Rabbi Sudak est retourné à la Lakewood Academy samedi. Les passagers du dernier avion à Glenwood étaient en route pour l’aéroport. Puisque Rabbi Sudak et Baila Hecht et sa fille, Esther, se sentaient à l’aise à l’école, les responsables de Lakewood ont décidé de garder le refuge ouvert samedi, même si c’était seulement pour trois personnes.
Pour la première fois depuis des jours, l’école était calme. Eithne Smith, l’enseignante qui avait aidé à organiser des repas casher apportés à l’école mercredi, était assise avec Rabbi Sudak dans le bureau de l’école lorsque le fax a commencé à s’agiter. Eithne a récupéré le message. Il provenait de Werner Kolb, l’un des passagers du vol 61 de Norwest Airlines – initialement prévu pour voler d’Amsterdam à New York. Kolb venait de rentrer chez lui aux Pays-Bas et envoyait un message de remerciement à tous ceux qui à l’école s’étaient occupés de lui.
« Il m’est impossible de vous dire ce que j’ai ressenti pendant mon séjour chez vous. Je n’ai été traité de la même manière qu’une seule fois. C’était quand j’étais enfant. Lors de la libération en Hollande en 1945. Vous, merveilleux Canadiens, n’avez pas changé. »
Werner Kolb - passager du vol 61 de Norwest Airlines
Eithne sentit ses mains trembler en lisant la note. Après quatre longues journées, elle était épuisée et le message de Werner Kolb la remplit d’émotion. Elle se mit à pleurer et Rabbi Sudak lui parla d’un ton réconfortant. Il lui a dit que la générosité dont elle et d’autres membres de l’école avaient fait preuve serait dans les souvenirs de tous, pendant très longtemps. Leurs actions ne consistaient pas seulement à accueillir des passagers dont les vols avaient été déroutés. Les Terre-Neuviens avaient fourni un refuge bienveillant à des centaines de personnes à un moment où elles étaient effrayées et loin de chez elles. Ils ont tout fait pour que les passagers se sentent en sécurité quand le monde autour d’eux ne l’était pas.
Eithne, une fois encore aurait voulu l’étreindre, placer ses bras autour de lui, le serrer et partager sa force, mais elle se souvenait que c’était interdit, alors elle l’a remercié tout simplement.
Dans l’après-midi, un homme de Gander est venu rendre visite au rabbin. Il avait au moins 70 ans et était partiellement aveugle. Il se déplaçait difficilement et il n’était pas en bonne santé. Il s’appelait Eddie Brake.
Bien qu’il ait vécu à Gander pendant 40 ans et qu’il soit un commerçant bien connu dans la ville, très peu de gens savaient qu’il était juif. C’était un secret qu’il gardait depuis très longtemps. Même sa femme, avec qui il était marié depuis 45 ans, n’avait découvert sa vraie foi religieuse que dix ans auparavant quand il avait finalement craqué et lui avait avoué. Ils avaient élevé sept enfants, tous catholiques comme leur mère.
Cette personne connue à Terre-Neuve sous le nom d’Eddie Brake était née en Pologne en 1929 ou 1930, il n’était pas sûr de l’année exacte. Il ne connaissait pas le prénom que ses parents lui avaient donné à la naissance ni, d’ailleurs, son vrai nom de famille. Il savait seulement qu’ils étaient juifs, et qu’avant le début de la Seconde Guerre mondiale, ils avaient payé pour le faire sortir clandestinement de Pologne pour gagner l’Angleterre. La seule chose précise, dont Brake se souvenait d’avant son départ de Pologne, s’est d’avoir été attaqué et battu dans la rue. Sa famille vivait sous une menace constante parce qu’ils étaient juifs.
Lorsqu’il avait quitté la Pologne, il n’avait que sept ou huit ans. Il avait été adopté par une famille anglaise qui s’est installée à Terre-Neuve en 1936. Il a grandi à Corner Brook, une ville à l’extrémité Ouest de l’île, et on lui a ordonné de ne jamais dire à personne que ses parents biologiques étaient juifs. Chaque fois qu’il posait des questions sur le fait d’être juif, ses parents adoptifs devenaient furieux, voire violents envers lui, et c’est ainsi qu’il a commencé sa vie secrète en tant que Juif.
La venue de Rabbi Sudak sur l’île attisa pour Eddie Brake de vieux sentiments, lui dont la fin de vie approchait… Quand il était arrivé à la Lakewood Academy le mercredi, le rabbin avait demandé s’il y avait des Juifs dans la région. S’il y en avait, il aurait aimé les rencontrer. On ne sait comment ce message est parvenu à Eddie Brake. Ce dernier avait peur de parler au rabbin, car il savait que sa famille n’aimait pas quand il parlait de son passé, et que sa femme catholique était encore un peu rancunière qu’il lui ait cette vérité pendant 45 ans. Mais pourtant, Eddie Brake a ressenti que le moment était venu. Depuis son arrivée à Terre-Neuve en 1936, il n’était jamais entré dans une synagogue ou n’avait parlé à un rabbin.
Sur le chemin de Lakewood, il a pensé à ce qu’il allait dire et jusqu’à quel niveau de vérité il allait aller. Une fois assis autour d’une table avec le rabbin Sudak et Baila Hecht et quelques enseignants, il a compris qu’il fallait se confier complètement. Bien qu’il n’en soit pas certain, il croyait que ses parents, ainsi que ses frères et sœurs, avaient été arrêtés par les nazis après l’invasion de la Pologne et emmenés dans les camps, où ils étaient morts. Eddie Brake baissa la tête et demanda au rabbin de passer ses doigts sur l’arrière de son crâne. Le rabbin pouvait y sentir des bosses et des fosses. Brake expliqua qu’elles étaient des résidus de coups assénés pas la police en Pologne avant que ses parents ne l’expatrient à Terre-Neuve. Il avait aussi d’autres rappels: des cicatrices sur le dos et sur les pieds. Il enleva ses chaussures pour que le rabbin puisse voir.
Eddie Brake leur confia qu’il était venu à Terre-Neuve où il avait été élevé dans une maison où il était interdit de parler de judaïsme, une peur qui l’a poursuivi toute sa vie d’adulte. Si ses beaux-parents réagissaient si violemment au fait qu’il soit juif, comment réagiraient les autres s’ils savaient? Il a décidé qu’il valait mieux ne jamais parler de son passé. Dix ans auparavant, il l’avait avoué à sa femme et à ses enfants parce qu’il ne pouvait plus garder ce lourd secret.
Malgré le secret, Eddie avoua au rabbin qu’au fond de lui-même, il n’avait jamais cessé de se considérer comme un juif. Il a montré au rabbin son bâton de marche. Sur la poignée était gravée une petite étoile de David. Certaines nuits, il se réveillait à trois heures du matin, entendant dans sa tête la musique religieuse de son enfance polonaise. Quelques jours auparavant, sa mère lui était apparue dans ses rêves.
Brake était resté très calme alors qu’il racontait pour la première fois l’histoire de sa vie. Il était heureux qu’après cet échange, il puisse être sûr que son histoire ne serait pas perdue à sa mort. Rabbi Sudak et Baila Hecht ont été touchés par le récit d’Eddie Brake. Ils lui ont conseillé de raconter son histoire à plus de gens. Ils l’ont encouragé à visiter les écoles, comme celle où ils se trouvent maintenant, et à parler aux enfants de l’Holocauste et de l’antisémitisme. Avec si peu de Juifs à Terre-Neuve, ont-ils soutenu, il était essentiel qu’il se présente et donne un exemple vivant pour réfuter ceux qui aujourd’hui niaient que des événements comme l’Holocauste n’aient jamais eu lieu.
Brake a entendu leurs souhaits. Sa famille, cependant, ne voulait pas qu’il parle. Ils voulaient qu’il laisse le passé tranquille. Brake n’était pas du genre à attirer l’attention sur lui. «Je suis une personne secrète», disait-il. Mais il avait besoin de le dire à quelqu’un. Et maintenant qu’il avait parlé au rabbin, il s’est senti libéré d’un poids. Après presque deux heures, il était temps pour Brake de rentrer à la maison, de retrouver sa femme. Il remercia le rabbin et Hecht de l’avoir écouté, il prit sa canne avec la petite étoile de David et sortit lentement de la porte en traînant les pieds.
Voyant Eddie Brake sortir de la pièce, Rabbi Sudak cessa de se demander pourquoi il s’était retrouvé à Terre-Neuve.