L’équipage du Vol 400 de la Lufthansa séjournait à l’hôtel Sinbad. Ils n’avaient pas grand-chose à faire. Le capitaine Reinhard Knoth divisa son équipage en deux groupes. Le premier devait s’assurer que l’avion serait prêt à décoller dès qu’on leur donnerait l’autorisation de partir: ils devaient s’assurer que l’avion soit propre, qu’il y ait de la nourriture et de l’eau à bord, et que les travailleurs au sol de l’aéroport Gander recevraient toute l’aide dont ils avaient besoin. Le deuxième groupe avait pour mission de s’assurer que les passagers allaient bien et étaient bien traités. Le capitaine Knoth s’est placé dans ce deuxième groupe.
Knoth éprouvait un profond sentiment de responsabilité envers ses passagers. Qu’il ait fallu six heures ou six jours pour les transporter de Francfort à New York, ils restaient toujours ses passagers et il devait s’en occuper.
Chaque matin, il partait de son hôtel pour se rendre à pied au Gander Collegiate, l’école secondaire où séjournaient les passagers de son vol. Knoth ne s’inquiétait pas de marcher, le temps était magnifique, et cela lui donnait du temps pour réfléchir. Enfin, si les gens de Gander n’avaient pas été aussi amicaux: Knoth ne marchait pas plus de deux ou trois pâtés de maisons avant que l’un des habitants de la ville ne s’arrête à côté de lui et ne lui propose de le conduire où qu’il aille. Il en allait de même lorsqu’il rentrait à pied de l’école à l’hôtel.
Lors de ses visites à l’école, la première question que chaque passager lui posait était systématiquement: «Quand partons-nous?» Il aurait bien voulu le savoir lui-même. Tout ce qu’il pouvait leur dire, c’était qu’ils devaient se tenir prêts à partir pour l’aéroport à tout moment.
En fait, le Capitaine Knoth a passé la plupart de son temps à l’école. Il aimait non seulement ses passagers, mais aussi ceux qui travaillaient à l’école. Il aimait particulièrement le directeur, Jim Pittman. Les deux hommes ont longuement parlé de la vie à Gander et de la vie en Allemagne. Bien que l’école était bondée de gens, Knoth a trouvé que l’ambiance était détendue. Le moral des passagers est resté bon, et bien qu’ils aspiraient à être à la maison avec leurs proches, ils étaient déterminés à tirer le meilleur parti de la situation.
L’ambiance était fort différente à l’hôtel. L’idée que des avions puissent être détournés et utilisés comme armes, en les transformant, en fait, en missiles, était particulièrement difficile à supporter pour des personnes dont l’outil de travail était ces avions. Certains pilotes et membres d’équipage se sont tout simplement refermés sur eux-mêmes, sans communiquer avec personne. D’autres ont essayé de trouver des moyens de rester occupés. À l’hôtel Sinbad, un copilote de l’un des vols de Delta Airlines a pris possession d’une salle de conférence et l’a approvisionnée en alcool. Il l’a baptisée «The Crew Lounge». Chaque soir, le «Lounge» ouvrait, donnant aux personnels des différentes compagnies aériennes une chance de se rencontrer et de se confier sans aucun regard extérieur. Ce n’était pas qu’ils voulaient être asociaux, mais il était important pour beaucoup d’entre eux que les passagers ne puissent pas savoir ce qu’ils traversaient. Une sorte de pudeur…
À l’intérieur du «Lounge», le Capitaine Knoth observa ses collègues. Certains étaient en colère, d’autres effrayés ou déprimés. Certains étaient physiquement épuisés, tandis que d’autres étaient juste déchirés émotionnellement. Et ce n’était pas lié au fait que l’un ou l’autre ait pu connaître personnellement un des membres des équipages des avions détournés. Tout ce qu’ils savaient, c’est que cela aurait pu tout aussi bien être eux.
Mais il n’y avait pas deux réactions identiques. Certains membres d’équipage se sont comportés comme s’ils étaient en vacances dans un camp pour échangistes. D’autres ont fait des blagues inappropriées sur la tragédie. Et la grande majorité, comme le Capitaine Knoth, est restée professionnelle en s’occupant à sa manière de ses passagers.
Le Capitaine Knoth était particulièrement préoccupé par un des jeunes membres de son équipage. Le vol qui avait été dérouté vers Gander était son premier vol pour les États-Unis et il semblait profondément intimidé par les événements. Knoth a essayé de l’approcher, mais il a refusé d’en parler. Pendant longtemps, il s’est enfermé dans un mutisme total.
Pour dire la vérité, il y avait une véritable angoisse au sein des équipages, surtout au moment où on leur annonçait que leur vol serait le prochain à partir. Les rumeurs couraient que les autorités canadiennes se méfiaient de certains des passagers, mais que comme elles n’avaient pas assez de preuves, elles ne pouvaient les empêcher d’embarquer dans les avions. La question lancinante était de savoir si des terroristes se trouvaient encore dans les avions que l’opération «Yellow Ribbon – Tuban Jaune» avait forcés à atterrir. Et si, une fois les avions autorisés à redécoller, certains d’entre eux n’allaient pas être détournés et poursuivre les actions du 11 septembre.
Certains agents de bord menaçaient de ne pas prendre l’avion si certains passagers du Moyen-Orient étaient autorisés à bord des avions. Les représentants de la gendarmerie canadienne ont souvent dû assurer aux équipages de conduite qu’un passager en particulier n’était pas une menace.
Les craintes ne se limitaient pas aux passagers d’origine arabe. Les habitants de Gambo avaient déposé une longue bande de papier brun d’un mètre sur trois pour que les passagers puissent signer et écrire des commentaires avant de partir. Plusieurs passagers se sont inquiétés lorsqu’ils ont remarqué que quelqu’un avait écrit: «Yahoo, Osama bin Laden. Looks good on you.» Personne n’était tout à fait sûr de la signification de ces mots, mais il semblait que la personne se réjouissait de l’attaque terroriste. Les autorités municipales ont appelé la police et plusieurs agents de la Gendarmerie sont arrivés pour mener l’enquête. Rassemblant tous les passagers dans une même pièce, les gendarmes ont demandé si quelqu’un savait qui avait écrit cette phrase. Très vite, un passager du Vol 29 de Continental AIrlines, qui allait de Londres à Newark, a admis que c’était lui. Le jeune homme venait d’Irlande et il a dit que les gens avaient mal compris ce qu’il voulait dire. Il ne l’avait pas écrit comme un soutien à ben Laden, mais affirmait plutôt qu’il semblait être le seul responsable. Selon son auteur, ce message se voulait comme une façon ironique de "remercier" ben Laden pour avoir fait aux passagers le cadeau de la gentillesse terre-neuvienne.
Peu importe les intentions réelles du passager, écrire un tel message était vraiment une chose totalement stupide et personne n’a trouvé cela drôle. Pour sa propre sécurité, les fonctionnaires de Gambo ont tenu l’homme séparé des autres passagers, car certains étaient suffisamment énervés que pour s’en prendre à lui. Au-delà du caractère douteux du message, certains passagers du Vol Continental ont été persuadés que cet incident postposerait le redécollage de leur avion.
Lorsque l’équipage du Vol 29 de Continental 29 a été informé qu’ils pouvaient quitter Gander, le pilote a déclaré qu’il n’accepterait pas à ce passager de revenir dans son avion. La Gendarmerie canadienne a assuré à l’équipage que l’homme ne mettait pas en danger le vol. Alors que l’avion se préparait à partir, le pilote a déclaré qu’il autoriserait l’homme à embarquer dans son avion à une seule condition: il exigeait qu’il soit menotté pendant toute la durée du vol. Les gendarmes ont rétorqué au pilote et à l’équipage qu’ils n’avaient pas le pouvoir légal de menotter l’homme; il n’avait commis aucun crime. À ce moment-là, l’Irlandais se sentait très embarrassé. Il a dit au pilote et aux gendarmes qu’il acceptait d’être menotté pour pouvoir monter à bord de l’avion. Comme tout le monde, il voulait simplement rentrer chez lui. Lorsque l’homme a été amené à bord de l’avion, les autres passagers se sont moqués de lui. À la dernière minute, le pilote a cédé et il a dit à l’homme que tant qu’il restait silencieux et ne dérangeait personne, il ne serait pas menotté. L’homme l’a remercié et le vol s’est déroulé sans aucun problème. Il s’est assis tranquillement (et humblement) à l’arrière de l’avion et est resté silencieux jusqu’à Newark.