Les trois films Sissi avec Romy Schneider dont nous avons déjà parlé ont participé à cette démarche de réhabilitation. Attardons-nous quelques instants sur la création de ces trois films iconiques. Car on ne peut monter le musical Élisabeth, sans s’étendre longuement sur les trois films qui font, depuis près de 70 ans, office de référence historique en ce qui concerne la vie de l’Impératrice Élisabeth d’Autriche. Du moins auprès du grand public.
Il était impossible aussi de ne pas s'attader sur Romy Schneider qui fut, dans la vie, fort proche de cette Elisabeth qu'elle admirait tant, raison principale pour laquelle elle détestait les trois films Sissi qui l'on rendue célèbre et bafouent l'Impératrice d'Autriche.
A) Fille d'une star du cinéma autrichien au passé contestable
Beaucoup l’ont aujourd’hui oublié, mais la mère de Romy Schneider, Magda Schneider, était actrice. En réalité, bien avant qu'elle ne soit la mère de Sissi, Magda était une véritable gloire nationale autrichienne. Comme nous allons le voir, cela s'entend au bon sens du terme, comme du pire.
Elle a débuté comme chanteuse de cabaret et au théâtre. En 1930, elle tient des petits rôles au cinéma, et à partir de 1932, elle devient une actrice reconnue en jouant une opératrice téléphonique dans Fräulein – falsch verbunden (Mauvais numéro, mademoiselle). Elle tournera à un rythme déraisonnable et deviendra une vraie star: de 1932 à 1938, elle ne tourne pas moins d’une quarantaine de films!
C’est à cette époque que l’UFA (Universum Film AG), sorte de MGM allemande très attentive aux goûts du public, imagine de réunir dans un même film les deux jeunes premiers du moment, Wolf Albach-Retty et Magda Schneider. Au grand bonheur du studio, après une longue idylle, ils se marieront le 11 mai 1937. Les spectateurs, gourmands de grandes idylles, font de Wolf et Magda des idoles indétrônables.
N'allons pas trop vite. En 1933, Magda était devenue la star autrichienne incontestée du grand écran en jouant dans Liebelei, le chef-d’œuvre de Max Ophüls – et son dernier film tourné en Allemagne avant de s'exiler en France à l'arrivée d'Hitler au pouvoir.
Un an après le mariage de de Wolf et Magda, le 23 septembre 1938, la petite Rosemarie naît à Vienne. Elle est la future Romy Schneider.
Nous sommes quelques mois après l’Anschluss et la ville de Vienne, en pleine nazification, n’est pas sereine. Alors que Romy n’a que 4 semaines, la famille déménage en octobre 1938 dans la propriété de Mariengrund que les jeunes parents ont fait construire grâce à leurs plantureux cachets. Où se trouve cette villa? Dans les Alpes bavaroises, près de Berchtesgaden. Le chalet d'Adolf Hitler, le Berghof (le Nid d’aigle) est situé à vingt kilomètres par la route, mais à environ six cents mètres à vol d'oiseau.
Magda Schneider y élève sa fille, Romy, sous l’aile protectrice de cette bâtisse roulée comme un blockhaus. Mariengrund a des airs de coucou Suisse, tout de bois et de géraniums rouges, une vraie carte postale.
Magda Schneider fait partie du cercle d’amis proches de Martin Bormann, un haut dignitaire nazi, considéré par l’histoire comme l’éminence grise d’Hitler et certainement l’un des hommes les plus puissants du IIIème Reich. Elle est donc régulièrement invitée au Berghof, chez Hitler. De nombreuses photos témoignent de cette réalité.
Magda Schneider se promenant le nez au vent dans le Berghof d’Hitler, tout sourire avec le Führer et ses condisciples. Cette présence pseudo-insouciante la rend complice d’assassinats. Goebbels, Himmler, leurs épouses et leurs enfants, parfaits petits modèles de la race aryenne, achèvent cette image wagnérienne emplie d’une horreur sourde.
Par delà les montagnes pures, on tue.
Mais cette proximité avec le parti nazi n’est pas une nouveauté. La grand-mère paternelle de Romy Schneider, Rosa Albach-Retty, est une admiratrice déclarée de Hitler et membre du Front patriotique autrichien. Le père de Romy, Wolf est membre de soutien de la SS dès 1933, rejoignant volontairement le Front du travail allemand.
Magda Schneider sera inscrite par Goebbels sur la Gottbegnadeten-Liste («Liste des privilégiés divins») protégeant les artistes pour qu'ils puissent contribuer aux films de propagande, qui continuèrent à être tournés jusqu'à la dernière production de l'UFA, le coûteux Kolberg, sorti en janvier 1945.
Évidemment, avoir eu des relations aussi proches avec les hauts dignitaires nazis et avoir figuré sur la Gottbegnadeten-Liste, ne vont pas aider à la carrière de Magda Schneider après 1945… Elle est en plus abandonnée par son mari Wolf qui est parti avec une plus jeune qu’elle. Magda a dû un moment élever seule ses deux enfants, Romy et Wolf, son petit frère. Il lui a fallu survivre aux bombardements et au pays en ruine, passer du firmament du vedettariat au statut de moins que rien, éloigner la tentation du suicide. Magda ne tournera aucun film de 1945 à 1953! Huit longues années.
Elle placera - certains disent abandonnera - Romy dans un internat abrité dans un austère château du XIIIème siècle, une forteresse située non loin de Salzbourg. Elle devient une vraie sauvageonne et sa mère ne la visitera que deux ou trois fois en quatre ans! Dès ses 13 ans, Romy trouve une manière de s’échapper: sortir de soi pour investir une autre vie; faire rire ou émouvoir; s’inventer des destinées qui n’existent qu’en rêve…
Romy se prend d’une passion pour le jeu théâtral.
B) Romy, enfant-objet de sa mère et de son pays
B.1) Premiers films
Durant l’été 1953 – Romy a 14 ans – la famille (avec le nouveau mari de Magda) va se retrouver à Mariengrund. C’est suffisamment rare que pour être souligné. Mais un événement va tout perturber. Magda apprend qu’elle va enfin retourner dans un film, Wenn der weiße Flieder wieder blüht («Quand fleuriront les lilas blancs»).
Magda plaque tout pour partir à Cologne. Mais elle apprend que le réalisateur cherche une jeune adolescente. Elle propose sa fille, Romy. Et cela va être un oui.
La production et le réalisateur (Hans Deppe) auront également compris l’impact, auprès de la presse et du public, d’un duo formé par Magda Schneider et sa fille. Si Romy est certes une jolie adolescente, elle est surtout la fille Schneider que tous sont curieux de découvrir.
Le succès de Wenn der weiße Flieder wieder blüht est retentissant. Elle devient l'une des œuvres les plus connues et les plus populaires du début des années '50. Aujourd'hui ce film n'a que très peu d'intérêt artistique, si ce n'est d'être le premier de deux grands acteurs germaniques: Romy Schneider et George Götz.
Les réalisateurs multiplient les propositions d’engagement pour Romy. L’année 1953 n’est pas terminée que la jeune fille, folle de joie, se lance dans son deuxième tournage; il s’agit de celui de Feuerwerk, une comédie musicale menée tambour battant par la star allemande Lilli Palmer. Magda ne sait plus trop que penser de cette précipitation. Le premier rôle ne devait être qu’un divertissement avant que sa fille ne retourne sur les bancs de l’école, mais voilà que la situation lui échappe, Romy est vraiment sollicitée. L’une et l’autre se prennent au jeu. Non sans appréhension pour Magda, qui prévient l’adolescente des difficultés du métier, du handicap à être «fille de», des aléas du succès…
Romy n’écoute plus: ce métier elle l’a dans le sang.
B.2) Ernst Marischka
La jeune première est ivre de bonheur et d’excitation, mais elle ne sait pas que le vrai choc est encore à venir en la personne de Ernst Marischka, un grand ponte de l’opérette qui compte plus de cent vingt productions à son actif. L’homme a en effet remarqué la petite Romy et il a pour elle un très grand projet, un film à gros budget sur la jeunesse de la reine Victoria.
Il congédie sans détour une autre comédienne, Sonja Ziemann, déjà titulaire du rôle, pour le confier à Mademoiselle Schneider, ravie de parader en crinoline, le chignon ceint de luxueux diadèmes.
Mädchenjahre einer Königin (Les Jeunes Années d'une reine) est le premier grand succès commercial de Romy. Magda s’arrange toujours pour obtenir un rôle aux côtés de sa fille. N’est-ce pas finalement une des clauses du contrat? C’est pour elle l’opportunité d’une seconde carrière, quand il n’y a encore pas si longtemps elle était aux abonnés absents du grand écran. Même si son nom sur l'affiche est quatre fois plus petit que celui de sa fille qui débute, elle est de retour.
Les pays germaniques, abattus par la défaite, sont on ne peut plus friands de la légèreté que propose Ernst Marischka. En flattant la nostalgie de leur gloire perdue et en déversant son eau de rose, il redonne un peu de rêve à une société désenchantée.
Romy tourne alors quelques mièvreries telles que Der letzte Mann (Mon premier amour – 1955 – d'Harald Braun) ou Die Deutschmeister (Mam’zelle Cri-Cri – 1955 – d’Ernst Marischka).
Mais Ernst Marischka a une idée beaucoup plus ambitieuse, qui convient parfaitement avec ce «cinéma réparateur» dont les peuples germaniques ont tant besoin – et parc conséquent qui permettent des salles pleines et rentables. Il va raviver le mythe de l’Impératrice Élisabeth d’Autriche, en oubliant sa folie, ses excès et son assassinat pour ne garder d’elle que l’image édulcorée d’une fraîche adolescente élevée dans la verdure bavaroise et qui tombe amoureuse d’un beau prince, l’Empereur François-Joseph. Marischka lance à Romy:
«Tu vas faire rêver toutes les jeunes filles d’Europe»
Sans le savoir, elle s’apprête à porter le poids du mythe austro-hongrois en même temps que les espoirs de peuples qui rêvent encore à leur passé glorieux. Et ne sous-estimons pas le fabuleux tour de passe-passe qui revient à ce que l’Europe entière en 1955 – dix ans à peine après la fin de la guerre – s’identifie à une jeune actrice autrichienne incarnant l’Impératrice tout autant autrichienne Élisabeth, une actrice dont la mère était une proche de tout le Gotha nazi…
Le réalisateur Ernst Marischka a déjà tourné deux opérettes sur le personnage de l’impératrice d’Autriche en 1932 et 1936. Mais cette fois, ce sera un film à très grand spectacle: les décors et les costumes seront plus impériaux que jamais et l’intrigue romanesque et lyrique à souhait. Il faut de l’or et du luxe, des paysages de rêve à faire pâlir les cartes postales. Le Palais de Schönbrunn, la Cathédrale Saint-Étienne, les Lacs de Bavière ou les Rives du Danube…
Tout y sera pour recréer un empire de carton-pâte. La grande Autriche est de retour. Magda, incontournable, jouera une fois encore le rôle de sa mère.
B.3) Sissi - Film 1 - «Sissi» (1955)
Le premier film, Sissi, s’attarde sur la rencontre fortuite entre Élisabeth et l’Empereur François-Joseph et se termine par leur somptueux mariage. Y a-t-il un moyen plus efficace de montrer la grandeur éternelle de l’Autriche, d'effacer ces terribles images de guerre et de camps de concentration par d'autres, faites de châteaux de robes à crinoline et d'histoires d'amour?
Le succès de Sissi est immense, au-delà même de toutes les attentes. Les recettes du film sont supérieures à celles d’Autant en emporte le vent, le précédent record, et Romy est directement propulsée au rang de «fiancée de l’Europe».
Il faut dire que la promotion du film est une machine de guerre qui ratisse tout sur son passage. Et qui ne se borne pas à se borner à la douceur et l'élégance. Romy est la nouvelle sucrerie en vogue et c’est à la tonne qu’on veut l’écouler. «Êtes-vous amoureux de Romy?» lit-on sur des prospectus distribués dans les boîtes aux lettres ou déposés sur les pare-brise des voitures. Son visage est même reproduit sur des boîtes d’allumettes. Le message est clair: «Austria is back».
Un peu partout en Europe le film reçoit le label d'«œuvre culturelle», et des projections gratuites sont organisées dans les écoles pour récompenser les meilleurs élèves. Goebbels n’aurait pas fait mieux quinze ans auparavant. Juste pour rire, voici quelques affiches du film:
Mais même si elle est encore une «jeune actrice débutante», Romy, est très critique par rapport au film… La version édulcorée du personnage lui apparaît mensongère et elle ne se prive pas de le dire. Ce qui provoque des discussions «animées» entre Romy et Ernst Marischka. Elle va jusqu’à parler de supercherie, lui reproche son Élisabeth frelatée. Mais lui, il a une réponse évidente: cette Sissi-là fait rêver le monde entier. Dans son journal intime, Romy est très claire:
«Je ne suis ni charmante ni délicieuse, et j’aspire à prouver mes qualités et mon tempérament d’actrice qui refusent de se laisser enfermer dans une catégorie bien typée de rôles concoctés pour elle. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour me libérer au plus vite de cette image de Sissi qui me colle à la peau.»
Romy Schneider
La fougueuse Romy décide qu’elle en a fini avec ce personnage. Un film c’était formidable, mais deux, il n’en est pas question!
Mais Ernst Marischka, qui a dégoté sa poule aux œufs d’or, ne l’entend pas de cette oreille et se tient déjà prêt pour un deuxième Sissi. Et pourquoi pas pour un troisième... «Romy tu te dois à ton public!» dit-il à son actrice peu convaincue. «Je me représente en pâtisserie viennoise que l’on voudrait dévorer», enrage-t-elle, ulcérée d’être trimballée de gala de bienfaisance en réception guindée, frustrée de ne pouvoir exprimer sa véritable personnalité qu’elle sent éclore en elle.
B.4) Sissi - Film 2 - «Sissi, die junge Kaiserin» (Sissi impératrice) (1956)
Mais la réalité va être toute différente. Sa mère et son beau-père la pressent d’accepter. Comme Herbert Tischendorf, le patron du studio. Romy va finir par céder et tourner le deuxième film.
Cet épisode s'intéresse aux premières années de mariage du couple impérial. Elisabeth est soumise au pesant protocole et à la sévérité de l'archiduchesse Sophie. contraignent fortement sa nature spontanée. Quand la jeune femme met au monde une petite fille, sa joie est de courte durée puisque Sophie décide de lui en retirer la garde. Désabusée, Sissi se réfugie en Bavière chez ses parents.
Le succès est, une fois encore, foudroyant. Les jeunes filles adoptent la mode «princesse» et se pavanent la taille comprimée, le jupon moutonnant et les cheveux longs et bouclés.
Romy est même citée à Vienne par les guides touristiques officiels du château de Schönbrunn. Le grand public l'odentifie de plus en plus à son personnge. Et elle est en fait devenue l’ambassadrice officieuse de la Deuxième République d'Autriche. Sans le vouloir, bien sûr. Elle n'a que 19 ans.
Elle va alors enchaîner d’autres films, d’autres mièvreries. Comme Kitty und die große Welt (Kitty, une sacrée conférence), l’histoire d’une jeune manucure genevoise qu’emmène souper un ministre des Affaires étrangères britannique en balade incognito dans les rues de la capitale suisse!!!
Et puis, enfin, elle va tourner un autre type de film, Monpti. Le film n'est pas une bluette romantique. C'est l'illustration d'une histoire amour comme on en rêve, mais qui finit mal.
Pour une fois Romy n’est plus la princesse ingénue d’un gentil fiancé, mais une jolie menteuse dans les bras d’un beau, mais rebelle artiste hongrois. Ce dernier est joué par Horst Buchholz, le «James Dean allemand».
Ce dernier, avant ce film, ne voulait pas rencontrer Romy tant elle lui semblait d’une autre époque, engoncée dans ses dentelles, le visage figé dans un sourire béat de pauvre petite fille gâtée. Il avait peur de devoir jouer avec SIssi.
Monpti ne rencontre pas du tout le succès que Romy espérait tant pour prouver qu'elle était avant tout une actrice. En fait, le public est dérouté, en colère même.
Leur héroïne favorite s’y montre trop téméraire; le semblant d’érotisme qui transparaît çà et là choque. Même à toute petite dose. De son côté, Magda ne manque pas de mettre son grain de sel dans l’amorce d’idylle amoureuse avec Horst qui semble tant combler sa fille.
En quelques mots maternels fermes les choses rentrent dans l’ordre. Romy aurait pourtant voulu s’enfuir avec Horst, l’épouser, mais elle n’a pas osé rompre avec sa famille: elle redevient la jeune fille sage qu’on attend qu’elle soit. Voilà Magda rassurée. Le public aussi. L’Autriche garde son affiche publicitaire…
Autre chose importante qu’elle va découvrir avec Monpti, c’est la Ville lumière, Paris. Une ville qui la fascine aussitôt… et deviendra bientôt une échappatoire à l’Autriche.
Cet échec commercial perturbe profondément la jeune Romy. D’autant que Marischka, tout à la fois magicien de son succès et son bourreau, réapparaît un contrat sous le bras. Romy refuse tout net le troisième volet de Sissi, ce personnage qui lui colle à la peau «comme une bouillie», selon ses propres termes.
«J’ai traîné partout Sissi comme un boulet, comme une camisole. Sissi souriait gentiment quand j’avais envie de pleurer pour apaiser mon chagrin. À Vienne, à Paris, à Rome, je ne pouvais entrer dans un magasin sans qu’on me montre du doigt.»
Romy Schneider
Pourtant, du haut de ses 17 ans, elle peine encore à imposer sa volonté. Ce n’est pas faute d’essayer! Sans consulter sa mère, elle va même faire part à la presse de son refus de tourner un nouveau Sissi. Déclarations suivies d’une prise de position du Ministère de l’Éducation nationale, qui défend la qualité documentaire de l’œuvre de Ernst Marischka. Il faut dire que le deuxième opus de Sissi serait dans la sélection officielle au Festival de Cannes. C’est une victoire politique pour l’Autriche.
Les journaux se font l’écho de ces joutes si croustillantes.
«En défendant Sissi II pour Cannes, le Ministère de l’Éducation nationale a pris une sage décision puisqu’il met à la disposition du monde entier un document d’intérêt historique et artistique, oeuvre de l’industrie cinématographique autrichienne.»
Dans le journal Abendzeitung - 11 avril 1957
On ne peut être plus clair.
B.5) Sissi - Film 3 - «Sissi, Schicksalsjahre einer Kaiserin» (Sissi face à son destin) (1957)
Et même la France s’y met! L'accueil au Fetival de Cannes mais aussi le nombre de spectateurs dans les salles françaises démontre à quel point la France attend, fébrile, une suite aux aventures de l’impératrice. À Nice, Sissi est le film qui a en registré le plus d’entrées depuis les débuts du cinéma.
Sous la pression d’un public de plus en plus gourmand, de Magda exaltée par la gloire renouvelée que lui procure celle de sa fille, et bien sûr d'Ernst Marischka, Romy cède pour le tournage d’un troisième opus, Sissi face à son destin.
Dans cet opus, l'Empire est agité par des nationalistes hongrois mécontents de la manière dont leur nation est incorporée à l'Empire d'Autriche. Sissi réussit à convaincre François-Joseph de la laisser partir pour la Hongrie afin de calmer les esprits. Mais l'Impératrice Élisabeth d'Autriche, malade des poumons, doit quitter Vienne pour respirer le grand air de la Méditerranée.
Durant le tournage, Romy se retrouve donc en Grèce, à Corfou, à Madère et enfin à Venise. Alors que l’impératrice retrouve ses forces, Romy voit les siennes s’émousser. Elle ne se laisse pas séduire par les beaux paysages qui s’offrent à son regard, elle se sent définitivement lasse de tout ce fatras impérial. Elle n’en peut plus d’être réduite à un objet publicitaire.
À Madrid, des milliers de personnes envahissent l’aéroport pour saluer la vedette. Tous agitent de petits drapeaux et se ruent sur Romy lorsqu’elle paraît enfin.
«Ils m’ont presque étouffée. Ma mère était derrière moi, répétant: “Fais donc un sourire!”»
Paris-Match - mai 1981
À 19 ans, avec 11 films derrière elle, oppressée par cette mère autoritaire qui veille au grain et ce public cannibale qui voudrait disposer d’elle à sa guise, Romy est triste et désabusée. Dépossédée de sa jeunesse et de sa vraie personnalité, elle voit la frustration et l’amertume l’emporter sur ses rêves de gloire.
Son tempérament se sculpte peu à peu, déjà elle organise sa rébellion. Elle va tenter de fuir loin de son Autriche natale. Et un des premiers rêves, c’est ce Hollywood des années ’50. «Voici la plus jolie jeune fille du monde!» va s’écrier Walt Disney en découvrant le doux minois de Romy fraîchement débarquée d’Allemagne. En cette année 1958, Magda et sa fille prodige, entourées de leurs 13 valises, s’envolent pour New York. Mais ce sera un échec, car elle n’aura aucune proposition concrète, du moins sérieuse.
A son retour, elle est écrasée par les doutes. La tournure que prend sa carrière lui fait horreur, mais elle ne sait plus quel chemin suivre. Lasse, elle accepte presque aveuglément la proposition d’Alfred Weidenmann, qui l’expédie sur l’île d’Ischia et dans la baie de Naples pour le tournage de Scampolo. Dans cette énième guimauve napolitaine, elle est une gentille pauvrette vêtue de haillons aux couleurs chatoyantes sous un ciel de carte postale, trop bleu pour être honnête.
C’est durant ce tournage qu’elle va prendre les décisions qui vont enfin donner naissance à sa vraie carrière et surtout lui permettre de laisser exploser sa vraie personnalité. Plus question pour elle de se laisser chaperonner par sa mère comme un petit oiseau tout juste tombé du nid.
Alors, quand Magda, mandatée par Ernst Marischka, ose lui parler d’un quatrième opus de Sissi, Romy n’y va pas par quatre chemins et refuse tout net le million de marks qu’on lui propose. À chaque tentative de persuasion de la part du réalisateur, de sa mère ou de son beau-père, elle entre dans une colère qui frise l’hystérie. Magda et son mari, de leur côté, enragent de voir autant d’argent leur échapper.
Mais le conflit familial n’est rien comparé au tollé que va susciter pareille décision en Allemagne et en Autriche. De Romy on se moque bien, au fond, mais pour ce qui est de Sissi il en va tout autrement. Chacun tient à sa part de rêve, à son petit bout d’héroïne bien lisse et soumise. On s’indigne de toutes parts: comment cette petite ingrate peut-elle bouder le rôle auquel elle doit tout? Refuser d’incarner de nouveau Sissi c’est défier l’identité nationale, renier ses racines et son patrimoine. L’Allemagne et l’Autriche en mal de reconnaissance, en proie aux sentiments de culpabilité et d’humiliation qui les assaillent depuis la défaite, ne peuvent le supporter. Sissi était cet îlot de nostalgie glorieuse et de fraîcheur retrouvée, on n’est pas près d’y renoncer. Romy paiera au centuple son audace… sa liberté.
B.6) Encore quelques films germaniques avant la fuite
Elle va se faire massacrer avec son film suivant, Mädchen in Uniform (Jeunes Filles en uniformes). Romy accepte de tourner aux côtés de l’actrice Lilli Palmer un remake de ce film qui, déjà en 1931, avait fait scandale. Il raconte la fascination amoureuse d’une jeune élève pour Élisabeth, son professeur. Dans une scène elle pose ses lèvres sur celles de sa partenaire, dans une autre elle se travestit en Roméo pour confesser à tous l’amour qu’elle porte à Élisabeth.
L’étendard de l’Autriche pure et éternelle ne peut se permettre cela et le public refuse que Romy donne ce coup de poignard à l’héroïne virginale qu’il a tant aimée.
Malgré tout cela, elle se dit ravie par ce tournage, car elle a enfin pu donner libre cours à ses talents dramatiques. Plus que jamais, elle se sent comédienne.
Dès la fin du tournage de Mädchen in Uniform, le réalisateur Pierre Gaspard-Huit la contacte. Il prépare Christine, un remake du Liebelei de Max Ophüls qui avait donné en 1932 à sa mère, Magda Schneider, ses galons de star. Même 26 ans plus tard, quoi de plus indémodable que ce scénario catastrophe d’un amour impossible entre Christine, déjà fiancée, et le lieutenant Fritz Lobheimer ? Quoi de plus éternel et dramatique que la mort de Fritz et le suicide de Christine?
Lorsque Pierre Gaspard-Huit échafaude le projet, il songe d’emblée à Romy. Il ne résiste pas à la tentation de confier à la fille le rôle qui a tant marqué la carrière de la mère. Magda s’y oppose fortement. Un an seulement après la mort d’Ophüls, elle voit dans ce projet une sorte de crime de lèse-majesté, une hérésie.
Mais, en réalité, ne serait-elle pas un peu jalouse que sa fille s’approprie ce qui jadis fit sa gloire? D’autant que sa carrière s’est mise à couler à pic dès que Romy a décidé de faire cavalier seul. Oui, il est bien fini le temps de l’adorable duo mère-fille.
Et de son côté, Romy n’est guère enthousiasmée par ce remake de Liebelei qui, une fois de plus, lui imposerait les jupons moutonnants et les chignons à étages. Et il est vrai que Christine est considéré aujourd'hui comme une de ces s innombrables bluettes de l’époque où l’on aimait les amoureux en robes de bal et uniforme, même s'il faut avouer que les acteurs font plutôt bien leur boulot. Mais, pour Romy, se pose toujours l'éternelle question de savoir comment persuader qu’elle peut donner autre chose?
Romy est très claire:
«Je voulais me débarrasser des crinolines, et qu’est-ce que je tourne ? Christine, un remake bidon de Liebelei d’Ophüls, le plus beau film que Magda, ma mère, n’ait jamais fait. J’étais dans une déprime totale.»
Romy Schneider
La dimension tragique de cette bluette qui jongle avec le suicide et la mort finira toutefois par la convaincre. Elle signe enfin avec Gaspard-Huit.
Elle est désormais une star et elle a maintenant un pouvoir de décision sur la distribution. C’est elle qui, sur photo, choisit son partenaire dans Christine. Un beau jeune homme au regard azur, un visage mi-ange, mi-démon qui d’ailleurs ne laisserait personne indifférent. Mais elle ne sait pas encore ce qu'il va advenir d'eux.
Il s’appelle Alain Delon. Gaspard-Huit n’est pas mécontent du choix de Romy. Mais transformer ce fougueux Delon, si agressif et félin, en un jeune premier idéal, est un vrai challenge: il relève le défi.
Alors qu’on annonce le passage à Paris de Romy pour des essayages, Alain Delon est prié par la production de l’accueillir à l’aéroport d’Orly. Mais il ne parle pas un mot d’allemand et il sollicite l’aide du tout aussi jeune que lui Jean-Claude Brialy, qui lui maîtrise cette langue.
Romy a vingt ans. Ce nouveau film coproduit par des Français et des Italiens offre aux deux jeunes premiers que sont Delon et Brialy - ils ne sont pas encore les stars qu'ils deviendront - l’occasion de jouer aux côtés d’une vraie grande vedette européenne, et à Romy la possibilité de travailler à Paris alors que l’Allemagne et l’Autriche lui tournent le dos. Elle vient d’ouvrir la porte de la sortie de secours qui va lui permettre de fuir sa prison germanique.
Il la croit trop sage, elle le trouve impétueux et sûr de lui, mais cette première rencontre visiblement glacée, Romy n’est pourtant pas près de l’oublier.
«Au pied de l’escalier roulant, je découvris un jeune homme beaucoup trop beau, trop bien coiffé, en cravate, impeccable dans un costume trop à la mode. C’était Alain Delon. Il ne parlait pas anglais, je ne parlais pas français. Nous nous entretenions par le truchement d’une espèce de charabia. C’est seulement à Paris pendant le tournage que j’appris à connaître le véritable Alain. Un fou. Un gamin d’âge tendre, en blue-jeans et chemisette, toujours décoiffé, parlant trop vite, une sorte de sauvage qui arrivait toujours en retard au studio après avoir sillonné Paris à une allure démente au volant d’une voiture de sport. Un Alain sur le compte de qui couraient les histoires les plus monstrueuses. Je n’arrivais toujours pas à le supporter. L’état de guerre régnait en permanence entre nous. Et nos disputes étaient mémorables.»
Romy Schneider
C’est à Bruxelles que l’amour se dessine. Avant le départ pour Vienne où seront filmés tous les extérieurs, la production a l’idée d’envoyer le couple vedette dans la capitale belge où se tiendra le Bal du Cinéma, un grand rendez-vous mondain. Romy et Alain se retrouvent alors tous les deux dans le train pour Bruxelles. À l’arrivée, elle est étonnée de ne pas s’être disputée avec lui pendant le voyage. «Nous avons même flirté», reconnaîtra-t-elle bien plus tard.
Sur le quai de la gare, Magda Schneider, qui accompagne sa fille, à ces mots: «Ah ! tu es amoureuse…»
Un constat qui ne manque d’ailleurs pas de lui donner quelque souci.
Le soir du grand bal, Alain dîne à une table de Français tandis que Romy, chaperonnée par Magda et son beau-père, joue les potiches à une table d’Allemands. Delon se lève et l’invite à danser. Alors qu’aux yeux de tous ils s’enlacent sur la piste, Alain prie sa cavalière de le rejoindre à sa table. Elle ne répond pas à l’invitation et retourne auprès de ses parents, avant de se lever de nouveau…
«Je me sentais encore une sage petite fille. J’ai bu une gorgée de champagne et j’ai réfléchi. J’ai soudain compris que la tutelle devait prendre fin. Quelque chose en moi s’est révolté..»
Romy Schneider
La légende veut toutefois que ce soit à l’occasion d’un baiser de cinéma répété une bonne dizaine de fois que les deux partenaires se soient déclaré. «Où est Alain?» interroge à tout bout de champ Romy qui, quelques semaines plus tôt, le fuyait comme la peste. Le soir, elle entraîne Delon dans les rues de Vienne, et dans l’alcôve se tissent des liens d’amour qui mettront bientôt l’Europe entière en émoi. Mais, pour l’heure, quelle n’est pas la colère de Magda lorsqu’inopinément elle rend visite à sa fille à son hôtel et la découvre dans les bras du petit Français! Les foudres de Madame Schneider ne peuvent passer inaperçues, un tapage que les journaux allemands et autrichiens s’empressent de révéler à leurs lecteurs. Tandis que Magda enrage et implore tous les dieux que cesse cette maudite liaison, la presse ne décolère pas contre «ce jeune coq gaulois présomptueux» venu débaucher l’enfant chérie qui donnait déjà bien du souci à ses concitoyens. Dur pour la jeune Romy qui connaît son premier amour enflammé, d’être réduite à un étendard nationaliste.
Le film terminé, Delon doit quitter Vienne et rentrer à Paris. Nul ne sait exactement ce qu’il adviendra de cette romance de tournage. Alain ne cache pas son désarroi et Romy est si désemparée qu’elle se confie à sa mère.
Mais c’est sans compter avec la force des sentiments de sa fille. En effet, une fois achevé le tournage de son film suivant, Die Halbzarte (Eva ou les Carnets intimes d’une jeune fille), son dernier film aux côtés de sa mère Magda, Romy décide de s’affranchir de l’autorité familiale et ne résiste plus à l’appel du cœur. Elle plie bagage et détale à vive allure pour rejoindre Paris et surtout Alain.
«J’avais vingt ans et je quittais tout pour vivre l’amour. Alain, je l’ai adoré.»
Romy Schneider
Les deux amoureux s’installent dans la Ville lumière. Romy, loin de sa mère, découvre Paris et la liberté d’aimer, tandis que de l’autre côté de la frontière les critiques crachent sur Christine et mettent au pilori la Romy qu’ils ont tant aimée et son fichu français:
«Jeu routinier, charme artificiel, lyrisme flasque, larmes conventionnelles et un partenaire qui ressemble à un liftier en uniforme… »
Presse allemande
Mais elle s’en moque. En quelques mots elle fait entendre toute sa détermination :
«C’est en France que j’ai décidé de vivre. Je me sens française pour trois quarts, pour un quart je suis viennoise.»
Romy Schneider
Des propos qui mettent à mal un peu plus encore la susceptibilité autrichienne.
Magda vient quant à elle de perdre le contrôle de sa fille, mais aussi sa carrière! Elle comprend, trop tard, que sa seconde carrière vient de prendre fin car le duo qu’elle formait avec sa fille prodige est définitivement rompu. Elle ne tournera lus que dans un film, Morgen beginnt das Leben (1962).
Dans le même temps, sur la scène du Burgtheater de Vienne où, 55 ans durant, elle a régné en souveraine incontestée, la grand-mère de Romy, Rosa Rhetty, âgée de 84 ans, fait ses adieux au théâtre.
Désapprouvée par sa famille et rejetée par un pays tout entier, Romy n’a, elle, jamais été aussi heureuse.
Son aveu est immense lorsqu’elle parle d’Alain:
«Avant lui, je ne savais rien.»
Romy Schneider
Mais tout reste à faire. Comme elle le confie à son journal intime: :
«En Allemagne, je figurais sur la liste noire, en France je ne figurais sur aucune»
Romy Schneider
Suite à cette décision de vivre et de travailler en France, elle suscitera peu à peu l'intérêt de réalisateurs comme Orson Welles pour Le Procès (1962), d'après Le Procès de Franz Kafka. Même si le film n'a pas été un succèe immédiat, au fil des ans de nombreux critiques cinématographiques l'ont qualifié de chef-d'œuvre.
Quoi qu'il en soit, ce film sera le signe de la naissance de sa seconde carrière où elle collaborera – et ce sera parfois compliqué – avec des cinéastes exigeants tels qu'Alain Cavalier, Joseph Losey, Claude Sautet, Luchino Visconti, Andrzej Żuławski, Bertrand Tavernier ou encore Costa-Gavras et Orson Welles.
Quarante ans après sa disparition, Romy Schneider (23 septembre 1938-29 mai 1982) est toujours aussi aimée et populaire. Actrice européenne, avec une carrière débutée en Allemagne et poursuivie en France, elle est devenue une star grâce à des films qui ont marqué à jamais l'histoire du cinéma.
Annexe 1) Romy reprend les traits de Sissi pour Luchino Visconti en 1973
En mai 1971, Romy remet à Luchino Visconti un prix pour l’ensemble de son œuvre. Ces deux-là se connaissent bien. Elle est follement heureuse de participer à cet honneur décerné à cet homme qu'elle considère comme son mentor, celui qui lui a permis d'avoir confiance en elle.
Elle l’a rencontré en 1959, à Rome, sur le plateau où il dirige Delon dans Rocco et ses frères. Elle était venue passer quelques jours auprès de son fiancé.
Ils sympathisèrent tellement que le réalisateur italien finit par lui confier un projet cher à son cœur: mettre en scène dans une salle parisienne, l'adaptation d'une pièce anglaise de John Ford, Dommage qu'elle soit une putain.
Mais il cherche, depuis longtemps, le couple capable de jouer cette histoire sulfureuse: l'amour incestueux entre Giovanni et sa sœur Annabella, qui finit par entraîner leur mort. La manière dont Ford traite de l'inceste sans le condamner en a fait l'une des pièces les plus controversées de la littérature anglaise.
Visconti a alors un flash: ces deux grands rôles doivent être interprétés par Alain et Romy! Pour Romy, qui rêve depuis toujours de monter sur les planches, il est impossible de refuser un tel projet!
Mais elle hésite. Son français est encore incertain. Mais surtout parce qu’elle sait qu’elle joue son avenir à quitte ou double. Personne ne lui pardonnera un échec.
Visconti est très clair: il va l'aider du mieux qu’il peut, mais il ne lui fera aucun cadeau. Elle va suivre des cours de français intensifs et de phonétique. À la veille de la première au Théâtre de Paris, totalement épuisée par ses interminables répétitions, Romy est victime d'une péritonite. La première aura lieu quinze jours plus tard, en mars 1961. Ce sera un triomphe qui fera d’elle la reine de Paris.
En 1962, Visconti l'engage à nouveau dans un film à sketches, Boccace 70, regroupant trois ou quatre sketches selon les versions ou les pays. Quatre contes contemporains inspirés par les satires misogynes de Boccace, où des stars (dont Romy Schneider, Anita Ekbert, Maria Solinas et Sophia Loren - soit quelques unes des actrices les plus belles de l'époque) sont dirigées dirigés par 4 grands réalisateurs (Mario Monicelli, Federico Fellini, Luchino Visconti et Vittorio De Sica).
À la fin du tournage, Visconti lui glisse au doigt un anneau en bois incrusté de deux diamants et d'un saphir qui ne la quittera plus jusqu'à sa mort. Romy déclarera:
«Visconti est mon professeur, le meilleur que je pourrais avoir. Tout ce que je sais faire et ce que je peux faire maintenant, c'est grâce à Visconti.»
Romy Schneider
C’est dire si elle est fière de lui remettre ce prix au Festival de Cannes 1961. Au dîner de gala qui suit la cérémonie, telle une enfant, elle peut se blottir contre lui, lui chuchoter quelque confidence au creux de l’oreille et rire de bon cœur. C’est la joie des retrouvailles. Visconti en profite cependant pour proposer un rôle à sa Romina: «Un rôle que tu connais bien», lui souffle-t-il à l’oreille. Elle est perdue. Une amoureuse passionnée ou une prostituée au cœur blessé, se dit-elle. «Non, le rôle de Sissi», lui répond-il calmement.
Elle croit à une blague. N’aime-t-il pas la taquiner? Il sait à quel point elle a banni Sissi de sa mémoire. Pourtant, non, ce n’est pas une blague. Visconti prépare un film sur Louis II de Bavière, ce monarque fou qui donna libre cours à ses fantasmes en parsemant son royaume de châteaux dignes de Cendrillon. Et dans le rôle d’Élisabeth d’Autriche face à un Louis II plus vrai que nature campé par Helmut Berger, ce sera Romy et personne d’autre.
Parce que sa confiance en Visconti est absolue, elle accepte sans réfléchir. Au fond d’elle-même, elle savait depuis longtemps qu’elle croiserait à nouveau le chemin de Sissi, comme si elle devait enfin faire la paix avec l’impératrice qui a tyrannisé sa jeunesse et tourner définitivement cette page de son passé pour s’épanouir totalement.
L’annonce de la participation de Romy Schneider fait figure d’événement national en Allemagne et en Autriche. On se réjouit que l’actrice se décide à renouer avec son plus beau rôle et qu’elle honore enfin le patrimoine de son pays comme on l’en a si souvent priée.
La trêve est pourtant de très courte durée: un mois plus tard, en juin 1971, la presse titre:
«Une plainte est déposée devant le parquet de Hambourg contre la célèbre actrice Romy Schneider.»
«»
Romy a en effet signé, aux côtés de 374 autres femmes, un appel en faveur de l’avortement, contre l’article 218 du Code pénal allemand, non sans souligner au passage qu’elle a elle-même recouru à l’avortement.
Cette pétition publiée dans l’hebdomadaire Stern a déchaîné la colère de nombreux conservateurs, dont un maître de chapelle de 33 ans, Herbert J. Grochtmann:
«Je considère qu’il est injuste que des femmes pauvres et obscures aient été condamnées pour avortement, tandis que des femmes riches et célèbres, qui peuvent facilement élever leurs enfants, se targuent, par esprit publicitaire, d’avoir subi cette intervention.»
Herbert J. Grochtmann
Romy est une putain, une femme bien trop délurée pour qu’on puisse encore lui prêter de bonnes mœurs. Certains disent même qu’elle mérite cinq années de prison pour la punir de ses infâmes incitations. Aucune autre signataire ne sera traînée dans la boue. Le mal est fait, elle doit de nouveau batailler seule contre l’image qu’on veut lui coller de force!
Et parce qu’un scandale n’arrive jamais seul, le Stern en profite pour publier des photos plutôt osées de Romy. Enfin… Des photos où elle avait abandonné sa longue robe noire pour une bien plus courte dont l’encolure très ouverte laissait paraître ses épaules et la naissance de ses seins.
La grogne germanique bat son plein. On dénonce l’indécence et la vulgarité de la comédienne. Sa Bavière si conservatrice ne manque pas de l’accabler une fois de plus. La joie de la retrouver sous les traits de Sissi ne saurait effacer cet affront. Mais ils s’attendent encore moins à retrouver la vraie Impératrice Elisabeth et pas leur Sissi d’opérette édulcorée.
Romy va cette fois incarner une Élisabeth errante, grave et tourmentée. Elle sait qu’elle part à la reconquête de sa légitimité d’actrice et d’une vérité historique qu’on l’a contrainte, autrefois, à falsifier.
Sous ses traits, le public découvrira la vraie Sissi, le «lys noir», comme on la surnommait en son temps. Visconti, que le détail obsède, a obtenu des autorités bavaroises et des Wittelsbach l’autorisation de tourner dans les châteaux où vécut Louis II, ainsi que le prêt de mobilier, de bijoux et de tableaux authentiques. On est bien loin du carton-pâte de Ernst Marischka.
C’est en Autriche en janvier 1972 que débute le tournage. Par 10° en dessous de zéro, Romy renoue ainsi avec l’héroïne de ses débuts, mais cette fois avec un Visconti qui sait donner le ton juste au personnage. Toutefois, collaborer avec Visconti n’est pas une tâche aisée, elle ne le sait que trop. Depuis Boccace 70, elle a néanmoins pris de la bouteille et elle ose se rebiffer et contester les avis de son maître. Ils vont se chamailler pendant tout le tournage. «Tu auras été une Élisabeth telle que je me l’étais imaginée», conclura Visconti, pourtant déçu par l’échec commercial de ce qu’il espérait être son chef-d’œuvre.
La version originale dure quatre heures. Les distributeurs du film le trouvant trop long proposeront dans leurs salles une version réduite de 3 heures, sans l’accord de Visconti.
La représentation de l'homosexualité de roi Ludwig II a provoqué une controverse, en particulier en Bavière, où il était admiré par de nombreux conservateurs. Parmi les critiques figurait le Premier ministre bavarois Franz Josef Strauss, qui était également à la première du film.
Les distributeurs craignaient la controverse et ils ont décidé de couper 55 minutes supplémentaires, réduisant le film à deux heures. Des scènes avec des allusions homosexuelles et certains des dialogues les plus philosophiques du film ont été coupés afin de rendre le film plus populaire auprès du grand public.
Le critique de cinéma allemand Wolfram Schütte a écrit que ceux qui ont vu la version abrégée "n'ont pas vu le film". Le film intégral de quatre heures ne sera projeté qu’en 1980, quatre ans après la mort de Visconti, au Festival du Film de Venise.
Annexe 2) Élisabeth d’Autriche et Romy Schneider, parcours de vie
«Le destin d’Élisabeth d’Autriche sera le tien», avait prédit une voyante à la comédienne de seize ans.
Et il est vrai que, cinquante ans plus tard, Romy Schneider est toujours indissociable de son personnage impérial. On ne pourra en effet que s’étonner des nombreuses convergences entre les deux femmes.
N’est-on pas immédiatement frappé par leurs physiques proches? Des yeux aux reflets dorés pour Élisabeth, un regard vert irisé pour Romy, une même chevelure abondante et auburn, une taille élancée et une allure gracile, sans compter un charme naturel et une indéfinissable séduction.
De l’enfance de l’une comme de l’autre on retiendra le goût pour les animaux et la nature. Elles dialoguent avec les chevaux et les chiens, s’enivrent du parfum des fleurs, comptent les étoiles et font la course avec le vent. Les deux grandissent dans l’ambiance familiale et pastorale des montagnes bavaroises. L’impératrice à Possenhofen, la comédienne à Mariengrund, près de Schönau.
Toutes deux vont brutalement quitter le havre de paix qui les a vues grandir pour rencontrer une gloire aussi immédiate qu’imprévue à l’âge de seize ans, l’une devenant une impératrice de l’Histoire, l’autre la plus célèbre impératrice du cinéma.
À chacune d’elles va incomber la lourde mission d’incarner l’idéal même du bonheur. L’une pour son peuple, l’autre pour son public. Ces deux femmes deviennent, aux yeux de tous, de véritables symboles, des figures de ralliement qui exaltent une conscience collective en mal d’unité.
Au même âge, Élisabeth et Romy sont sous la coupe de deux femmes autoritaires, l’impératrice sous celle de sa belle-mère, l’archiduchesse Sophie, l’actrice sous celle de sa mère qui, avec âpreté, pilote sa carrière.
Tandis qu'Élisabeth, écrasée par le poids des conventions, se débattra avec le protocole que lui impose Sophie, Romy ne tardera pas à s’empêtrer elle aussi dans ses crinolines et à s’opposer violemment à Magda, qui voudrait l’abonner au rôle de Sissi jusqu’à la fin des temps.
En quête d’exigence, d’amour et de liberté, Romy et Élisabeth ne vont pas trouver dans la vie réelle les réponses qu’elles attendent, au risque de succomber à de grandes crises de dépression.
Pour survivre, elles s’enfuient et font du voyage l’antidote de leur mal-être. Élisabeth d’Autriche, accusée de sans cesse quitter son pays, sera même surnommée «l’impératrice Locomotive». Désespérément à la recherche de sa vérité, la souveraine s’installe à Corfou, dans les Carpates ou en Suisse, fuyant à cor et à cri un carcan qui l’étouffe, une vie de cour qui ne saurait être la sienne. Romy est elle aussi une âme errante. Entre l’Allemagne, l’Autriche et la France, son cœur ne cesse de balancer. Elle déménage comme on rend une chambre d’hôtel, change de mobilier comme de vêtements. La transhumance n’est que l’écho de ce mal de vivre qu’elle porte vissé à la poitrine.
Mais c’est au crépuscule de leur vie que les deux femmes vont tragiquement se recroiser. Dans l’immense douleur de la perte de leur fils unique. David, l’enfant de la comédienne, empalé sur une grille de jardin. Romy parlera de: «Vide infini». Rodolphe, le prince héritier, suicidé à Mayerling en 1889. «Une malédiction pèse sur tout ce que j’entreprends et les êtres qui m’entourent en supportent les conséquences!» s’exclamera l’impératrice.
Elle s’interdira de vivre, au point de refuser de s’alimenter, se condamnant à un maigre régime de lait et d’oranges. Hantée autant que passionnée par la folie, la souveraine visite les asiles et observe les aliénés comme on admire des sculptures dans un musée. Le soir venu, elle communique avec les morts, avec ce fils perdu, et reçoit des prémonitions qui la bouleversent. Dix ans avant de mourir assassinée à Genève d’un coup de stylet qui lui perfore la poitrine sur deux centimètres, ne prophétisait-elle pas: «Je sais que je marche vers un but effrayant qui m’est assigné par le destin. Mon âme s’en ira par une toute petite ouverture du cœur»?
Romy va en plus être confrontée à la saleté de son époque… La mort de son fils est atroce, mais va s’y rajouter l’indécence d’une presse à sensation. C'était le 5 juillet 1981... Son fils David, 14 ans, rentre d'une balade à vélo avec des amis. Comme toujours, il ne sonne pas. Il a pour habitude d'escalader le portail. C'est un casse-cou ! Oui, mais voilà, cette fois, cette initiative va lui être fatale... Dans son élan, le jeune homme de 14 ans glisse et la grille s'enfonce dans son abdomen, lui perforant l'artère fémorale. David va mourir à l'hôpital. Mais comme si ce malheur ne suffisait pas, des paparazzi, costumés en infirmiers, pénètrent dans le service funéraire pour photographier l'adolescent sur son lit de mort. Romy Schneider est anéantie: elle exprimera sa colère, quelques mois plus tard, dans une interview accordée à Michel Drucker diffusée dans l'émission Champs-Élysées en avril 1982:
«Que des journalistes se déguisent en infirmiers pour photographier un enfant mort… Où est la morale? Où est le tact?»
Romy Schneider
Moins d’un an plus tard, au matin du 29 mai 1982, Romy Schneider est retrouvée morte dans son appartement parisien.
Quelques heures plus tard, sur le lit de mort de Romy, près de son corps, Alain Delon lui a écrit une sublime lettre d’adieu avec quelques mots d’amour et surtout des mots qui expliquent à quel point Romy était une femme brisée.
«Il a été trop malmené et bousculé, ce cœur qui n’était que celui d’une femme, le soir, assise devant un verre… On dit que le désespoir que t’a causé la mort de David t’a tuée. Non, ils se trompent. Il ne t’a pas tuée. Il t’a achevée. Vrai que tu disais à Laurent, ton dernier et merveilleux compagnon : «J’ai l’impression que j’arrive au bout du tunnel…» Vrai que tu voulais vivre, que tu aurais aimé vivre. Vrai pourtant que tu es arrivée au bout du tunnel, samedi, à l’aube. Que tu as été seule à savoir, lorsque ton cœur s’est brisé, que c’était là le bout du vrai tunnel.»
Alain Delon
Élisabeth et Romy sont deux femmes mythiques au destin tragique.