B) Vers la baie d'Hudson: Des Groseilliers et Radisson (suite)
B.1) Introduction
Des Groseilliers et Radisson – qui avaient découvert dans les années 1650 les Grands Lacs et le commerce de fourrures – envisagèrent la possibilité de créer une compagnie privée qui puisse entreprendre le commerce des fourrures. Mais les démêlés avec les autorités françaises ainsi que le manque évident d'intérêt de la part de la France pour la baie d'Hudson firent échouer le projet. Louis XIV connaissait d'autres préoccupations plus sérieuses en Europe (cf. la lutte pour la suprématie maritime entre l'Angleterre et la Hollande) que la glaciale et lointaine baie d'Hudson.
Rappelons () qu’en 1660, au retour d’une expédition d’une année qui les avait conduits à l’ouest du lac Supérieur où Des Groseilliers et Radisson savaient qu’ils trouveraient des fourrures de qualité, l’accueil fut pour le moins bizarre… Radisson écrit :
« Nous arrivâmes enfin à Québec; (24 août 1660) l’on nous y salua de plusieurs salves des canons de la batterie du fort et des vaisseaux ancrés dans la rade. Ces vaisseaux seraient retournés allèges en France, si nous ne fussions pas venus »
Radisson
Malheureusement, leurs fourrures sont saisies et ils sont mis à l’amende pour avoir quitté la colonie sans la permission du gouverneur, Pierre Voyer d’Argenson. L’attitude du gouverneur, sévissant contre deux hommes qu’il a publiquement applaudis, n’est pas sans conséquence. Mais les deux hommes savent au fond d’eux-mêmes qu’au Nord, il y a avait une zone où les fourrures étaient abondantes…
B.2) Un secret à négocier
Des Groseilliers et Radisson n’ont révélé à personne ce qu’ils savent de la baie du Nord: «Nous voulions voir l’endroit avant d’en parler aux autres.» Le traitement que leur a infligé le gouverneur, qui leur refuse en outre la permission de repartir, offusque Des Groseilliers. En 1661, Des Groseilliers part en France où le ministre des Colonies lui fait des tas de compliments, mais il ne retire pourtant rien de cette rencontre. À La Rochelle, on lui fournit un voilier qui devrait pouvoir le conduire à la «Baie du Nord». Ce projet avorte et Des Groseilliers descend alors à Boston, s’associe à des armateurs et tente d’infructueux départs vers la «Baie du Nord».
À la fin de l’été 1665, Des Groseilliers et Radisson sont à Londres où ils rencontrent le roi d’Angleterre pour lui révéler ce qu’ils savent à propos des trésors potentiels de la Baie d’Hudson. Trois ans plus tard, ils guident les deux premiers navires anglais qui s’y dirigent. Celui de Radisson échoue, mais non celui de des Groseillers, le Nonsuch, qui emprunte le détroit d’Hudson, dépasse le Cap Diggs (Wolfenbuttel) et entre dans la Baie d’Hudson. Ayant traversé cette mer intérieure vers le sud, le navire atteint la Rivière Nemiscau (Rupert) le 29 septembre 1668. Au cours de l’hiver, les compagnons de des Groseillers jettent les bases du Fort Charles.
B.3) HBC, la Compagnie de la Baie d’Hudson
Création Les commerçants de fourrures français Médard Chouart des Groseillers et Pierre-Esprit Radisson sont les premiers à proposer la création d’une compagnie de traite pour atteindre l’intérieur du continent par la baie d’Hudson, et accéder plus facilement aux ressources de fourrures de ce territoire.
Rupert – le cousin du Roi – persuade le Roi Charles II d’Angleterre ainsi que plusieurs marchands et nobles de financer l’entreprise. Les premiers navires, le Eaglet et le Nonsuch, partent le 3 juin 1668 et la Charte Royale est proclamée le 2 mai 1670 marquant la fondation de la Compagnie de la Baie d’Hudson (HBC) sous le nom de «The Governor and Company of Adventurers of England, trading into Hudson’s Bay». Elle a trois buts principaux: l’exploitation des fourrures, la prospection de minéraux et la recherche du passage vers l’ouest – toujours ce rêve européen de rejoindre les Indes par l’ouest. Selon Marie de l’Incarnation, peu après son retour à Londres, «des Groseillers a reçu vingt mille écus de récompense du Roi qui l’a fait chevalier de la Jarretière, que l’on dit être une dignité fort honorable.» Le «Gouverneur et la compagnie d’aventuriers d’Angleterre faisant du commerce dans la Baie d’Hudson» reçoivent de larges pouvoirs, y compris le droit exclusif de traiter dans le territoire traversé par les rivières qui se déversent dans la Baie d’Hudson. Cette vaste région est nommée la Terre de Rupert.
Contrairement à la plupart des entreprises de traite, la HBC évolue en tant que compagnie par actions, avec une bureaucratie centralisée. Lors de la Cour générale annuelle (l’assemblée générale annuelle en termes modernes), les actionnaires élisent un gouverneur et un comité pour organiser les enchères de fourrures, commander des objets de commerce, embaucher des hommes et organiser le transport des marchandises. Le gouverneur et le comité basés à Londres établissent toutes les politiques de base mises en œuvre à la Terre de Rupert, fondant leurs décisions sur les rapports annuels, les journaux de bord des postes de traite et les livres de comptes fournis par les fonctionnaires en place dans la baie. La Cour générale nomme aussi un gouverneur pour agir en son nom dans la région de la baie. À la Terre de Rupert, chaque poste de traite est commandé par un facteur en chef (commerçant) et par son conseil d’officiers.
Peuples autochtones Après le trappage pendant l’automne et l’hiver, saisons où les peaux de castor sont de qualité optimale, les peuples autochtones se rendent aux postes de traite en été pour troquer les peaux contre des biens manufacturés tels que des outils en métal, des fusils, des textiles et des produits alimentaires. La couverture à points, désormais emblématique de la HBC, est l’un des biens échangés contre les fourrures. Souvent, les commerçants autochtones agissent en tant qu’intermédiaire, transportant les fourrures depuis les communautés plus éloignées, à l’intérieur des terres.
Afin de standardiser le commerce aux divers postes de traite, la HBC introduit le plue comme monnaie de la traite des fourrures. Toutes les fourrures et les biens manufacturés sont évalués selon cette norme, qui est l’équivalent d’une peau de castor mâle de premier choix.
La traite des fourrures a un impact important sur les peuples autochtones. En raison de leur implication dans la traite des fourrures, plusieurs abandonnent leur mode de vie et leur économie traditionnels et ils deviennent dépendants des biens manufacturés et des produits alimentaires européens pour leur survie. Beaucoup d’entre eux quittent également leur territoire traditionnel en quête d’animaux à fourrure, ainsi que pour obtenir une meilleure position dans la traite. Ce déplacement des gens et la compétition pour les biens européens mènent à des conflits entre les peuples autochtones. L’arrivée des Européens introduit également des maladies comme la variole, qui dévaste les populations autochtones.
B.4) La volte-face
La même année, Médard Chouart des Groseilliers retourne à la baie d’Hudson. En Nouvelle-France, la rumeur court que des navires étrangers s’y trouvent. Le 10 novembre, l’intendant français Jean Talon écrit au ministre des Colonies:
« Après avoir bien examiné toutes les nations qui auraient pu être atteindre ce lieu bien au nord, il s’avère qu’il s’agit de l’Angleterre et que l’expédition a été conduite par un dénommé DesGrozeliers, autrefois habitant du Canada francophone. »
Jean Talon - Intendant français
Quelques semaines après la création par les Anglais de la Compagnie de la Baie d’Hudson, Radisson navigue dans la Baie d’Hudson jusqu’à l’embouchure de la rivière Nelson. Les quatre années qui suivent sont constituées d’allers et de retours entre l’Angleterre et la baie. À Londres, vers la fin de l’année 1674, Radisson et des Groseilliers rencontrent un Français, le jésuite Charles Albanel, qui provenait de la zone de rivière Rupert. C’est lui qui les aurait persuadés d’opérer un retour dans le giron de la France. Les raisons de cette volte-face sont obscures, mais tout indique que les deux hommes avaient livré l’essentiel de leur savoir et que la Compagnie de la Baie d’Hudson les traitait alors avec désinvolture.
En France, on recommande aux deux hommes de retourner au Canada et de s’y entendre avec les autorités françaises sur les moyens à prendre pour faire flotter la bannière française à la Baie d’Hudson. Froidement reçus par le gouverneur Frontenac qui réserve son attention aux explorations menées du côté des Grands Lacs et du Mississippi, les aventuriers réorientent leur carrière. De retour en France, Radisson revoit Charles Aubert de La Chesnaye, qu’il a rencontré deux ans plus tôt et qu’il a convaincu de s’intéresser à la Baie d’Hudson. Aubert de La Chesnaye est mûr pour créer la Compagnie du Nord ou Compagnie française de la Baie d’Hudson (voir ) qui lui permettra, ainsi qu’à ses associés, de contrôler le marché des fourrures de la Bbaie d’Hudson. Au mois d’août 1682, Radisson et Des Groseilliers conduisent deux navires de cette nouvelle Compagnie française jusqu’à la rivière Monsoni (Hayes), à l’extrême sud de la Baie James. Ils arrachent Port Nelson aux Anglais, s’emparent d’un navire originaire de Boston et ramènent une impressionnante cargaison de fourrures. S’étant vus refuser le juste paiement de leur contribution, les deux hommes abandonnent. Des Groseilliers rentre dans l’ombre. Radisson met le cap sur la France et, de là, sur l’Angleterre.
B.5) Nouveau retournement de veste
Arrivé en Angleterre au début du mois de mai 1684, Radisson reprend du service auprès de l’Anglaise Compagnie de la Baie d’Hudson. Quinze jours plus tard, il navigue vers la Baie d’Hudson. Le Happy Return jette l’ancre près de Port-Nelson qui cesse bientôt d’être français. Il se rend à la rivière Hayes où il persuade son neveu, Médard Chouart, et les Assiniboines de se ranger du côté de l’Angleterre. Il vide les entrepôts et emporte avec lui les fourrures appartenant aux Français…
En 1686, la Nouvelle-France confiait au chevalier Pierre de Troyes la mission de reprendre les forts de la baie d’Hudson et de capturer Pierre-Esprit Radisson qui y séjournait alors. Au mois de mars de l’année suivante, Louis XIV adressait aux autorités de la colonie un message montrant que la France avait enfin compris «le mal que le nommé Radisson a fait à la colonie et celui qu’il serait capable de faire s’il restait plus longtemps parmi les Anglais […]» Devenu citoyen anglais en 1687, Radisson mourut en 1710 dans un état voisin de la pauvreté. Il s’était marié trois fois et avait eu au moins neuf enfants.
Pierre-Esprit Radisson a été sévèrement jugé par ceux qui ne lui pardonnent pas d’avoir guidé l’Angleterre vers le nord de la Nouvelle-France et, ce faisant, d’avoir contribué à affaiblir la position de la France en Amérique du Nord.