Ce n’est qu’à 18h40 que le premier vol a été autorisé à débarquer, une fois l’aéroport prêt à traiter les passagers. Il a été décidé que l’on traiterait avion par avion. Ils ont commencé avec les vols stationnés le plus près de l’aérogare. On a invité les passagers du Vol 75 de Virgin Atlantic à quitter leur avion en prenant leurs effets personnels et tout oreiller ou couverture qu’ils avaient sous la main. On leur a aussi signalé qu’ils n’auraient pas accès à leurs éventuels bagages dans les soutes de l’avion, et ce pour des raisons de sécurité.
Les membres d’équipage furent escortés jusqu’au salon VIP de l’aéroport pour un traitement distinct de leurs passagers. Tous les avions allaient suivre la même procédure. Les uns après les autres. Pendant de très longues heures…
Dès la descente de leur avion, les passagers étaient encadrés par un cordon de soldats jusqu’à l’aérogare. Une fois à l’intérieur, ils passaient par un contrôle de sécurité scrupuleux: détecteur de métaux puis fouilles corporelles et des bagages à main. Ils enchaînaient ensuite par un contrôle des passeports par le service des douanes. Une fois ces deux contrôles réussis – toujours dans la zone sécurisée – ils étaient accueillis par des membres de la Croix-Rouge et une vingtaine de bénévoles, leur proposant des boissons et des aliments chauds. Il s’agissait de dons du Subway local, du poulet frit, de la pizza, des fruits frais, de l’eau en bouteilles, des sodas, et une multitude de sandwichs faits sur place par les bénévoles. Le propriétaire du petit pub-restaurant de l’aérogare a offert toute la nourriture et les boissons qu’il avait en stock.
Les magasins locaux ont donné des milliers de dollars d’articles. O’Brien, le pharmacien, a coordonné avec toutes les autres pharmacies de la région pour fournir tous les articles de toilette dont les passagers pourraient avoir besoin, dont 4.000 brosses à dents!
À cet endroit, les passagers pouvaient aussi parler à des médecins et des pharmaciens de tout problème médical nécessitant une attention immédiate: de nombreux passagers avaient laissé leurs médicaments dans leurs bagages, bloqués dans les soutes. Des pharmaciens de Gander, dépêchés d’urgence à l’aéroport, ont été autorisés à rédiger des ordonnances, ayant souvent à déchiffrer les médicaments d’autres pays sous des noms et des dosages inconnus… On a ensuite demandé aux passagers de passer par une équipe de travailleurs sociaux, une «équipe de gestion du stress critique», pour voir s’ils avaient besoin d’aide émotionnelle. Mais l’aéroport a aussi pris des dispositions pour que des membres du clergé soient disponibles dans la zone d’enregistrement, ici aussi pour apporter des réponses au stress de certains passagers. Il leur a été demandé de ne pas aborder les passagers, mais seulement de leur répondre s’ils s’approchaient d’eux.
Des bénévoles de la Croix-Rouge recueillaient ensuite les informations de base concernant ces passagers, les consignant sur des feuilles de papier. Ils regroupaient les informations par avion et par famille. Les formulaires de chaque vol ont été placés dans une boîte. Chaque avion devait avoir sa propre boîte, car ce serait la seule façon de rassembler les listes de passagers, avion par avion. Il y eut donc 38 boîtes qui, pour l’anecdote, étaient des boîtes vides de Timbits fournies par le gérant du Tim Horton local, dont nous avons déjà parlé. Tout cela nous montre à quel point la débrouillardise a été essentielle pour mener à bien cette opération totalement improvisée.
Tard dans la soirée, l’aéroport de Gander ressemblait à une scène de chaos gérée avec soin avec des files improvisées pour l’enregistrement, des files d'attente pour les fournitures alimentaires et des arrivées de passagers en désordre, mais dynamiques.
Tout ceci a été magnifiquement organisé et géré par la bonne volonté de centaines d’habitants de Gander et des environs.
Tout, à deux exceptions près. Dans un premier temps, les écrans de télévision de l’aéroport diffusaient les images des chaînes d’information en continu, mais les images horribles de ce matin-là, rejouées en boucle, comme une tragédie apparemment sans fin, se sont révélées bouleversantes pour les passagers. En plus, la plupart d’entre eux restaient figés devant ces écrans, ralentissant ainsi les files d’enregistrement. «Éteignez-les!» cria un fonctionnaire.
Il y eut un autre problème: il y avait des téléphones publics dans l’aérogare. Les passagers ont commencé à faire la queue pour passer des appels, ce qui a retardé le processus d’inscription. Pour arrêter cela, un employé de la compagnie de téléphone a demandé à l’aéroport de préparer une affiche «Out of Order» et de l’afficher sur les téléphones. C’était plus facile que de les déconnecter du réseau.
Ce n’est qu’après l’enregistrement de l’ensemble des passagers d’un vol que ceux-ci étaient conduits vers une navette scolaire. Une fois que la destination de l’autobus était connue, elle était indiquée sur la «boîte Timbits» de ce vol. À ce moment-là aussi, le chef des pompiers appelait l’abri désigné pour prévenir que leurs passagers étaient en route…
Pour donner aux diverses écoles et églises plus de temps pour se préparer à accueillir des passagers pour la nuit – elles récoltaient toutes des couvertures, des matelas, des serviettes et d’autres fournitures – la ville a envoyé le premier vol dans un camp d’été de l’Armée du Salut, le second dans un camp anglican. C’était juste à la fin de la saison de camping, donc ces camps étaient encore utilisables et disposaient du personnel pour gérer une arrivée de passagers.
Les passagers suivants ont ensuite été envoyés dans des écoles, des églises et des clubs philanthropiques à Gander, puis à Appleton, Glenwood, Norris Arm, Lewisporte et Gambo. Les plus grandes installations ont été utilisées pour les plus gros vols. Dans certains endroits, les passagers devaient à nouveau s’inscrire lorsqu’ils arrivaient dans leur refuge, mais, dans tous les cas, on leur demandait de signer un papier s’ils déménageaient. Cela avait pour seul but de savoir localiser à tout moment chacun des 6.595 passagers.
L’hôpital de Gander s’est assuré qu’une personne ayant reçu une formation médicale se trouve dans chaque refuge et que des pharmaciens soient disponibles pour offrir un service 24 heures sur 24.
Bien que les passagers aient été autorisés à débarquer avec leurs bagages à main, il était possible que certains aient délibérément laissé des objets sur l’avion. Les services de police ont donc entrepris une fouille avancée des cabines des 38 avions, ne sachant pas très bien ce qu’ils cherchaient… Pour être sûrs, on demanda aussi à certains équipages de checker les cabines de leurs avions.
Dans l’aérogare, la finalisation du traitement des 337 passagers du premier vol a pris près de trois heures. À ce rythme-là, il faudrait près de trois jours pour gérer le débarquement de tous les passagers! Puis, l’expérience venant, petit à petit, le délai a été réduit à environ 45 minutes pour 300 passagers. Des Dillon, un des responsables de la Croix-Rouge, se souvient qu’en regardant les passagers se déplacer dans le terminal, il a été très étonné de leur comportement. Personne n’était grincheux ou ne se plaignait. Ils semblaient tous de bonne humeur. Sans téléviseurs ni téléphones pour les distraire, il n’y avait plus de retards inutiles.
Sauf un seul… Un bénévole avait remarqué une grande carte du monde sur le mur et, avec un marqueur brut, il a dessiné une flèche pointant vers Gander. Il a écrit à côté
YOU ARE HERE !
VOUS ÊTES ICI !
Les passagers épuisés s’arrêtaient et regardaient la carte pendant plusieurs minutes, essayant de reprendre leurs repères.
Au moment où l’horloge murale de l’aéroport — signalant aussi les heures de Montréal/New York et Moscou — avait atteint minuit, marquant la fin symbolique de ce funeste 11 septembre, le premier convoi d’autobus scolaires a commencé à transporter ces voyageurs égarés vers les auditoriums scolaires, les sous-sols d’églises et les centres communautaires remplis de lits de camp, de palettes, de sacs de couchage et de rouleaux de lit.
Au total, cette opération de débarquement des passagers va durer plus de 24 heures… Les équipes au sol de l’aéroport de Gander continuaient à fournir des boissons et de la nourriture aux passagers qui n’avaient pas eu la chance de débarquer.
Très longtemps, nombreux sont ceux qui pensaient que la majorité des avions repartirait le 12 septembre. Personne n’imaginait que ce serait le 16 septembre!