable aujourd'hui d'imaginer qu'une telle mesure a pu être prise. Et pourtant, jusqu'à la fin des années 1990, la politique publique de la Seconde République en matière de restitution était définie par la «théorie de la victime». Et elle a été fortement amplifiée par une procrastination législative, puis une fois certaines lois votées, par une procrastination administrative. Cela n'a jamais été officiel mais était une vraie pratique, non écrite. Elle fut formulée très clairement pour la première fois par le Ministre de l'Intérieur Oscar Helmer, dès 1945:
«Je suis favorable à ce que nous fassions traîner les choses.»
Oscar Helmer - Ministre de l'Intérieur autrichien - 1945
Une chose est claire, pendant un demi-siècle, la priorité des gouvernants autrichiens a été de fournir des pensions et des allocations aux vétérans de la Wehrmacht. On ne commença à réfléchir vraiment sur les dommages qu'avaient subi les juifs durant la guerre qu'en 1949. Et tout a été géré par des cncessions mutuelles ultra-complexes. La loi de 1947 sur l'aide sociale aux victimes de guerre a été amendée 30 fois en 50 ans, devenant un «patchwork» compliqué et controversé, composé d'une multitude de dispositions parcellaires. Les personnes ayant subi des «expériences médicales» dans les camps ne seront reconnues comme vicitmes qu'en 1995... Il y a pire, les homosexuels devront attendre 2005!!!
E.4) Réécriture de l'histoire
Après 1945, pour que la fragile Deuxième République survive, il était nécessaire que les Autrichiens se crééent leur identité nationale propre. Dès les années '40, une «nouvelle histoire de l'Autriche» avait été imaginée dans l'urgence pour satisfaire ce but. Elle créait une nation autrichienne qui différait totalement de la nation allemande. Rappelons-nous qu'au XIXème siècle, la barrière était beaucoup plus floue puisque lors de la «réunification germanique», on a oscillé entre la «Grande Allemagne» (avec l'Autriche à sa tête) ou la «Petite Allemagne» (avec la Prusse à sa tête).
Le panthéon des héros de cette nouvelle nation était composé de personnages qui n'avaient aucun lien avec l'Allemagne au cours du XXème siècle, tels Leopold VI (Léopold le Glorieux 1176-1230) ou Andreas Hofer (leader de la rébellion tyrolienne contre les armées de Napoléon (1767-1810))
En 1946, une célébration du 950ème anniversaire de l'ancien nom de l'Autriche - Ostarrichi - tombait à point. Comme les Autrichiens descendaient d'un ensemble de nations anciennes, les historiens autrichiens de l'époque ont eu facile d'affirmer que les autrichiens n'étaient pas «génétiquement allemands». La religion des deux pays était également différente: les Autrichiens sont majoritairement catholiques, les Allemands sont eux majoritairments protestants. Une opinion consensuelle des universitaires autrichiens a émergé: le fait de partager la langue allemande ne suffit pas de faire de l'Allemagne et de l'Autriche une seule et même nation. Ils oubliaient qu'en accueillant triomphalement Hitler à Vienne dans les premiers jours de l'Anschluss, le peuple autrichien avait manifesté exactement le contraire.
Au cours des premières décennies d'après-guerre, la vie politique autrichienne a été dominée par deux partis: les conservateurs et les sociaux-démocrates. Tous deux ont avalisé cette «nouvelle histoire autrichienne». soutenant le mythe de la «victimisation». Les conservateurs ont caché l'antisémitisme de Leopold Kunschak (ancien président du parti social-chrétien), les sociaux-démocrates ont gardé le silence sur les immondes ronds-de-jambe de Renner (social-démocrate, créateur de la 1ère République d'Autriche) devant Staline et Hitler, appelant même les autrichiens à voter "Oui" au referandum suivant l'Anschluss. Aucun mouvement politique autrichien n'a jamais essayé de s'opposer à cette vision idéalisée et édulcorée de l'histoire autrichienne, préférant continuer à respecter les légendes et les tabous pendant trois décennies. Anton Pelinka - un des plus éminents politologues autrichiens (1941-en vie) affirme qu'avoir nié et fait taire la réalité historique avait permis, pour la première fois dans l'histoire, une consolidation d'une société et la guérison des blessures du passé. Dans les années 1970, les historiens se sont concentrés sur l'investigation de l'entre-deux-guerres, mais toujours dans le cadre de la théorie de la «victimisation».
E.5) L'histoire à l'école
L'une des méthodes pour consolider cette idéologie a été la rédaction des programmes scolaires autrichien, où le mythe de la «victime» était étroitement lié au mythe d'une identité spécifique et non allemande des Autrichiens. L'objectif premier du système scolaire autrichien est devenu l'éducation patriotique dans un esprit d'union nationale qui exigeait d'oublier le passé immédiat et de pardonner les péchés récents de tous les compatriotes.
Les manuels ont présenté l'Anschluss comme un acte d'agression allemand contre des «victimes» innocentes, rejetant méthodiquement la faute sur d'autres pays qui ont abandonné l'Autriche lors de ces temps difficiles. Dans l'immédiat après-guerre, les premiers manuels ont blâmé les pays occidentaux pour leur lâcheté vis-à-vis d'Hitler: ils ne lui ont pas déclaré la guerre quand l'Autriche a été envahie!!! Dans les années '60, l'URSS est temporairement devenue le grand méchant loup contre lequel les Autrichiens se sont battus dans une guerre juste. C'est un peu l'hopital qui se fout de la charité, non?.
Quoi qu'il en soit, jusqu'aux années 1970, l'existence d'un soutien autrichien à l'Anschluss ainsi qu'au nazisme autrichien était niée: selon les manuels scolaires, la société autrichienne était une masse solide, dont chaque individu était une «victime» des forces étrangères. Les auteurs d'un livre de lecture scolaire de 1955 ignorent jusqu'au vocable d'Anschluss (qui, rappelons-le, signifie en allemand "rapporchement", "rattachement", "union"). L'Autriche est littéralement présentée comme une victime de l'agression militaire allemande, au même titre que la Pologne ou la France. Contre-vérité historique.
Le sujet d'un antisémitisme traditionnel autrichien et son rôle dans les événements de 1938-1945 n'ont jamais été discutés; les manuels scolaires présentent la persécution des Juifs comme une conséquence EXCLUSIVE de l'animosité personnelle d'Hitler. Ce qui une fois de plus est une contre-vérité historique. Ce n'est pas pour rien que les auteurs d'Élisabeth, Michael Kunze et Sylvester Levay, y ont prévu une scène montrant que l'antisémitisme était présent en Autriche déjà au XIXèmesiècle.
Mais il y a pire... Dans les années 1960, les manuel scolaires autrichiens, faisant un focus sur le nombre important de victimes, mettaient sur un même pied l'Holocauste et Hiroshima ou parfois même le massacre de Katyn. En outre, la description du bombardement d'Hiroshima et de Nagasaki prenait plus de place que la description des événements à l'intérieur même de l'Autriche. Cette pédagogie enseignait que les Alliés n'étaient pas meilleurs que les puissances de l'Axe et que les crimes nazis n'avaient rien d'extrême.
Les premiers manuels à donner une image réelle et historique des événements, et non le mythe, n'ont été publiés en Autriche qu'en 1982 et 1983. Les auteurs ont pour la première fois discuté du problème de l'antisémitisme dans leur société contemporaine et ont été les premiers à admettre que l'antisémitisme avait des racines nationales, autrichiennes. Mais d'autres manuels ont continué à reproduire assidûment le mythe de la «victimisation». Ils mentionnaient l'existence de camps de concentration, en expliquant qu'y étaient détenus les ennemis politiques d' Hitler. L'Holocauste n'y a jamais été qualifié de génocide et il n'y avait pas de chiffres e personnes exterminées: l'école autrichienne a inventé « l'Holocauste sans Juifs ».
Ce n'est que dans les années 1990 que les auteurs de manuels ont admis l'ampleur réelle des crimes, mais ont gardé la comparaison de l'Holocauste et Hiroshima. Les deux catastrophes coexistent encore et sont continuellement comparées.
Tout cela a eu pour résultat, que, sincèrement, au début des années '80, une grande majorité de la population autrichienne était intimement convaincue qu'existait depuis longtemps une identité nationale autrichienne spécifique, «non allemande».
F) 1955: «pardon» international - Österreichischer Staatsvertrag
Comme nous l'avons vu, dès 1945, l'Autriche est occupée par les 4 «vainqueurs» de la deuxième guerre mondiale en Europe (URSS, GB, USA, FR) - mes guillemets transcrivent qu'il m'est toujours difficile suite à l'épisode Pétain de considérer les français comme des vainqueurs, la France n'ayant pas fait dès 1945 une théorie de la «victimisation» mais bien une démarche d'«héroïsation» de son comportement.
Le 15 mai 1955 est signé à Vienne l'Österreichischer Staatsvertrag (Traité d'État autrichien) par des représentants des puissances occupantes alliées (USA, Union soviétique, France et Grande-Bretagne) ainsi que du gouvernement fédéral autrichien. L'objet du Traité est la restauration de l'Autriche en tant qu'État souverain, indépendant et démocratique après cete longue «parenthèse» que furent le régime national-socialiste en Autriche (1938-1945), la fin de la Seconde Guerre mondiale et la période d'occupation quadripartite qui a suivi (1945-1955).
Rappelons qu'à cette époque, l'Allemagne a été elle coupée en deux pays totalement indépendants (RDA et RFA), que Berlin est elle-même coupée en deux, que l'Allemagne de l'Ouest (RFA) est occupée par trois pays (F, GB, USA) et que l'Allemagne de l'Est (RDA) est devenu un satellite de l'URSS. Énorme contraste avec l'Autriche redevant autonome dès 1955. La «victimisation» a porté ses fruits.