Entre 1635 et 1760, plus de 300.000 Français ont quitté la France pour les colonies, mais la plupart ont préféré les Antilles ou ce qu'on appelait alors les «Indes occidentales» (Martinique, Guadeloupe, Dominique, Sainte-Lucie, Saint-Domingue, Guyane, etc.). Par exemple, alors que 7.000 émigrants français sont arrivés aux Antilles entre 1635 et 1642, seulement 2.400 Français avaient choisi le Canada entre 1632 et 1644. Plus tard, entre 1749 et 1763, le port de La Rochelle enregistra en moyenne quelque 98 départs annuels de navires pour les Antilles, mais seulement 16 pour le Canada et 14 pour la Louisiane. En 1663, on comptait 8.000 Français aux Antilles, mais seulement 2.500 au Canada.
A) Le déficit démographique
Entre 1635 et 1760, plus de 300.000 Britanniques (Anglais, Écossais, Gallois et Irlandais) ont quitté la Grande-Bretagne pour la seule Amérique du Nord. Par ailleurs, les deux tiers des Français sont repartis en France après quelques années, alors que plus de 90% des colons anglais sont restés en Nouvelle-Angleterre. Un sujet britannique sur six vivait dans les colonies, contre un sujet français sur 300! De son côté, le ministre Colbert a toujours cru naïvement que pour peupler le Canada il fallait dépeupler la France! Voici ce qu'il écrivait à l'intendant Jean Talon:
« Le Roi ne peut convenir de tout le raisonnement que vous faites sur les moyens de former au Canada un grand et puissant État, y trouvant divers obstacles qui ne sauraient être surmontés que par un très long espace de temps, parce que quand même il n'aurait pas d'autre affaire, et qu'il pourrait employer, et son application, et sa puissance à celle-là, il ne serait pas de la prudence de dépeupler son Royaume comme il faudrait faire pour peupler le Canada. »
«Correspondance entre la cour et l'intendant Talon» - Jean Talon - 5 janvier 1666
Pour le ministre Colbert, la population est comme la monnaie: elle ne doit sortir du royaume que le moins possible. On ignore sur quelles données précises reposait cette idéologie, puisque l'exemple britannique démontre que ce raisonnement était erroné: l'Angleterre ne semble pas avoir beaucoup souffert de l'émigration d'une partie de ses ressortissants vers l'Amérique. Si, au cours du règne de Louis XIV (1661-1715), la France n'avait envoyé chaque année que 500 émigrants au Canada, la population aurait atteint en 1760 plus de 500.000 habitants, de quoi tenir tête aux Britanniques! Il aurait sans doute fallu une série de cataclysmes en France ou de vastes opérations de racolage manu militari étendues sur plusieurs années pour drainer un grand nombre d'émigrants vers la lointaine Nouvelle-France (Acadie, Canada, Plaisance, Louisiane et Louisbourg). À cette époque, on croyait (sans aucune preuve) qu'il y avait plus de Français à l'étranger que d'étrangers en France. Toute la politique coloniale de peuplement se résume en ces quelques lignes du ministre Colbert et elle vaudra pour toute l'histoire de la Nouvelle-France:
« Vous connaîtrez assez par ce discours que le véritable moyen de fortifier cette colonie est d'y faire régner la justice, d'y établir une bonne police, de bien conserver les habitants, de leur procurer la paix, le repos et l'abondance, et de les aguerrir contre toutes sortes d'ennemis, parce que toutes ces choses, qui sont les bases et les fondements de tous les établissements, étant bien observées, le pays se peuplera insensiblement, et avec la succession d'un temps raisonnable, pourra devenir fort considérable, d'autant plus qu'à proportion que Sa Majesté aura plus ou moins d'affaires au dedans de son royaume, elle lui donnera les assistances qui seront en son pouvoir. »
Colbert
Beaucoup de Français à l'époque croyaient que les colonies lointaines étaient une cause d'affaiblissement pour la mère-patrie. Or, la Nouvelle-France ne constituait qu'une toute petite pièce sur l'échiquier politique de Louis XIV. La colonie du Canada ne devait compter que sur elle-même pour se peupler. L'objectif de la France était de limiter l'émigration tout en favorisant l'accroissement de la population, une politique contraire à celle suivie par l'Angleterre. La politique française de peuplement ne changea pas d'un iota durant tout le Régime français: le peuplement de la Nouvelle-France ne devait se faire aux dépens de la Métropole. Il s'agissait donc d'un expansionnisme contrôlé reposant sur quatre principes fondamentaux:
- l'assimilation religieuse et culturelle des «Sauvages»
- la conversion volontaire des soldats en colons défricheurs
- l'émigration d'hommes et de femmes dûment identifiés de la colonie
- l'augmentation naturelle de la population grâce à une politique des mariages
Les mariages entre les jeunes gens furent encouragés: l'âge des filles fut fixé à 14 ans, celui des garçons à 16 ans. En France, les hommes se mariaient généralement à 27 ou 28 ans en moyenne, et à 25 ou 26 pour les filles. Toutefois, en Nouvelle-France, l'accroissement démographique par l'augmentation des naissances avait ses limites. Si plusieurs mesures mineures, surtout à partir de 1663, n'étaient venues redresser la situation, on n'aurait probablement jamais parlé de la Nouvelle-France par la suite. Considérée en elle-même, la Nouvelle-France avait fait un progrès remarquable entre 1663 et 1754: l'Acadie française comptait 10.000 habitants, le Canada 55.000 et après 1713 Louisbourg 4.000 (incluant l'île Saint-Jean). Le recensement officiel de la lointaine Louisiane en date de 1735 révélait que la colonie comptait 2.450 Français et 4.225 esclaves noirs, pour un total de 6.675 habitants; selon les historiens, ces chiffres, qui ne tiennent pas compte des militaires (environ un millier d'hommes), seraient inexacts et certainement en deçà de la réalité démographique.
D'une étendue démesurée, l'empire français d'Amérique du Nord était bien fragile, puisqu'il était à peine habité le long des rives du Saint-Laurent et des côtes acadiennes et terre-neuviennes (colonie de Plaisance), sans oublier la lointaine Louisiane. De fait, en 1698, 15.965 individus sont recensés dans les gouvernements de Québec, de Montréal et des Trois-Rivières, seulement 814 dans la péninsule acadienne et moins de 200 dans la région de Plaisance sur l'île de Terre-Neuve. Or, en 1700, cet «empire» de quelque 16.500 habitants d'origine européenne devait faire face à douze (puis treize) colonies britanniques en pleine croissance démographique et économique, lesquelles comptaient plus de 250.000 habitants en 1700. Quoi qu'il en soit, le déficit démographique entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre entraînera en grande partie la perte de l'Amérique française, mais aussi l'incompétence de certains officiers français et la quasi-indifférence de la France.
Les dimensions considérables d'une Nouvelle-France inoccupée constituaient un casse-tête en soi. Que faire d'une telle coquille vide? L'intendant Talon avait écrit à Colbert en 1672 que la Nouvelle-France pouvait «devenir un jour un Royaume très considérable» si le roi le voulait. Mais un État autosuffisant capable d'en imposer aurait nui à sa gloire! C'est pourquoi Louis XIV se disculpait ainsi le 17 juin 1712: «C'est en party la fainéantise et la paresse des habitans qui empeschent cette colonie d'estre peuplée come elle devroit l'être.» Non seulement Louis le Grand a sous-évalué les besoins de sa colonie en hommes et en femmes face à l'avance prise par les colonies rivales de la Nouvelle-Angleterre, mais il a surévalué l'aide financière qu'il lui a apportée, lui qui n'hésitait pas à dépenser sans compter pour son palais de Versailles et ses guerres européennes, pour se montrer chiche à l'endroit de ses colonies. Comme le pays était souvent en guerre et que Louis XIV partait avec le Trésor pour soutenir son armée, la réduction permanente des dépenses était de mise pour les colonies.