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Personnages |
Quai du lac Léman à Genève | Lucheni, Elisabeth, Comtesse Sztáray, le Juge, La Mort |
A) Genève, le 10 septembre 1898…
Depuis longtemps déjà, François-Joseph est inquiet car, depuis des années, des anarchistes ont pris pour cibles de hautes personnalités: des familles régnantes et des responsables politiques européens ont été victimes d’attentats. L’impératrice a beau voyager sous le pseudonyme de Comtesse de Hohenembs, elle ne peut être totalement discrète avec son train et sa suite de onze personnes dont deux dames d’honneur et deux caméristes en noir. Comme Élisabeth. Elle veut se déplacer libre et donc sans mesures de sécurité. Cet été, sans le lui dire, François-Joseph a fait demander à l’ambassade d’Autriche-Hongrie à Berne une légère protection policière des autorités helvétiques…
Comme nous l’avons vu, elle était à Genève car elle avait été invitée la veille à déjeuner chez la baronne Julie de Rotschild. Et pour une fois – miracle – elle avait fait honneur au somptueux et délicieux déjeuner et même bu une coupe de champagne.
Elle avait dormi à l’Hôtel Beau-Rivage à Genève et devait rentrer dans la journée à Territet. Elle a refusé l’offre de Julie de Rotschild qui voulait lui prêter son yacht pour traverser le lac car Élisabeth préfère emprunter le vapeur de la Compagnie générale de navigation sur le lac Léman, la ligne de navigation régulière.
Mais elle a fait mieux! Elle veut faire ce voyage seule avec sa dame d'honneur, Irma Sztáray de Sztára, et elle a renvoyé toute sa suite, ordonnant au grand chambellan, à son médecin, à son autre dame d’honneur, à ses femmes de chambre de prendre le train pour Montreux (la gare la plus proche de Territet)! Même le représentant de l’empereur à Berne a dû s’éloigner, très vexé. Et les service de sécurité genevois.
Elle va pouvoir un peu aller faire des «courses » en ville.
A 11h, Élisabeth se rend au magasin de musique Baecker. Elle achète un orchestrion (boîte à musique à manivelle) et vingt rouleaux au répertoire grésillant et varié, de Carmen à La Traviata en passant par Lohengrin, dont elle juge que la partition «a quelque chose de fatal ». À sa suivante, elle dit, enjouée et heureuse : «Cela fera plaisir à l’Empereur et aux enfants.»
À 13 h, elles reviennent à l'hôtel où Élisabeth boit du lait frais, tandis qu'Irma Sztáray déjeune rapidement. À 13 h 25, sa dame d'honneur informe Élisabeth que le bateau s'apprête à partir. Habituellement pressée, l'impératrice s'attarde pourtant encore quelques minutes pour contempler le mont Blanc. À 13 h 35, les deux femmes sortent de l’Hôtel Beau-Rivage et pressent le pas pour se rendre au bateau à vapeur car ce dernier, prêt à lever l'ancre à 13 h 40, a déjà fait sonner sa cloche à deux reprises. L'impératrice est rassurée car elle voit au loin que les passagers embarquent lentement.
Luigi Lucheni, un anarchiste italien de 25 ans, arrivé cinq jours plus tôt, avait décidé de tuer «n’importe quelle personne haut placée, roi, prince, président, ils sont tous pareils». Il n’était donc pas fixé sur le choix de sa victime et c’est à cause d’une indiscrétion parue dans la presse le matin du 10 septembre qu’il avait appris la présence de l’impératrice au Beau-Rivage.
Il la guetta à sa sortie de l’hôtel avec sa dame d’honneur. Les deux femmes se hâtaient ers le bateau. Sur le quai, il vint à leur rencontre, presque en titubant, et frappa Élisabeth à l’aide d’un poinçon triangulaire fiché dans un manche de bois. Une arme improvisée.
L’impératrice s’effondra, croyant que l’inconnu avait voulu lui dérober sa montre. Irma Sztáray l’aida à se relever. Élisabeth était pâle. La peur, sans doute. Elle parvint à embarquer sur le bateau qui allait partir, puis elle perdit connaissance. Le bateau revint, l’impératrice fut portée sur un brancard improvisé avec des rames et des voiles jusqu’à l’hôtel. Les médecins ne purent rien tenter, le coup ayant été porté avec une grande violence. L’hémorragie ne put être jugulée.
Après une heure d’agonie, à deux heures quarante de l’après-midi, l’impératrice-reine Élisabeth mourut à 60 ans. Saisie par un de ces pressentiments dont elle avait le secret, Élisabeth avait écrit: «Ma vie s’enfuira par une toute petite ouverture du cœur.» Elle portait un médaillon contenant des cheveux de Rudolf et, à sa chaîne de montre, un minuscule cygne en cristal de roche offert par son cousin Louis II.
Lorsque la nouvelle parvient à Vienne, les ministres sont réunis en Conseil. Le comte Agenor Maria Gołuchowski, ministre austro-hongrois des Affaires étrangères, se rend immédiatement à Schönbrunn où se trouve l'empereur François-Joseph. Ce dernier avait déjà appris, à 16 h 30, la nouvelle par le comte Eduard von Paar, son aide de camp, et avait éclaté en sanglots. Le texte du premier télégramme chiffré, adressé à François-Joseph par la dame d'honneur de l'impératrice, mentionnait qu'Élisabeth avait été blessée. L'empereur pensait initialement que sa femme s'était donné la mort avant qu'une seconde dépêche adressée au comte Paar confirme l'assassinat. L'empereur se rend avec Gołuchowski à Vienne, où il est rejoint par son frère, l'archiduc Louis-Victor.
Aussitôt connue la nouvelle, la population manifeste sa profonde sympathie pour l'empereur, qui fait suspendre les représentations théâtrales dans le cadre du Jubilé des 50 ans de son règne. Le deuil est général.
A Génève, le soir de l'attentat, le corps de l'impératrice est provisoirement mis en bière dans un double cercueil frigorifique. L'ensevelissement a lieu en présence du général Adam de Berzeviczy, chambellan de la souveraine, arrivé par train spécial, de la dame d'honneur et de plusieurs serviteurs de la défunte. Deux religieuses veillent le corps.
L'empereur télégraphie dès le lendemain de l'assassinat qu'il autorise les autorités helvétiques à procéder à une autopsie. Le médecin suisse Auguste Reverdin réalise l'intervention, qui révèle une blessure étroite, mais profonde de huit centimètres et demi. L'arme a pénétré la cage thoracique à la hauteur de la quatrième côte, traversé le poumon et transpercé le cœur.
Lucheni s’est doublement trompé:
- Croyant frapper un être vivant, il n’a qu’aidé une survivante à mettre fin à son calvaire terrestre. Élisabeth attendait la mort depuis longtemps, elle l’espérait pour débarrasser l’empereur du fardeau qu’elle incarnait, et cette hypothèse terrifiait ses filles Gisèle et Marie-Valérie: leur mère leur avait dit que l’Empereur serait plus libre pour vivre avec Katharina Schratt.
- L’autre erreur de Lucheni fut d’ignorer qu'Élisabeth, vivante, était déjà devenue une légende. Sa mort, inattendue et considérée comme injuste, allait lui permettre de survivre définitivement dans toutes les mémoires. Elle était insupportable, dépressive, mais aussi belle, cultivée, politiquement courageuse et visionnaire, entourée de commérages et de jalousies. Son assassinat allait amplifier son mythe.
B) Les jours qui suivirent
L’impératrice avait dit qu’elle souhaitait être inhumée à Corfou. Ainsi, d’une certaine façon, elle tiendrait la promesse qu’elle avait faite à François-Joseph: elle ne voyagerait plus... Elle se trompait, car une impératrice d’Autriche ne peut reposer qu’à Vienne, dans la crypte des Capucins.
13 septembre 1898 La population de Genève défile devant l’hôtel Beau-Rivage d’où, après la levée du corps, part un défilé qu'Élisabeth aurait détesté.
A titre anecdotique – quoique – signalons qu’une polémique éclate lorsque la délégation hongroise découvre que sur la plaque vissée au cercueil, la disparue n’est titrée qu’«Impératrice d’Autriche»!!! Les Magyars protestent: elle était leur Reine! En hâte, on complète l’inscription. Mais alors, les Tchèques s’émeuvent à leur tour: bien que non couronnée reine de Bohême, ils la considéraient comme telle puisqu’ils avaient construit son train privé... Jusque dans sa dernière demeure terrestre, Élisabeth est bien plus que la seizième impératrice de la dynastie des Habsbourg, elle est un mythe entre faste et simplicité, ennemie des castes, de l’injustice et audacieuse en politique comme dans sa vie officielle. Le drame des nationalismes est proche...
14 septembre 1898 La population de Genève défile devant l’hôtel Beau-Rivage d’où, après la levée du corps, part un défilé qu'Élisabeth aurait détesté. De l'hôtel Beau-Rivage à la gare de Genève-Cornavin, le cercueil est tiré par quatre chevaux caparaçonnés sous les regards d'une foule nombreuse et silencieuse. À la gare, le Conseil fédéral et le Conseil d'État rendent un ultime hommage à la souveraine. À 9 h, le train mortuaire s'ébranle en direction de Vienne. Il traverse la Suisse, puis entre en territoire autrichien à Feldkirch peu après midi. Sur le passage du convoi funéraire, les cloches sonnent sans discontinuer dans toute la principauté de Liechtenstein.
15 septembre 1898 Le train funèbre s'arrête à Innsbruck à 7 h 22. Le soir, à 22 h, la dépouille de l'impératrice parvient à Vienne, dont les rues sont remplies de monde.
16 septembre 1898 La population rend un dernier hommage à la défunte durant la journée du vendredi 16 septembre 1898 en se recueillant auprès de l'impératrice qui repose dans un cercueil en métal dans l'église de la Hofburg. Lorsque les portes de l'église ferment à 18 h, des milliers de personnes attendent encore leur tour. Huit personnes s'évanouissent sous l'effet de la chaleur. Dans la soirée, le Ring, ordinairement désert, est très animé. Une foule de gens de diverses conditions sont présents. À 23h, un train spécial ramène le corps d'Élisabeth vers le palais impérial.
17 septembre 1898 Les obsèques ont lieu ce samedi 17 septembre et donnent lieu à une affluence massive avant les cérémonies à l'église Saint-Michel et l'inhumation dans la crypte des Capucins, nécropole des Habsbourg. Le cortège funèbre est imposant: le char funèbre est traîné par huit chevaux et le cercueil disparaît sous les couronnes et guirlandes de fleurs.
Parmi les hôtes étrangers, figurent notamment l'empereur allemand Guillaume II, le roi Georges Ier de Saxe, le grand-duc Alexis de Russie, le prince-régent Luitpold de Bavière, le roi Carol Ier de Roumanie, le roi Alexandre Ier de Serbie, le prince Albert de Belgique, le prince Victor-Emmanuel d'Italie, le diadoque Constantin de Grèce, le duc Alfred Ier de Saxe-Cobourg et Gotha, le prince héritier Danilo de Monténégro, le grand-duc héritier LucheniGuillaume-Ernest de Saxe-Weimar-Eisenach, le grand-duc héritier Adolphe-Frédéric de Mecklembourg-Strelitz, le grand-duc héritier Frédéric de Bade, le prince Guillaume de Hohenzollern-Sigmaringen, le grand-duc Pierre II d'Oldenbourg, le prince souverain Ferdinand de Bulgarie, le duc d'Alençon Ferdinand d'Orléans et le duc de Cumberland Ernest-Auguste de Hanovre.
C) Luigi Lucheni
Qui est Luigi Lucheni? Il est né le 22 avril 1873 à Paris d'une mère italienne et de père inconnu, il est abandonné à sa naissance et séjourne à l'Hospice des Enfants assistés avant d'être renvoyé en Italie, où il va être brinquebalé d'orphelinats en familles d'accueil.
Devenu adulte, il remplit divers petits emplois avant de servir dans l'armée durant trois ans et demi, puis il émigre en Suisse. C'est à Lausanne qu'il rencontre et est séduit par le mouvement anarchiste, que l'on appelle aussi le mouvement libertaire.
Alors qu'on a parfois tenté de le faire passer pour un fou, il est en vérité plutôt représentatif de la tension de classe qui règne alors à Genève. Lors de son procès, le 12 novembre 1898, il se revendique comme anarchiste et dit avoir voulu d'abord tuer Philippe, duc d'Orléans, avant de décider de frapper à travers l'impératrice «les persécuteurs des ouvriers», mais d'autres sources affirment que son seul but est de se faire un nom en accomplissant une action éclatante, ce qu'il déclare lors de son interrogatoire dans lequel il affirme n'avoir jamais été anarchiste.
Pour ce meurtre, Luigi Lucheni est condamné à la réclusion à perpétuité. Il se lance dans la rédaction de ses mémoires. Le titre exact de son manuscrit est: Histoire d'un enfant abandonné, à la fin du XIXe siècle, racontée par lui-même. Tout ce qui lui est arrivé de négatif est à mettre en relation avec ce fait. Luigi Lucheni a été abandonné par sa mère à sa naissance. Il a été recueilli dans des hospices et des familles d'accueil, mais il estime que la société a manqué à ses devoirs. D'autre part, il a lu Les Misérables ou Sans Famille, mais il leur reproche d'enjoliver la réalité. Il a voulu témoigner pour tous les enfants abandonnés qui, en général, n'ont pas le courage de prendre la parole. En mars 1909, alors que Lucheni terminait la première partie de son récit commencé en 1907, ses cahiers disparaissent de sa cellule. Le prisonnier le prend fort mal. Cela correspond à un changement dans la direction de la prison de l'Evêché. Alexandre Perrin, plutôt débonnaire, est remplacé par Jean Fernex, nettement plus répressif. Lucheni passe de plus en plus de temps au cachot. Le cachot était une épouvantable punition, qui consistait à isoler un prisonnier de trois à dix jours dans l'obscurité la plus totale, dans un espace de trois mètres sur deux, avec deux portes très épaisses, afin qu'aucun bruit ne parvienne de l'extérieur. C'est dans ce cachot qu'on l'a retrouvé pendu, le 19 octobre 1910.
En prison, Lucheni a été profondément transformé. Lucheni a voulu expliquer au monde qui il était, d'où il venait. Mais ça n'était pas évident, parce que quand il est entré en prison, il baragouinait le français. Sa première ambition a été d'apprendre suffisamment le français pour pouvoir écrire ses souvenirs. Il a été aidé dans cette tâche par un philanthrope, Ernest Favre, qui était «visiteur honoraire des prisons». Favre a abordé le prisonnier avec le sentiment qu'on pouvait sauver son âme. Situation surprenante: d'un côté, la société genevoise a condamné Lucheni. «Qu'il soit voué à l'éternel oubli!», s'était écrié le procureur général Georges Navazza lors de son procès. Et d'un autre côté, elle lui délègue Ernest Favre. On ne pardonne pas mais on essaie de sauver son âme. Lucheni se met à lire. Aux livres édifiants proposés par Favre s'ajoutaient les romans du XIXe siècle et les encyclopédistes. En 1900, il dévore pas moins de cinquante livres!
Élisabeth et Lucheni étaient tous les deux des incompris. Quand on est incompris, le fait d'écrire, ça permet de remettre les pendules à l'heure. Lucheni a écrit ses cahiers, et quant à Élisabeth d'Autriche, on sait aujourd'hui qu'elle a laissé des centaines de poèmes, qui ont été récemment édités. Elle avait prévu que les revenus de cette publication iraient à l'enfance malheureuse. Aussi bien Lucheni qu'Élisabeth se définissent dans une vérité posthume. Il est difficile de faire un rapprochement entre deux personnages aussi dissemblables, mais ils avaient des points communs.
Le manuscrit largement commenté par Santon Cappon - dont le père a racheté les manuscits en 1938 - a été publié en 1998 chez Le Cherche midi éditeur.
Dans les années 1980, la tête de Luigi Lucheni conservée dans du formol est remise au musée d'anatomie pathologique de Vienne où elle est exposée jusqu'en 2000, lorsque ses restes sont inhumés au cimetière central de la ville.